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Pierre-Henri Simon, Ce que je crois

Publié le 30/03/2011

Extrait du document

Oui, nous sommes devenus des demi-dieux, ce que le magicien avait rêvé de faire, le savant l'accomplit, la présomption de l'alchimiste est dépassée par les conquêtes du laboratoire ; et nos enfants ne sont même plus surpris de gouverner les ondes secrètes du monde en tournant un bouton. On pourrait donc attendre de l'homme, devant la brusque accélération de ses conquêtes et l'énormité de ses nouveaux pouvoirs, une crise d'orgueil et une confiance démesurée dans ses chances. Or ce n'est pas ce qui se produit, du moins dans les consciences les mieux cultivées et les plus lucides. Au contraire, il semble que l'on assiste, chez les penseurs de l'Occident, à une liquidation du mythe du Progrès. [...] Rien, ni dans le rythme et les choix de sa marche, ni dans la fin de son aventure, n'est garanti pour le salut de la caravane humaine ; elle a ses chances d'arriver, mais elle mourra peut-être dans les sables ou sous les eaux, par ses erreurs ou par accident. Soumis à la double inconstance, féconde et périlleuse, de la liberté et du hasard, nous nous découvrons vivant et agissant dans le risque, servis ou menacés par les forces aveugles comme nous le sommes par nos actes mêmes.  

Il faut bien dire que cette incertitude fière et anxieuse devant l'histoire n'est pas neuve ; plutôt primitive et normale. L'homme est un animal qui se souvient et prévoit ; parce qu'il se souvient, il est naturel qu'il songe et qu'il regrette ; parce qu'il prévoit, il est nécessaire qu'il craigne et qu'il espère. C'est d'ailleurs parce qu'il a une mémoire qu'il peut user d'une raison prospective1 : c'est parce que le passé redevient présent à sa conscience qu'en extrapolant 2 il attend le futur et possède une notion du temps. S'il ne vivait consciemment que le présent, il serait comme une absurde série d'éternités disloquées où il ne trouverait ni le sentiment de l'unité de sa personne, ni les conditions d'une pensée cohérente, active et créatrice. Ainsi les Grecs ont-ils voulu qu'Epiméthée 3, l'homme de l'en-arrière, et Prométhée 3, l'homme de l'en-avant, fussent frères : la réflexion de l'esprit ne peut naître que de leur dialogue. Cependant, il est frappant que Prométhée, en tendant vers la connaissance et la possession de l'avenir sa volonté pensante, a irrité Jupiter, et s'est exposé à la morsure du vautour. C'est que, par une disposition habituelle, l'homme a eu toujours le sentiment que son passé lui appartenait, il a respecté mais non vénéré les historiens qui le lui racontaient et les poètes qui l'ornaient de leurs inventions ; mais il lui a fallu beaucoup de temps pour comprendre qu'il était maître aussi de son futur ; il a cru d'abord celui-ci chargé d'ombres et de menaces, propriété des puissances mystérieuses qui conduisent le monde, en somme domaine des dieux, et il ne l'a pas regardé sans le frisson du sacré ; les prophètes qui le lui révélaient, il les a crus inspirés par le ciel ; pour les mages, pour les sorciers et les devins qui tentaient par quelque lecture çles astres ou quelques rites magiques d'en percer les secrets, il a eu la frayeur révérencieuse due à ceux qui transgressent les interdits. Je ne prétends pas avoir présente à l'esprit l'histoire universelle, mais le peu que j'en sais me donne à penser que tous les peuples ont eu d'abord peur de l'avenir. Le seul avenir certain étant la mort, ils ont assemblé des pierres ou gravé des tables de bronze pour que quelque chose d'eux restât sur la terre où il savaient qu'un jour ils seraient poudre ; et ils ont inventé des mythes et des croyances pour s'imaginer vivants au-delà même de ce néant. Ce que leur espèce, dans sa permanence, pouvait attendre de futur, ils l'ont considéré dans une défiance qui devenait souvent effroi. Pierre-Henri Simon, Ce que je crois, (1966)

1. prospective : qui concerne l'avenir 2. extrapoler : déduire de ce que l'on connaît déjà 3. Epiméthée et Prométhée : héros de la mythologie grecque. Prométhée, ayant irrité Jupiter, fut condamné à avoir le foie perpétuellement dévoré par un vautour.  

1. Résumez ce texte de 682 mots en 170 mots (une marge de 10% en plus ou en moins est admise). Vous indiquerez à la fin de votre résumé le nombre de mots que vous aurez employés. (8 points) 2. Vous expliquez les mots et expressions suivants dans leur contexte — la présomption de l'alchimiste ; — la frayeur révérencieuse. (2 points) 3. Dans quelle mesure peut-on se sentir maître de son futur ? Vous présenterez votre réponse de façon argumentée. (10 points)   

« les sociétés primitives le prouvent : on y vénère ceux qui prédisent le futur et on leur attribue des pouvoirsmagiques. L'histoire universelle pourrait établir que les peuples redoutaient l'avenir et tentaient de laisser une trace d'eux-mêmes par l'art ou la mythologie sans penser que la permanence de leur espèce les garantissait d'une disparitionradicale.

(161 mots) Vocabulaire La présomption de Valchimiste. La présomption s'oppose à la modestie et désigne une opinion trop avantageuse que l'on a de soi-même ou de sestravaux.

Ce défaut s'applique particulièrement bien au alchimiste, personnage répandu au Moyen Age qui pratiqueune science tenue secrète issue de techniques chimiques et de suppositions religieuses.

Les alchimistes tendaientnotamment au « grand œuvre », c'est-à-dire la transformation de tous les métaux en or grâce à la pierre «philosophale ». La frayeur révérencieuse. C'est un mélange de peur et de respect qui caractérise ici le sentiment des humains face à ceux qui prédisentl'avenir. Discussion Dans quelle mesure peut-on se sentir maître de son futur ? L'homme semble bien être le seul animal à avoir une conscience étendue du temps.

Étendue dans le passé et dans lefutur, alors que l'animal vit dans l'instant ou dans des franges du présent, le passé et le futur proches.

Laconnaissance du passé permet à l'homme d'utiliser les expériences des générations précédentes.

C'est d'ailleurs unedes explications de la domination de la race humaine.

L'homme est le seul être qui ne reparte pas de zéro à chaquenaissance, mais accumule les acquis.

Il peut parallèlement construire des projets à plus ou moins long terme,organiser son futur.

On objectera qu'il est de toutes façons limitée par sa condition mortelle.

Certes, maisl'entreprise artistique, scientifique ou la simple volonté de laisser un témoignage — fût-il d'ordre familial ou affectif —témoigne d'une volonté de lutter contre la mort.

De plus en plus riche des leçons et des connaissances du passé, l'homme serait-il aujourd'hui maître de son futur ? Ilsemble qu'il ait acquis une certaine autonomie, une certaine liberté de pensée et d'actions par rapport à d'autresépoques, cependant il reste encore impuissant devant quelques manifestations plus ou moins traditionnelles de cequ'il est encore convenu d'appeler « le destin ». Nos contemporains se caractérisent par rapport aux générations précédentes par une relative autonomie, soitexactement le fait de se donner en certains domaines ses propres lois.

Parallèlement les progrès des sciences et del'évolution des mœurs ont contribué à libérer l'homme de ses chaînes.

Il peut choisir — un peu — sa vie, l'organiseren dehors de la tradition et de ses carcans, ce qui n'exclut pas d'autres problèmes... Dans le domaine de la pensée, les notions de liberté et de libre-arbitre tendent à remplacer l'antique fatalité telleque l'illustre par exemple le mythe d'Œdipe.

Dès le siècle des Lumières, les philosophes remettent en cause la notionde péché originel, contestant que chaque individu puisse être responsable d'une faute qu'il n'a pas commise.

Leshistoriens des idées ont souligné combien cette critique déplace l'axe de référence, replace l'homme au centre de lacréation et donne une importance fondamentale à la vie terrestre.

Or, tout humanisme accorde une confiance etdes pouvoirs supérieurs à l'individu.

Au XXe siècle, avec la diffusion de l'athéisme, les courants philosophiquesremettent également l'accent sur l'homme, l'existentialisme et la fameuse formule de J.

P.

Sartre « l'existenceprécède l'essence » abolissent d'un même coup la perspective religieuse et la notion de nature humaine.

L'individuest maître de lui, de ses actions et de son système de valeurs, pour le meilleur et pour le pire... Avec les progrès techniques et scientifiques, l'homme est également moins victime des forces aveugles quil'écrasaient.

La maladie, les épidémies que l'on assimilait plus ou moins littéralement à la fatalité, s'éloignent de notrepaysage quotidien.

La peste de Thèbes est considérée par Tirésias comme une manifestation divine, demandant l'exildu coupable Œdipe, mais ne peut-on pas dire que la fièvre puerpérale ou la tuberculose sont dans un certain sensdes fatalités au siècle dernier ? Les grandes maladies autrefois incurables et désormais guérissables ou bien encoretotalement éradiquées laissaient apparaître le visage de la fatalité puisqu'elles symbolisaient la mort à plus ou moinsbrève échéance.

L'homme est aujourd'hui protégé de beaucoup de ces fléaux.

Protégé par la médecine, par lessoins, par la prévention et par l'information.

Cette dernière le « responsabilise ».

Les campagnes d'information sur lesmaladies sexuellement transmissibles, sur le sida, sur la drogue contribuent à rendre l'individu maître de son futur.Qui se drogue, qui pratique un certain mode de rencontres sexuelles, qui fume un certain nombre de cigarettes sait— au moins statistiquement — quel avenir il se prépare... L'éclatement des structures familiales et sociales et le recul des traditions offrent également à l'individu un plus. »

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