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RÉCIT ET ARGUMENTATION DANS BOULE DE SUIF

Publié le 14/03/2015

Extrait du document

Aussitôt à table, on commença les approches. Ce fut d'abord une conversation vague sur le dévouement. On cita des exemples anciens : Judith et Holopherne, puis, sans aucune raison, Lucrèce avec Sextus, Cléopâtre fai‑

5        sant passer par sa couche tous les généraux ennemis, et les y réduisant à des servilités d'esclave. Alors se déroula une histoire fantaisiste, éclose dans l'imagina­tion de ces millionnaires ignorants, où les citoyennes de Rome allaient endormir à Capoue Annibal entre leurs

10 bras, et, avec lui, ses lieutenants, et les phalanges des mercenaires. On cita toutes les femmes qui ont arrêté des conquérants, fait de leur corps un champ de bataille, un moyen de dominer, une arme, qui ont vaincu par leurs caresses héroïques des êtres hideux ou détestés, et

15    sacrifié leur chasteté à la vengeance et au dévouement. On parla même en termes voilés de cette Anglaise de grande famille qui s'était laissé inoculer une horrible et contagieuse maladie pour la transmettre à Bonaparte sauvé miraculeusement, par une faiblesse subite, à

20    l'heure du rendez-vous fatal.

Et tout cela était raconté d'une façon convenable et

modérée, où parfois éclatait un enthousiasme voulu pro‑

pre à exciter l'émulation.

On aurait pu croire, à la fin, que le seul rôle de la

25    femme, ici-bas, était un perpétuel sacrifice de sa personne, un abandon continu aux caprices des soldatesques.

Les deux bonnes soeurs ne semblaient point entendre, perdues en des pensées profondes. Boule de Suif ne disait rien.

30 Pendant toute l'après-midi on la laissa réfléchir. Mais, au lieu de l'appeler « madame « comme on avait fait jusque là, on lui disait simplement « mademoiselle «, sans que personne sût bien pourquoi, comme si l'on avait voulu la faire descendre d'un degré dans l'estime

35    qu'elle avait escaladée, lui faire sentir sa situation hon­teuse.

Au moment où l'on servit le potage, M. Follenvie repa­rut, répétant sa phrase de la veille : « L'officier prussien fait demander à Mlle Élisabeth Rousset si elle n'a point 40 encore changé d'avis. «

Boule de Suif répondit sèchement : « Non, monsieur. « Mais au dîner la coalition faiblit. Loiseau eut trois phra­ses malheureuses. Chacun se battait les flancs pour découvrir des exemples nouveaux et ne trouvait rien,

45   quand la comtesse, sans préméditation peut-être, éprou­vant un vague besoin de rendre hommage à la Religion, interrogea la plus âgée des bonnes soeurs sur les grands faits de la vie des saints. Or, beaucoup avaient commis des actes qui seraient des crimes à nos yeux ; mais

50 l'Église absout sans peine ces forfaits quand ils sont accomplis pour la gloire de Dieu, ou pour le bien du prochain. C'était un argument puissant ; la comtesse en profita. Alors, soit par une de ces ententes tacites, de ces complaisances voilées, où excelle quiconque porte un

55 habit ecclésiastique, soit simplement par l'effet d'une intelligence heureuse, d'une secourable bêtise, la vieille religieuse apporta à la conspiration un formidable appui. On la croyait timide, elle se montra hardie, verbeuse, violente. Celle-là n'était pas troublée par les tâtonnements

60   de la casuistique ; sa doctrine semblait une barre de fer; sa foi n'hésitait jamais ; sa conscience n'avait point de scrupules. Elle trouvait tout simple le sacrifice d'Abra-ham, car elle aurait immédiatement tué père et mère sur un ordre venu d'en haut ; et rien, à son avis, ne pouvait

65 déplaire au Seigneur quand l'intention était louable. La comtesse, mettant à profit l'autorité sacrée de sa complice inattendue, lui fit faire comme une paraphrase édifiante de cet axiome de morale : « La fin justifie les moyens.«

Elle l'interrogeait.

70    « Alors, ma soeur, vous pensez que Dieu accepte toutes les voies, et pardonne le fait quand le motif est pur ? Qui pourrait en douter, madame ? Une action blâmable en soi devient souvent méritoire par la pensée qui l'ins­pire. «

75    Et elles continuaient ainsi, démêlant les volontés de Dieu, prévoyant ses décisions, le faisant s'intéresser à des choses qui, vraiment, ne le regardaient guère.

Tout cela était enveloppé, habile, discret. Mais chaque parole de la sainte fille en cornette faisait brèche dans la

80    résistance indignée de la courtisane. Puis, la conversa­tion se détournant un peu, la femme aux chapelets pen­dants parla des maisons de son ordre, de sa supérieure, d'elle-même et de sa mignonne voisine, la chère soeur Saint-Nicéphore. On les avait demandées au Havre pour

85    soigner dans les hôpitaux des centaines de soldats atteints de la petite vérole. Elle les dépeignit, ces misé­rables, détailla leur maladie. Et tandis qu'elles étaient arrêtées en route par les caprices de ce Prussien, un grand nombre de Français pouvaient mourir qu'elles

90    auraient sauvés peut-être ! C'était sa spécialité, à elle, de soigner les militaires ; elle avait été en Crimée, en Italie, en Autriche, et, racontant ses campagnes, elle se révéla tout à coup une de ces religieuses à tambours et à trompettes qui semblent faites pour suivre les camps,

95    ramasser des blessés dans les remous des batailles, et, mieux qu'un chef, dompter d'un mot les grands sou­dards indisciplinés ; une vraie bonne soeur Ran-tan-plan dont la figure ravagée, crevée de trous sans nombre, paraissait une image des dévastations de la guerre.

 

100 Personne ne dit rien après elle, tant l'effet semblait excellent.

Cet extrait apparaît comme une séquence à dominante argumentative insérée dans un récit. Il expose une straté­gie argumentative ; les deux modes d'énonciation, narra­tive et discursive, ne sont pas séparés. En effet, dans le même texte, Maupassant raconte des événements de la vie des personnages, selon le déroulement d'une histoire, et des situations discursives ayant comme modèle de base le schéma question-réponse. Nous pouvons dire qu'il met en scène une argumentation.

Le passé simple et l'imparfait sont les temps tradition­nellement utilisés dans le récit. On rapporte les faits du passé. Le passé simple, en effet, n'est généralement pas employé dans le discours. Ne s'opposant pas du point de vue de la temporalité, puisqu'ils font tous deux référence au passé, le passé simple et l'imparfait, constamment employés dans le texte, s'opposent ici du point de vue de l'aspect. Le passé simple, limitatif, envisage nettement les limites temporelles de l'argumentation des bourgeois. Il s'agit bien ici du récit d'une argumentation qui est donc terminée. Les passés simples sont nombreux, surtout dans les deux premières parties, pour introduire le dis­cours : « on commença « (1. 1), « ce fut « (1. 1), « on cita « (1. 3), « se déroula « (1. 7), « on parla « (I. 16) ; dans la troisième partie, « Loiseau eut « (1. 42), « la vieille religieuse apporta « (1. 57). Mais il y a aussi, cer­taines fois, insistance sur le déroulement de ce procès par l'emploi de verbes imperfectifs (dont le sens indique une durée) comme « déroula « ou « parla «. L'imparfait, lui, non limitatif, puisqu'on ne sait quand les choses commen­cent ni quand elles se terminent, est davantage employé, surtout dans la troisième partie, pour insister sur la durée des effets produits par le discours et les sentiments éprou­vés : « où parfois éclatait un enthousiasme « (1. 22), « on la croyait « (1. 59), « elle l'interrogeait « (1. 69), « cha­que parole ... faisait brèche « (1. 79), « l'effet semblait excellent « (1. 100). Il est également employé dans le récit de la soeur pour signaler l'importance de l'effet duratif de certaines situations : « elles étaient arrêtées « (1. 87).

« Les deux bonnes sœurs ne semblaient point entendre, perdues en des pensées profondes.

Boule de Suif ne disait rien.

30 Pendant toute l'après-midi on la laissa réfléchir.

Mais, au lieu de l'appeler «madame» comme on avait fait jusque là, on lui disait simplement « mademoiselle », sans que personne sût bien pourquoi, comme si l'on avait voulu la faire descendre d'un degré dans l'estime 35 qu'elle avait escaladée, lui faire sentir sa situation hon­ teuse.

Au moment où l'on servit le potage, M.

Follenvie repa­ rut, répétant sa phrase de la veille : « L'officier prussien fait demander à Mlle Élisabeth Rousset si elle n'a point 40 encore changé d'avis.

» Boule de Suif répondit sèchement : « Non, monsieur.

» Mais au dîner la coalition faiblit.

Loiseau eut trois phra­ ses malheureuses.

Chacun se battait les flancs pour découvrir des exemples nouveaux et ne trouvait rien, 45 quand la comtesse, sans préméditation peut-être, éprou­ vant un vague besoin de rendre hommage à la Religion, interrogea la plus âgée des bonnes sœurs sur les grands faits de la vie des saints.

Or, beaucoup avaient commis des actes qui seraient des crimes à nos yeux ; mais 50 l'Église absout sans peine ces forfaits quand ils sont accomplis pour la gloire de Dieu, ou pour le bien du prochain.

C'était un argument puissant ; la comtesse en profita.

Alors, soit par une de ces ententes tacites, de ces complaisances voilées, où excelle quiconque porte un 55 habit ecclésiastique, soit simplement par l'effet d'une intelligence heureuse, d'une secourable bêtise, la vieille religieuse apporta à la conspiration un formidable appui.

On la croyait timide, elle se montra hardie, verbeuse, violente.

Celle-là n'était pas troublée par les tâtonnements 60 de la casuistique ; sa doctrine semblait une barre de fer; sa foi n'hésitait jamais ; sa conscience n'avait point de scrupules.

Elle trouvait tout simple le sacrifice d 'Abra­ ham, car elle aurait immédiatement tué père et mère sur un ordre venu d'en haut; et rien, à son avis, ne pouvait 65 déplaire au Seigneur quand l'intention était louable.

La comtesse, mettant à profit l'autorité sacrée de sa complice inattendue, lui fit faire comme une paraphrase édifiante de cet axiome de morale : « La fin justifie les moyens.». »

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