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MARCEL PROUST, Le Temps retrouvé.

Publié le 22/02/2012

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LE TEMPS RETROUVÉ Je glissais rapidement sur tout cela, plus impérieusement sollicité que j'étais de chercher la cause de cette félicité, du caractère de certitude avec lequel elle s'imposait, recherche ajournée autrefois. Or, cette cause, je la devinais en comparant entre elles ces diverses impressions bienheureuses et qui avaient entre elles ceci de commun que je les éprouvais à la fois dans le moment actuel et dans un moment éloigné où le bruit de la cuiller sur l'assiette, l'inégalité des dalles, le goût de la madeleine allaient jusqu'à faire empiéter le passé sur le présent, à me faire hésiter à savoir dans lequel des deux je me trouvais; au vrai, l'être qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce qu'elle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu'elle avait d'extra-temporel, un être qui n'apparaissait que quand, par une de ces identités entre le présent et le passé, il pouvait se trouver dans le seul milieu où il pût vivre, jouir de l'essence des choses, C'est-à-dire en dehors du temps. Cela expliquait que mes inquiétudes au sujet de ma mort eussent cessé au moment où j'avais reconnu, inconsciemment, le goût de la petite madeleine, puisqu'à ce moment-là l'être que j'avais été était un être extra-temporel, par conséquent insoucieux des vicissitudes de l'avenir. Cet être-là n'était jamais venu à moi, ne s'était jamais manifesté qu'en dehors de l'action, de la jouissance immédiate, chaque fois que le miracle d'une analogie m'avait fait échapper au présent. Seul il avait le pouvoir de me faire retrouver les jours anciens, le Temps Perdu, devant quoi les efforts de ma mémoire et de mon intelligence échouaient toujours. MARCEL PROUST, Le Temps retrouvé. Un jour, en 1916, le Narrateur se rend à une matinée chez le prince de Guermantes : en cours de route, il se sent assailli de doutes « au sujet de la réalité de ses dons littéraires »; absorbé par ses pensées mélancoliques, il ne voit pas, au moment où il pénètre dans la cour de l'hôtel des Guermantes, une voiture qui s'avançait ; au cri que pousse le cocher, il recule brusquement et bute « contre des pavés assez mal équarris ». En se remettant d'aplomb, il constate que le découragement qu'il ressentait s'évanouit comme par enchantement pour faire place à une félicité intense, comparable à celle qu'il avait autrefois éprouvée en voyant des arbres à Balbec, ou bien, près de Combray, les clochers de Martinville. Presque aussitôt, le heurt de ces pavés lui rappelle la sensation éprouvée jadis « sur deux dalles inégales du baptistère de Saint-Marc », à Venise, et amène à sa suite tout un cortège de sensations « qui étaient restées dans l'attente, à leur rang, d'où un brusque hasard les avait impérieusement fait sortir, dans la série des jours oubliés ». Sur ces entrefaites, le Narrateur entre dans l'hôtel de Guermantes et, pendant qu'il attend dans l'antichambre, il médite sur ces faits étranges.

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