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RÉALISME ET POÉSIE DANS MANON LESCAUT

Publié le 01/07/2011

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lescaut

 

L'HABILETE de des Grieux, justifiant sa conduite par l'intervention d'une fatalité sans cesse conjuguée à la force d'un amour irrésistible, relève d'une technique consommée. Pour susciter la compassion, se poser en exemple d'infortune mémorable, il s'efface le plus possible et parle d'un ton doux, le plus simple et le plus naturel qui soit, sans éclat de voix, sans plainte inutile : les événements plaident pour lui. « Quel art n'a- t-il pas fallu pour intéresser le Lecteur « aux aventures du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut « et lui inspirer de la compassion par rapport aux funestes disgrâces qui arrivent à cette fille corrompue ! « déclare le Pour et Contre (N° 36) au début de 1734. « Quoique l'un et l'autre soient très libertins, on les plaint parce que l'on voit que leurs dérèglements viennent de leur faiblesse et de l'ardeur de leurs passions [...] De cette manière l'auteur, en reprenant le vice, ne l'enseigne pas... Il n'y a point de jeune homme, point de jeune fille, qui voulût ressembler au Chevalier ou à sa maîtresse. S'ils sont vicieux, ils sont accablés de remords et de malheurs [...] Je ne dis rien du style de cet ouvrage. Il n'y a ni jargon, ni affectation, ni réflexions sophistiques ; c'est la nature même qui écrit. Qu'un auteur empesé et fardé paraît pitoyable en comparaison ! Celui-ci ne court point après l'esprit, ou plutôt après ce qu'on appelle ainsi. Ce n'est point un style laconiquement constipé, mais un style coulant, plein et expressif. Ce n'est partout que peintures et sentiments, mais des peintures vraies et des sentiments naturels «.

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« du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut ? Précisément le récit d'aventures illégales, qui toutes relèvent alorsdu lieutenant général de police, gardien des mœurs et de l'ordre public au nom du roi.

On envoie Manon au couventpour sa mauvaise conduite, et elle s'enfuit avec un jeune homme de bonne famille.

Tous deux peuvent êtreappréhendés par la maréchaussée à la demande de leurs parents, car ils sont mineurs.

Nombre de lettres de cachetn'avaient alors pas de motifs plus graves.

Malgré sa jeunesse, Manon court un risque plus grand encore, celui d'êtreaccusée de vouloir se faire épouser clandestinement par un riche héritier, crime de subornation, de nature à laconduire à la Salpêtrière.

Voyez-les à Paris après la fuite de Saint- Sulpice.

Ils ont été prudents cette première fois.Manon n'a emporté que ce qui lui revient de droit, dit-elle.

Mais un financier n'a pas les scrupules d'un grandseigneur et pourrait la faire accuser de vol.

Cette seconde fugue n'est guère de nature à réconcilier non plus desGrieux avec son père, dont on peut craindre à tout moment une nouvelle intervention.

Aussi les voit-on chercher unrefuge propice à Chaillot, dont les « petites maisons », si utiles aux grands seigneurs, financiers et riches bourgeois,bénéficiaient à la fois du silence de la campagne et de la tacite complicité de la police.

Tous deux en rupture deban, ils sont et demeurent hors la loi jusqu'à l'arrivée en Louisiane.

Le garde du corps Lescaut ne s'y méprend pas,trop heureux de pouvoir abuser de la situation à son profit.Il est vrai que les Espagnols nous avaient familiarisés déjà avec les thèmes picaresques.

Le Gil Blas et leDiable boiteux de Lesage se renforçaient au théâtre de Turcaret, du Joueur et du Légataire universel.

Mais nulleœuvre de quelque longueur n'avait atteint en ce genre au simple réalisme de Manon qui donnait l'illusion de la vie.

«On voit bien par ce Roman, qui vient encore de M.

Le Prévost, ci-devant Bénédictin, qu'il connaît un peu trop le baspeuple de Cithère », insinue Lenglet.

Aurait-il à nouveau raison ? Nous nous devons de rappeler ici, parmi tantd'autres rapprochements possibles, cette curieuse coïncidence d'une Marie-Madeleine Chavigny, dite Manon, âgéede 19 ans, de Versailles, enfermée sur lettre de cachet à la Salpêtrière « pour prostitution publique et scandaleuse,étant toujours déguisée en homme dans Paris », et figurant sur l'état des filles bonnes pour les « isles » à la date du27 juin 1719 (arch.

Bastille, dossiers 12028 et 12692, Bibl.

de l'Arsenal).

Prévost « s'ensevelit » en effet chez lesBénédictins par suite de « la malheureuse fin d'un engagement trop tendre », précisément à la fin de 1719.

Qu'on serappelle cependant la technique habituelle de notre romancier.

Nous ne saurions, pour notre part, construire tout unroman autobiographique sur cette seule piste.

Bénédictin toujours en rupture de monastère, Prévost n'avait pasintérêt à mettre ses contemporains sur la trace de ses errements passés.Chacun d'entre nous n'a pas manqué d'éprouver non plus une remarquable impression de chose vue en lisant ledébut de Manon.

Ces habitants qui se précipitent « de leurs maisons pour courir en foule à la porte d'une mauvaisehôtellerie », ces chevaux encore attelés « et qui paraissaient tout fumants de fatigue et de chaleur », cette « vieillefemme qui sortait de l'hôtellerie en joignant les mains et criant que c'était une chose barbare, une chose qui faisaithorreur et compassion », ne croirait-on pas qu'ils revivent devant nous l'instant fugitif où ils furent aperçus parl'auteur ? En dépit du scepticisme qui accueillit en général l'article d'Édouard Gachot dans le Figaro il n'est pasimpossible que Prévost ait effectivement rencontré semblable convoi en 1728 sur la route menant au Havre deGrâce.

Les archives consultées par nous, celles du Ministère des Colonies et celles de la Bastille (dossiers dulieutenant général de police), sont bien trop incomplètes pour qu'on puisse inférer de leur silence qu'il n'est pas partide convoi vers cette date.

Prévost serait arrivé à Pacy avec le duc de la Force.

Il a vraisemblablement fait saconnaissance, au château tout proche d'Anthouillet, dès 1726, en venant prêcher à Évreux.

Car en 1735 il mèneencore belle vie, en compagnie de ducs et de duchesses, lors de son dernier noviciat dans la région.Regrettons qu'une fois de plus le sort paraisse s'acharner contre les érudits en mal de recherche autour de l'abbéPrévost.

La référence donnée par Paul Hazard, si scrupuleux qu'il analyse longuement l'article, semblemalheureusement inexacte , et les notes d'un M.

de Vigny, utilisées par E.

Gachot, se sont également perdues.

Nousne saurons donc point si le duc et son ami Prévost ont bien rencontré vers midi, dans un pareil convoi, le 9 ou 10juin 1728, le modèle de Manon et celui de des Grieux.

A coup sûr cependant, leur histoire était différente, et loin dese révéler aussi émouvante que celle racontée par l'abbé Prévost.

Il savait trop bien lui-même qu'il fallait toujoursajouter à la vérité « quantité d'autres choses » qui fissent « trouver quelque plaisir » à la lire.

La multiplicité despistes suggérées jusqu'à présent, et dont aucune ne manque totalement de vraisemblance, suffit à prouver, selonnous, que la vérité de Manon Lescaut est bien plus symbolique et générale que particulière.

Marc de Villiers n'a-t-ilpas retrouvé, lui aussi, l'histoire d'une femme Froget ou Quentin, d'Angers, qui après avoir séduit le sieur de laVarenne, est emprisonnée à Nantes, s'évade, part avec lui pour le Mississipi, où La Varenne se voit alors enlever samaîtresse par un nommé Rançon, l'homme de confiance du tout-puissant Croizat en Louisiane ? (cf.

Histoire de lafondation de la Nouvelle-Orléans).Ce qui fait alors crier au scandale, c'est l'art de donner au lecteur l'illusion d'une réalité clandestine, par lerapprochement de petits détails dont on ne saurait contester l'exactitude.

Non que Prévost se montre ici réalisteaussi minutieux que parfois Robert Challes.

On ne nous décrit point la disposition et l'ameublement des pièces, ou lesvêtements des personnages.

Mais chacun connaît bien les archers qui emmènent Manon.

Les bandouliers, comme onles appelle à cause de leur bandoulière bleue à fleur de lys jaune brodée, ont mauvaise réputation.

Ils accompagnenttoujours les convois de prisonnières, quoique ceux-ci se fassent plus rares.

La rue V., où des Grieux vient, parmalchance, chercher refuge avec Manon dès son arrivée à Paris, qui ne devine alors qu'elle désigne probablement larue Vivienne, résidence ordinaire des financiers ? On sait aussi la réputation de Chaillot.

Lorsque Manon et desGrieux s'y logent, on ne s'étonne pas que le garde du corps, frère de Manon, leur tienne souvent compagnie.

Hommeà toutes besognes, il devient leur inévitable factotum.

Cafés, spectacles, maison de jeu, l'hôtel de Transylvaniesurtout, si tristement célèbre, sont des réalités non moins proches.

On n'a pas encore oublié le nom du propriétaireà l'époque, « M.

le prince de R.

qui demeurait...

à Clagny.

» Et la Salpêtrière, prison tant redoutée des filles demauvaise conduite, ou simplement des filles séduites, abandonnées de leurs riches amants, qui trouvaient parfoisplus commode de les faire enfermer.

Des Grieux la redoute à juste titre, car on n'était pas tendre pour lesprisonnières, rasées et vêtues de bure.

Non plus que pour les jeunes gens de bonne famille emprisonnés à Saint-Lazare pour indocilité.

On les accueillait d'ordinaire par une fessée bien administrée, dont le seul souvenir fit deBeaumarchais la risée du public cinquante ans plus tard, quand on l'y conduisit à son tour.

Aussi, des Grieux n'a-t-il. »

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