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Pourquoi « Manon Lescaut »?

Publié le 23/01/2020

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« Des Grieux est un chrétien auquel manque la grâce. » Le chevalier est prédestiné à aimer Manon et à souffrir de cet amour. Son commerce charnel est une épreuve que le ciel lui impose. Quand Dieu juge l’expiation suffisante, il se montre miséricordieux, en faisant mourir Manon à l’heure où elle s’est rachetée, en dessillant les yeux de son amant. Deux phrases du texte laissent entrevoir les intentions de l’auteur qui, s’il n’est pas janséniste, est brouillé avec les jésuites. Après la mort de l’héroïne, le chevalier a le sentiment d’une intervention divine. Le Ciel, dit-il, a m’éclaira des lumières de sa grâce, et il m’inspira le dessein de retourner à lui par les voies de la pénitence \\ > Et voilà qui est encore plus probant : au cours de son entretien avec son ami incarcéré, Tiberge, entendant un plaidoyer trop subtil, s’écrie : < Dieu me pardonne... Je pense que voici... un de nos jansénistes. »

ROMAN CLASSIQUE?

Roman de la pègre ou roman janséniste? Chacun a le loisir d’interpréter l’œuvre selon ses principes ou ses préjugés. En tout cas, sa valeur esthétique est éclatante.

Dans Manon, Prévost trouve l’art de la mesure : peu de procédés romanesques apparents, une simple esquisse des milieux. Comme Mme de La Fayette ou Racine, il néglige l’extérieur et se préoccupe surtout des âmes. L’intrigue qui se noue à Amiens, dans la cour d’un relais de poste, et se dénoue en Amérique, se prêtait à des tableaux colorés : c’est à peine si l’on entrevoit l’hôtel de la rue de V.., la maison de Chaillot, les cellules de Saint-Lazare, les marais de la Nouvelle-Orléans... Même refus de nous faire connaître l’extérieur des personnages. Nous ignorons tout des galants, jeunes ou vieux, de Manon, tout de Lescaut et de ses « braves », du gouverneur de la colonie, de Tiberge, du Supérieur. Aucun détail sur les rivages, les silhouettes, les vêtements, le timbre de la voix. Quant aux deux amants, quelques épithètes élogieuses leur tiennent lieu de portrait.

1. Édition de 1731, texte modifié en 1753, p. 238.

ROMAN DE LA CRAPULE?

Pour un critique marxiste l, la touchante histoire des deux amants est en réalité une peinture malsaine des bas-fonds parisiens. M. A. Wurmser condamne « l’amour de deux jeunes bandits » et réprime à grand peine « un haut-le-cœur » en lisant « les avatars d’une fille et de son souteneur ». Et de conclure : » Non, jamais la bassesse d’âme n’a été dépeinte avec plus d’intelligence et de naturel. »

Sans partager cette vertueuse indignation, Pierre Mac Orlan met l’accent sur l’audace du sujet et de sa modernité : « Transportée dans le climat de notre temps, l’histoire simplement dite par l’abbé devient un drame de la pègre, celui des truands de bonne famille et de la rue, celui des fillettes immorales, mais charmantes 2. » Héritier de la Princesse de Clèves et des tragédies raciniennes, cet ouvrage serait-il un document scabreux, respirant la sensualité, sur les gens en marge et la « dolce vita » d’un Paris auquel la frivole Régence vaut une bien fâcheuse réputation ?

C’est un fait : non seulement l’auteur parle de tripots, de cabarets à cabinets particuliers, d’hôtels meublés, met en scène des vieillards lubriques, de jeunes fêtards, une prostituée et tout un arrière-plan de gardes-bandits, d’archers vénaux, de tricheurs organisés en gang, de prison, de bagne... mais son héroïne, la divine Manon, a le comportement, la mentalité, le langage d’une fille. Elle a un amant de cœur, qui lui donne du plaisir, dont elle caresse amoureusement les beaux cheveux, et des amis sérieux, chargés de subvenir à ses dépenses. Elle trouve naturel de satisfaire, en faisant commerce de sa beauté, aux besoins de son chevalier et de son frère. « Une femme comme elle devrait nous entretenir tous les deux » soupire Lescaut3. Tel est l’avis de Manon qui, sûre de son empire, déclare à Des Grieux dans un moment d’exaltation : « Je t’adore, compte là-dessus. Malheur à qui va tomber dans mes filets! Je travaille pour rendre mon chevalier riche et heureux. » « Je travaille! » Les créatures de Carco, de Simenon, de San Antonio emploient ce verbe en

1. A. Wurmser - Conseils de révision. La lumière, 3 février 1939. 2. Préface de l’édition Gallimard 1959, p. XJ. 3. P. 69.

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« IBGENDES? Aussi, que ne raconte-t-on pas sur l'auteur? Il court sur le bon abbé des rumcll!rs extravagantes : "(C')est un malheureux qui a toujours vécu dans la débauche la plus crapuleuse, écrit Collé.

Il brochait le matin une feuille dans son lit, une fille à sa gauche, et une écritoire à sa droite, et il envoyait cette feuille à son imprimeur qui lui donnait un louis sur le champ; il buvait le reste du jour; c'était sa vie commune >.

" Son existence aurait été un tissu d'aventures ou qurlesques ou sinistres .

A seize ans, déjà défroqué et déserteur, il préci­ pite son père au bas d'un escalier.

Motif: Liévin Prévost a frappé à coups de pied la maîtresse de son fils enceinte.

Réfu­ gié une première fois en Hollande, le jeune aventurier épouse deux femmes , les quitte, s'enfuit à Bâle, pui s à Londres, d'où son inconduite le fai t expulser.

A Yvetot, en 1720, il abandonne, épuisé de fatigue , une fille que l'on déporte au • Mis sissipi "· Alors, de désespoir, il se réfugie dan s un coù­ vent de Bénédictins.

Quelques années plus tard, il s'évade de Saint-Germain des Prés, se réfugie en Angleterre, de là à Amsterdam où il est garçon de café, directei.ir de théâtre, escroc ...

? De retour à Londres, il risque la potence.

Dans ce pays, il se convertit au protestantisme.

Revenu dans sa patrie, et réintégré dans les ordres, il s'habille en officier de cavalerie et continue sa vie de débauche.

Sa mort même est un défi au sens commun : frappé d'apoplexie, il aurait suc­ combé sous le scalpel du chirurgien qui l'autopsiait.

Évidemment, iJ faut faire la part de la légend e et de l'envie.

Il n'en reste pas moins que Prévost, jésuite, officier, bénédictin, nouvelliste, romancier, historien, amoureux incorrigible ...

mena une vie hors du commun.

Quant à l'œ uvre, en dépit de sa limpidité, de ses dimen­ sions réduites, elle poss .ède de telles richesses qu'elle provoque, aujourd'hui encore, les réactions les plus opposées.

l.

Jo11ntal et Ml.moira .

Didot.

1868 .

us Mimoirt11 du chevallet de Ravamu (Lorldres, 1751) dont l'auteur est Jean de VareMe , ·et : De /'uso11e des rom.ans , Amsterdam, 1734, par Lenglet-Dufresnoy, ont r~pandu sur l'abbé Pttvoat la plupart de ces calomnies .. »

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