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QU'EST-CE QU'UN FRANÇAIS ? (PIERRE DANINOS)

Publié le 18/02/2011

Extrait du document

Les livres de géographie et les dictionnaires disent : « La Grande-Bretagne compte quarante-neuf millions d'âmes « ou bien : « Les États-Unis d'Amérique totalisent cent soixante millions d'habitants. « Mais ils devraient dire : « La France est divisée en quarante trois millions de Français. « La France est le seul pays du monde où, si vous ajoutez dix citoyens à dix autres, vous ne faites pas une addition, mais vingt divisions. Comment définir un Français? La rituelle définition du Français qui mange du pain, ne connaît pas la géographie et porte la Légion d'Honneur n'est pas tout à fait inexacte. Mais elle est insuffisante. Comment définir ces gens qui passent leurs dimanches à se proclamer républicains et leur semaine à adorer la Reine d'Angleterre, qui se disent modestes, mais parlent toujours de détenir les flambeaux de la civilisation, qui font du bon sens un de leurs principaux articles d'exportation, mais en conservent si peu qu'ils renversent leurs gouvernements à peine debout, qui placent la France dans leur coeur, mais leurs fortunes à l'étranger, qui adorent entendre leurs chansonniers tourner en dérision les culottes de peau, mais auxquels le moindre coup de clairon donne une jambe martiale, qui détestent que l'on critique leurs travers, mais ne cessent de les dénigrer eux-mêmes, qui admirent chez les Anglais l'ignorance du « système D «, mais se croiraient ridicules s'ils déclaraient au fisc le montant exact de leurs revenus, qui ont un respect marqué pour les tribunaux, mais ne s'adressent aux avocats que pour mieux savoir comment tourner la loi; enfin, qui sont sous le charme lorsqu'un de leurs grands hommes leur parle de leur grandeur, de leur grande mission civilisatrice, de leur grand pays, de leurs grandes traditions, mais dont le rêve est de se retirer après une bonne petite vie, dans un petit coin tranquille, sur un petit bout de terre à eux, avec une petite femme qui, se contentant de petites robes pas chères, leur mitonnera de bons petits plats? Le Français? Un être qui est avant tout le contraire de ce que vous croyez.

PIERRE DANINOS

La première lecture révèle un texte qui voudrait être un essai de définition, mais qui ne réussit à exprimer, à travers de nombreux exemples ou allusions, qu'une série d'incohérences entre l'apparence et la réalité, entre l'ambition du tempérament français et sa vérité. Cet essai n'aboutira à aucune formule positive, seulement à une constatation générale de l'incohérence : le contraire de ce que vous croyez. D'ailleurs, le ton, dès le début, révèle que l'auteur ne nourrit pas d'ambitions exagérées quant à sa réussite : la forme interrogative à laquelle il recourt pendant tout le texte prouve assez son embarras et laisse deviner son échec; d'autre part, l'humour continuel nous situe davantage sur le plan de la plaisanterie qui permet une totale et même cruelle franchise que sur celui de l'observation psychologique qui aboutirait à des déductions rigoureusement scientifiques.

« il s'agit d'ouvrages objectifs et sérieux qui pèsent mûrement leurs responsabilités et n'expriment rien que de définitif.Les termes qu'ils utilisent sont eux-mêmes généraux et scientifiques : comptent, totalisent.

C'est là un calcul, unfait d'expérience.

En regard, l'expression est divisée apparaît d'autant plus tendancieuse avec le double sens duverbe et la forme passive qui implique une idée d'événement subi et inéluctable.C'est donc l'humour qui frappe le lecteur dès le début du texte, humour qui isole la France à part des autres pays.La seconde phrase va renchérir (le seul pays du monde) en accusant la particularité et en l'exprimant, à la fois parune exagération et une opposition : pas une addition, mais vingt divisions.

L'intention de l'auteur est nette dès cedébut : insister sur l'individualisme du Français et la difficulté qui en découle d'en faire un portrait d'ensemble.

Toutau long du texte les exemples et les références divers confirmeront cette difficulté. b) La tâche de l'auteur est délicate : il en a conscience et exprime par deux fois son embarras : Comment définir?...Il a recours à la définition traditionnelle, mais elle ne peut le satisfaire.

Reconnaissons nous-mêmes que cettedéfinition est un peu désuète, elle date --à peu près de la IIIe République, ou de la IVe à la rigueur — carl'importance du pain dans les repas français semble en régression, de même que l'ignorance de la géographie paraîtmoins évidente, sans doute depuis que les événements internationaux sont plus facilement suivis par la foule aumoyen des instruments nombreux et perfectionnés que sont la radio et la télévision.

Quant à la Légion d'Honneur,elle paraît, elle aussi, moins occuper nos concitoyens qu'elle ne l'a fait pendant les années passées...Définition insuffisante donc, mais difficile à compléter.

Aussi l'auteur va-t-il esquiver la difficulté en la précisant.

Laplus grande partie du texte va se construire autour de ces nombreux exemples du comportement français qui vontrévéler au lecteur — qui se reconnaîtra inévitablement —, son incohérence et l'incompréhension qu'il soumet àl'observateur.

Là encore, faut-il observer que l'actualité récente met un peu en défaut des remarques qui, il y aquelques années, auraient été parfaitement évidentes; mais on peut considérer qu'à ce léger décalage près, le choixde Daninos est bon et qu'il permet bien de discuter sur le tempérament français et les jugements qu'il peut susciterà l'extérieur.Les dimanches voient encore les congrès politiques et les réunions électorales qu'avec un peu d'imagination onévoque autour d'une estrade tendue des couleurs nationales et sur laquelle le candidat, quel qu'il soit, proteste deses sentiments républicains et de son ascendance révolutionnaire...

Quel citoyen pourrait entendre un autrelangage? Et pourtant le scrutin passé, on se passionnera pour la visite royale de la semaine, pour le déploiement desfastes officiels qui accueilleront le souverain étranger, reçu dans notre pays, pour les reportages du repas de gala;on se précipitera au besoin sur le passage du cortège; on lira avec attendrissement, sinon avec émotion, les articlesdu magazine en vogue qui ne ménagera ni les photos de la reine, ni les confidences sur sa vie, ni les indiscrétionssur ses projets ou ses soucis avec la certitude que tous les lecteurs frémiront à l'unisson.

Belle absence de logiquesans doute pour les citoyens et les citoyennes du pays de Descartes...Incohérence, absence de logique, réaction étonnante : tous les exemples choisis fourniront la même illustration.Contraste entre la prétention à la modestie des Français qui aiment s'effacer, dans la conversation, derrière leuradmiration pour les réalisations des étrangers (technique amé ricaine, conscience et application allemandes parexemple) mais qui rougissent de plaisir à l'évocation de l'oeuvre coloniale de leur IIIe République ou qui sont sûrs quele rayonnement de leur pays n'est contesté par personne...Tous les exemples sont ainsi choisis pour illustrer l'incohérence du comportement français dont la prétention setrouve contredite par la vérité : comme si, derrière l'affirmation d'une attitude, il fallait chercher l'authenticité de laréaction véritable.

L'énumération accentue d'ailleurs l'effet par l'accumulation et la diversité des exemples : quiplacent..., qui adorent..., qui détestent..., qui admirent..., par l'humour des allusions aux circonstances les plusfamilières : les chansonniers, le « système D », et par les jeux de mots cinglants qui accusent ces incohérences :placent...

la France...

et leurs fortunes.

La brièveté des phrases contribue enfin à dresser l'un contre l'autre lesdeux aspects du contraste qui réagissent ainsi d'autant mieux l'un sur l'autre : se disent modestes...

et parlenttoujours de détenir les flambeaux de la civilisation.L'opposition entre le chauvinisme sentimental (placent la France dans-leur coeur) et l'égoïsme intéressé (leursfortunes à l'étranger) atténue singulièrement la générosité impliquée dans leur coeur au profit d'une accusationd'égoïsme, véritable deuxième face de l'attitude.

Mais cette opposition paraît à ce point systématique que laspontanéité même la trahit : rien n'est plus français, pense-t-on, que le goût de la satire, l'esprit critique, l'humouracerbe qui s'allient si bien dans le répertoire et la manière des chansonniers.

Quand le sujet touche le militaire, alorsla réussite est certaine puisque le Français se veut avant tout antimilitariste : pochades traditionnelles contre lesculottes de peau et succès assuré.

Pourtant, là encore il n'y a que façade, réaction gratuite à la plaisanterie; lapreuve, c'est que le moindre coup de clairon donne une jambe martiale à ce même Français qui joue à l'affranchi.Notons au passage le double singulier : le moindre coup et une jambe (au dernier moment le réflexe spontané esttout de même vaincu par la volonté de se montrer fidèle à son attitude...

volonté qui arrête net la deuxième jambe).C'est une autre forme de l'incohérence que d'admirer chez les autres un comportement qu'on refuse d'adopter poursoi : détestent que l'on critique leurs travers, mais ne cessent de les dénigrer eux-mêmes, admirent chez les Anglaisl'ignorance du système D, mais se croiraient ridicules s'ils déclaraient au fisc le montant exact de leurs revenus.

Cequi ressort ici, c'est l'admiration des autres, mais le refus de les imiter : individualisme du Français, sans doute, maisaussi absence de logique.

Le dernier exemple est plus profond dans la psychologie qu'il évoque, car il montre biencomment, à l'incohérence, s'allie l'intérêt.

Il nous invite d'ailleurs à replacer les exemples précédents sous ce signede l'intérêt et à nous demander si, souvent, celui-ci n'explique pas l'absence de logique.

Mais l'auteur n'insiste paset il paraît surtout relever l'inattendu de cette attitude qui respecte les tribunaux, mais non jusqu'à accepter leursverdicts s'ils risquaient d'être défavorables...Après cette série de références habilement choisies — bien qu'elles paraissent relevées au hasard des observations— vient un paragraphe, construit sur le même procédé de l'opposition, mais qui va aller plus loin que les suggestionsprécédentes en évoquant tout un genre de vie, on pourrait presque dire un idéal.

Le contraste sera accentué entre. »

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