L'évolution de la délinquance juvénile en France Laurent MUCCHIELLI * Contrairement à ce que l'on pourrait croire à l'écoute d'un débat médiatico-politique très prolixe sur le sujet, décrire l'évolution de la délinquance juvénile est une entreprise intellectuelle et scientifique difficile. Il est en effet quasiment impossible de séparer l'évolution des comportements délinquants de celle de leur incrimination juridique et de leur poursuite effective par les multiples agences de contrôle social : la police et la justice, certes, mais aussi les établissements scolaires, les transporteurs, les diverses institutions de prise en charge de la jeunesse. Les comportements évoluent, mais nos représentations et nos seuils de tolérance évoluent aussi, et enfin notre droit pénal et son application évoluent également, surtout depuis le début des années 1990 (voir l'annexe de ce texte). Aux Etats-Unis, il existe depuis un demi-siècle des enquêtes de délinquance auto-déclarées qui peuvent résoudre en partie ce problème, mais leur importation en France est trop récente (1999) pour autoriser une comparaison dans le temps. Le mieux que l'on puisse faire est donc de présenter les diverses données disponibles, en expliquant bien leur mode de production, puis de tracer quelques hypothèses interprétatives. Je ferai ce travail en distinguant l'évolution générale de la délinquance juvénile dans les données institutionnelles (I), puis en revenant sur les questions d'âge et de sexe des mineurs délinquants (II), enfin en analysant le poids des processus de ghettoïsation et la question de la surreprésentation apparente des jeunes « issus de l'immigration » dans la délinquance (III). I. L'évolution générale de la délinquance juvénile selon les données administratives Commençons par examiner l'évolution de la délinquance des mineurs telle qu'elle est connue à travers les statistiques de police. Disons d'emblée que ces chiffres - le nombre de mineurs mis en cause par la police et la gendarmerie, selon différentes catégories d'infraction - ne constituent pas un reflet exact du nombre de faits commis, ni dans la société, ni même dans la partie du réel dont ont connaissance les forces de l'ordre. Pour qu'une personne soit mise en cause, encore faut-il que l'infraction constatée ait été élucidée, ce qui est loin d'être le cas dans la plupart des situations, notamment en matière de vols. De sorte que l'on ne peut * Sociologue, chercheur au CNRS, enseignant à l'Université Versailles Saint-Quentin en Yvelines, directeur du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP, www.cesdip.com), auteur de nombreux travaux sur la sociologie de la délinquance, sur les politiques de sécurité et de prévention ainsi que sur les émeutes urbaines. Courriel :
[email protected] 1 même pas, en réalité, évaluer la part des mineurs dans la délinquance selon cette source. On ignore en effet quelle est la part des mineurs dans la majorité des faits non élucidés, rien ne dit qu'elle soit équivalente à celle des faits élucidés. C'est donc avec la plus extrême prudence interprétative qu'il faut lire ces données. Tableau 1 : évolution du nombre de mineurs mis en cause pour diverses infractions dans les statistiques de police, de 1994 à 2004 1994 Effectifs Vols à main armée Vols avec violence sans arme Vols de véhicules et 2 roues Vols simples sur particuliers Vols à l'étalage Total vols Homicides et tentatives Viols CBV * Prises d'otages, séquestrations Menaces, chantages Total atteintes aux personnes Usage de stupéfiants Destructions, dégradations IDAP ** Total 451 4 567 22 506 8 994 12 122 72 403 120 651 5 637 34 2 126 11 207 3 506 12 097 1 655 109 338 2004 % de l'ensemble 0,4 4,2 10,6 8,2 11,1 66,2 0,1 0,6 5,2 0,03 1,9 10,2 3,2 11,1 1,5 Effectifs 364 8 364 16 204 16 015 17 070 84 788 103 1 549 16 791 74 5 540 32 580 17 859 24 581 5 179 184 696 % de l'ensemble 0,2 4,5 8,8 8,7 9,2 45,9 0,05 0,8 9,1 0,04 3 17,6 9,7 13,3 2,8 Evolution effectifs en % - 19,3 + 83,1 - 28 + 78 + 40,8 + 17,1 - 14,2 + 137,9 + 297,9 + 117,6 + 160,6 + 190,7 + 409,4 + 103,2 + 212,9 + 68,9 Source : ministère de l'Intérieur * CBV = coups et blessures volontaires ** IDAP = infractions à personnes dépositaires de l'autorité publique La lecture de ce tableau amène de faire les premiers constats suivants : 1) le nombre de mineurs mis en cause a cru de presque 70 % en dix ans. Mais cette très forte hausse d'ensemble cache en réalité des disparités très importantes et nécessite donc d'en regarder le détail. Nous commencerons par les baisses, moins nombreuses, pour nous concentrer ensuite sur les hausses. 2) la principale baisse concerne les vols de véhicules et de deux roues, comme c'est le cas dans l'ensemble de la délinquance enregistrée depuis le début des années 1990. 3) deux des catégories de faits les plus graves - faits juridiquement qualifiables de criminels - ont baissé : les vols à main armée (braquages) et les homicides. 4) la troisième infraction de type criminel, les viols, concerne un petit nombre de cas mais est en forte augmentation, ce qui n'est pas spécifique aux mineurs et ce qui ne date pas du début des années 1990. La question reste sur ce point ouverte de savoir si ce sont les comportements délinquants qui se transforment, ou bien ceux des victimes qui portent davantage plainte que par le passé (les deux n'étant pas incompatibles). 2 5) si les vols de voiture baissent, la plupart des autres catégories de vols, en particulier les vols sur les particuliers (vols simples ou vols aggravés par la violence), augmentent fortement. Les vols les plus rudimentaires, tels que les vols à l'étalage, augmentent aussi. 6) deux des trois plus fortes hausses enregistrée dans la période sont d'une part les « usages de stupéfiants » (traduisons : les fumeurs de joints), d'autre part les « outrages et violences à personnes dépositaires de l'autorité publique » (traduisons : les insultes et éventuellement les coups échangés entre jeunes et policiers lors des contrôles). 7) l'autre plus forte hausse est celle des « coups et blessures volontaires » non mortels, dont ni le contenu ni la gravité ne sont connus à travers cette statistique, et dont l'évolution législative depuis 1994 empêche de savoir s'ils sont nouveaux dans les faits ou bien dans leur répression (voir l'annexe du présent texte). 8) les violences verbales (chantages, menaces) augmentent presque autant que les coups. 9) les destructions et dégradations (principalement de biens privés tels que les voitures) ont également doublé en dix ans. Ces constats amènent selon moi à formuler les trois premières hypothèses générales suivantes : 1) la délinquance des mineurs, telle qu'enregistrée par la police et la gendarmerie, a beaucoup augmenté. Cette augmentation est constituée avant tout de vols sur des particuliers et de coups dont on sait par ailleurs que, précisément, ils sont au moins une fois sur deux échangés à cause de vols (ou de tentatives de vol) 1. Le coeur de la délinquance juvénile demeure donc la question de la compétition pour la possession des richesses. Dès lors, dans une société de plus en plus inégalitaire (répartissant de moins en moins ces richesses), il serait assez logique que cette compétition soit de plus en plus âpre, c'est-à-dire de plus en plus violente. Reste à savoir si ces vols souvent accompagnés de violence sont réellement beaucoup plus nombreux, ou bien s'ils sont surtout davantage incriminés et poursuivis, ou bien les deux (ce qui est le plus probable). Encore une fois, il ne faut jamais oublier que lorsque le droit change, la délinquance qu'il définit change fatalement aussi. L'élargissement constant de la définition même des infractions et de leur gravité (par l'ajout de circonstances