Quel regard le rationaliste Laclos porte-t-il sur la passion ?

« 12 6 Là où Cécile s'étourdit, recourant à un champ lexical méliorati f-« comme un ange ...

de très jolis airs ...

douceur charmante ...

très complaisant » (VII), son admi rateur dramatise - « Soyez donc l'arbitre de ma destinée >> (XVII).

Plaçant en regard deux man ières d'éprouver les prémisses de la passion, le romancier en dévoile les formes contradictoires.

Lorsqu'elle apprend la mort de Mme de Tourvel et de Valmont, Cécile perd connaissance, tandis que Danceny, indigné, décide de publier les lettres.

Une raison de vivre et de mourir Plus qu'un état transitoir e, la passion peut représenter la vocation de l'être.

Mme de Tourvel incarne la figure la plus accomplie d'une passion qu'elle subit, mais dont il serait faux de penser qu'elle n'y contribue pas.

Si Laclos invente un libertin moins révolté sur Je plan métaphysique que Je Lovelace de Richardson (Clarisse Hm· lowe, 1748)), plus intellectuel et meilleur stratège, si Valmont fait naître la pas­ sion, la stimule et en arrête brutalement le cours, il n'e st pas seul en cause dans son développement psychique.

En dotant Je séducteur d'une ironie qui met à nu les men­ songes de la bonne conscience, en accordant au lecteur un point de vue omniscient, le romancier examine Je phénomène passionnel.

Mme de Tourvel est, tout comme la Marquise, son « ouvrage >>.

Elle apparaît à la fois comme celle qui subit la passion et comme celle qui lui donne libre cours, la fort ifie et la légitime.

C'est dans cette part active, relevant du subconscient, qu'elle annonce le psychisme romantique.

Ill.

La perte de la transparence L' asser vissemen t de la raison dans le liber tinage Vif et sagace, le libertin mobilise ses ressources intellectuelles pour concevoir et finaliser son projet.

Ses capacités d'analyse deviennent de précieux auxiliaires pour situer l'évolution d'un cœur qui s'éprend, d'une âme qui se détache des préceptes de la foi.

Cette rationalit é, qui devait selon les Lumiè res affranchir l'esprit humain et lui conf érer le bonheur, aliène et détr uit.

Non seulement elle se prête à l'asservissement, mais elle peut aussi retirer la dignité : lors de la rencontre avec Émilie ou de la scène de rupture, le libertinage confine au cynisme, voire au sadisme, par la joui ssance qu'il procure.

L'affranchissemen t de la raison dans l'écriture Le réseau de cmT espondances permet de montrer que Je manipul ateur est lui aussi sujet aux passions, manipulé à son tour par un scripteur qui le désigne et le dénonce.

L' entrelacs des lettres montre les contrad ictions d'une libertine, qui, soutenant qu'il ne faut laisser aucune trace, résiste mal à la tentation de la gloir e, celles d'un séducteur qui cède au vertige envoûtant de la vanité.

C'est lorsqu 'il se fourvoie hors du raison­ nable que l'aff ranchi, aliéné par l'hybris, brise son image.

L'écritur e de Laclos régule ce flux de tensions, pour les opposer les unes aux autres, pour faire comprendre au lecteur que tout individu, tout microcosme est parcouru par ces énergies contraires et qu 'il revient à la conscience de les assumer, au risque de se consumer elle-même.

Si, à l'origine, le libertin est un être qui s'est affranchi de Dieu, Laclos exige de son lecteur qu'il se libère de la pression que les mots exercent sur les âmes et les consciences, qu'il s'aff ranchisse de cet attribut de Dieu qu'est Je Verbe.

La stratégie du romancier se joue des manœuvres des libertins : la conscience structurante de l' œuvre dénonce les tentatives de décomposition d'une société.. »