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Roman et Littérature

Publié le 01/12/2018

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Cependant, depuis le XIIe siècle, des milliers de romans donnent ces modèles pour accessibles, alors que Mme de La Fayette, Rousseau, Balzac, Stendhal, Proust écrivent que l’homme peut et doit seulement s’en approcher, le plus souvent au prix de sa mort. Une telle opposition concerne directement le problème du genre romanesque, puisqu’un genre se caractérise par l'unité, la cohérence, l’harmonie — la tragédie, l’épopée, par exemple. Dans sa célèbre Théorie du roman (1914) G. Lukâcs traite non pas du genre, mais de la « forme romanesque », qu’il considère comme le lieu littéraire d’un affrontement entre idéalisme et réalisme, temps révolu et temps actuel, personne individuelle et totalité sociale. L’humanité eut une « enfance » héroïque, épique, où la société était cohérente, sans conflits entre l’individuel et le social, sans antagonismes entre les valeurs et la vie. Ce passé, le personnage romanesque voudra le revivre, ou plutôt exigera qu’il retrouve une place, un rôle dans la société actuelle, imparfaite, dégradée, où les relations humaines sont déterminées par les intérêts matériels. Ainsi Lukàcs met-il en lumière ce thème de la conciliation (à la fois nécessaire et impossible) entre idéaux et existence concrète, thème qui parcourt l’histoire du roman, mais qui prendra une acuité dramatique au XIXe siècle. Se fier à l’histoire, au temps, au devenir, pour approcher et réaliser ce qui, par nature, n’est ni temporel ni historique (justice, raison, amour) : sous diverses formes, cette exigence sera celle des grands personnages de roman à l’époque où l’Histoire, précisément, devient une valeur, ainsi qu'une nature : l’homme est essentiellement historique. Positivement ou négativement. l’Histoire (comme la Société) sera la référence fondamentale de la destinée du héros de roman. Julien Sorel (le Rouge et le Noir) se fie à l’Histoire pour accomplir son ambition — qui est pour lui un devoir, une morale. Dans l’Histoire, au contraire, le prince André (Guerre et Paix) verra un mythe cruel et mensonger, hors duquel ou contre lequel doit se faire l’unité de l’humain — mais le prince mourra au combat. L’œuvre de Balzac associe l’Histoire et la Société comme déterminants absolus de l’existence des individus. Dès lors, ou bien le personnage contrarie ces deux forces — et il périt — ou bien il s’y adapte pour survivre et pour se ranger du côté des puissants. Au XXe siècle, l’Histoire devient pour les écrivains un « cauchemar » (Joyce l’écrit dans Ulysse) — et cependant la perspective de G. Lukâcs concerne le Narrateur d’A la recherche du temps perdu, qui sans cesse oppose la durée complexe de sa conscience, et la vérité de l’art, aux conventions absurdes d’une société où il doit pourtant continuer de vivre.

 

Ces contradictions étaient inhérentes aux formes de civilisation, de culture, de société qui suscitèrent et accueillirent le romanesque. Le partage entre amour et désir, la dualité complémentaire entre individu et société, le besoin de relier le plan des valeurs au mouvement progressif de l’Histoire, ou encore d'unir l’héroïsme et le pragmatisme, sont autant de facteurs qui rendent nécessaire la médiation romanesque, mais qui constituent en même temps un mode de pensée et de sensibilité propre à certains milieux de la France du XIIe siècle et, plus généralement, d’une civilisation occidentale qui, à travers ses classes dominantes, ne pourra concevoir la terre sans songer aux cieux, et inversement, mais qui se détournera des rêves, des rêveries, des mythes, des magies. « Le roman est bien le genre d'une société de connaissance, société critique, avide de savoir » (A. Ablamowicz).

Le roman, le ou les genres romanesques, l'art du roman enfin ont pour origine concrète un mode de langage transitoire, intermédiaire, médiateur : le langage roman. Informe, instable, sinon bâtard, le roman a pourtant assuré le passage entre le latin écrit, langue noble, et — parmi les langues héritières du latin (les « langues romanes ») — le français auquel le ferment du roman fut nécessaire pour établir son originalité, sa cohérence grammaticale, son pouvoir conceptuel et esthétique. Le roman comme œuvre, comme type d'écriture, a accompagné le roman langue parlée, vernaculaire, dans ce travail de transformation : les premiers récits romanesques ont constitué une transition entre des genres littéraires représentant de grandes actions, de nobles héros, et une littérature de moins en moins héroïque, de moins en moins merveilleuse, qui correspondait à une civilisation, à une culture, à une société nouvelles, que l’on peut caractériser par la notion d’humanisme. Quand la langue

 

française est formée et qu’apparaissent l'Astrée, le Roman bourgeois, la Princesse de Clèves, ces romans sont l’aboutissement d'un processus commencé au XIIe siècle : après le Roman de la Rose et Pantagruel, ils poursuivent la démarche des « vieux romans » qui, par leur contenu (actions, personnages, descriptions) et par leur expression « romane », avaient transformé le mythique en prosaïque.

 

Voilà un point essentiel : de même que le roman est le support d'une prose assez humble par rapport au discours et à la prosodie élevés du latin, de même les premiers romans, fussent-ils écrits en vers, auront ramené aux dimensions du quotidien, de l’actuel, les hautes figures de l’Antiquité, qui revêtent ainsi une certaine vraisemblance. Etre vraisemblable, c’est être présent et accessible : par là le Personnage se distingue du Héros. Au XIIe siècle, les œuvres fondatrices du romanesque (Thèbes, Brut, Enéas, le Roman de Troie) ont pour forme une langue usuelle et pour matière un univers utile : gens, sentiments, situations susceptibles d'être reproduits, « revécus » [voir Romans antiques]. Cependant, tout comme la prose romane déforme, transforme et conserve tout ensemble le latin, la narration romanesque se souviendra fortement des modèles légendaires, qu’elle tendra à retrouver, à restaurer sous des apparences actuelles, contemporaines. L’actualité, l’actualisation, a souligné M. Bakhtine, caractérisent fondamentalement le romanesque, mais celui-ci, par d'autres voies que l’épopée ou le mythe, cherche le plus souvent à en rejoindre, à en égaler l’esprit.

 

Des amours d’Énéas et de Didon aux aventures chevaleresques de Chrétien de Troyes, puis de la Princesse de Clèves à la Chartreuse de Parme et à la Condition humaine, le roman témoigne de la même ambiguïté : l’écrivain ne s'écarte de l’héroïsme et du surhumain que pour les faire renaître sous d'autres formes, accordées à î’Histoire, en des figures d'ici et de maintenant. Né d'un langage « rustique » (Voltaire emploie ce terme à propos de Philomena écrit au Xe siècle), le roman accapare et transforme les grandeurs anciennes, plus ou moins irréelles. En rapprochant d'une quotidienneté vécue le légendaire cycle arthurien. Chrétien de Troyes n'en trahit pas les magies, la spiritualité, l'héroïsme. Par son caractère et son intelligence, Julien Sorel ne sera pas indigne de son modèle mythique : Napoléon. Attaché au réel, au concret, le prosaïsme romanesque illustre en même temps un univers de valeurs spirituelles, intellectuelles, morales. On peut définir le roman en fonction de l’écart qu’il assume, qu’il rend vivant, entre le plan des valeurs (foi, amour, générosité, ambition) et les accidents, les aléas, les pièges de l’existence. Le romanesque « feint » la rencontre d’une nécessité avec des hasards.

 

Écrits en roman, les premiers romans portaient en eux les traits qui apparaîtront nettement dans le romanesque européen quatre siècles environ plus tard : ambiguïté, médiation, actualisation, historicité surtout. Le romanesque est historique. Fidèle à sa langue d'origine, qui était en formation, le roman montrera des êtres en train de s’accomplir, et non plus des héros qui, eux, ne changeaient pas. A l’inverse des mythes ou des épopées, le romanesque met fin à la nuit des temps. Un trajet commence et se poursuit, selon lequel un personnage se transforme ou, plutôt, « devient ce qu’il est ». Don Juan ne saurait être un personnage de roman : ou il est Don Juan ou il meurt. Quand Perceval ou Lancelot partent vers l’aventure, l’histoire d'une langue et celle d’un pays se forment, et elles ont une fin. une destinée. A l’apparition (Achille. Œdipe, Siegfried) le roman substitue l'explication, donc le temps, la mémoire, l'histoire.

 

Le roman s’est formé principalement dans le domaine français, c’est-à-dire de langue d'oïl. « Le roman moderne, observe K. Vossler, est une invention française, tant pour le fait que pour son appellation : l'exemple français fait autorité en Europe depuis le Moyen Age. En vieux français, on nommait romanz à peu près tout ce qui était romanice : produit et écrit dans la langue romane du pays, et non en latin littéraire. De même les Provençaux, Espagnols, Portugais devaient désigner leur langue vulgaire et ses œuvres par romans, ou romances, pour les distinguer du latin, langue d'école et supranationale. Les Italiens ont exprimé cette différence avec encore plus de vigueur ».

 

Française, et nationale, la « langue romane » que nous considérons dès lors comme l’« ancien français », ne pourra bientôt plus être ignorée par les écrivains, et ceux-ci l’emploieront pour des œuvres mettant en scène (indirectement) une société contemporaine à laquelle ils appartiennent même s’ils y ont un statut plus ou moins marginal. Si Marie de France devra abandonner le projet de « traire [traduire] une bone estoire de latin en

 

romaunz », en revanche Chrétien de Troyes se présentera comme

 

Cil qui fist d'Erec et Enide

 

Et les commandemanz d'Ovide

 

Et l'art d'amors en romans mist...

 

Et, au début de son Conte du Graal, Chrétien annoncera avec fierté :

 

Crestiens seme et fet semance

 

D'un romans que il ancomance ...

 

Mais avant même Lancelot ou Perceval les premiers romans avaient mis au jour une idée nouvelle : celle d'individu, qui, loin d’impliquer une séparation du social, indique le sentiment que l’on est singulier dans un groupe où l'on est intégré. Cette relation dialectique entre « un » et « nous » détermine ce que les sociologues modernes du roman (tel H.R. Jauss) nommeront « horizon d'attente » : on attend du roman qu’il exalte les faits, gestes et aspirations d'un individu dans les limites (ou contre les limites) d’une classe, d’un groupe, d’un milieu.

 

La question du genre

 

Rédigé en langue vulgaire, le roman s’adressait non plus à des clercs, à des « intellectuels » — pour qui on écrivait en latin —, mais à un public de gens cultivés, ou se donnant pour tels. Disons aussitôt que de nos jours encore on voit volontiers dans le roman un fait de culture et non pas de connaissance — alors que les grands romanciers, eux, ont toujours voulu écrire plutôt pour la connaissance que pour la culture. Conçu afin d'être lu — à la différence de genres contemporains, récités ou chantés, en tout cas oraux —, le roman impliquait un tête-à-tête avec l'œuvre, pendant que la chanson de geste se chantait à tout un auditoire rassemblé — qui pouvait comprendre des analphabètes.

 

Cette lecture individuelle du roman correspondait exactement à l’aventure d'un individu, qui était narrée dans le texte. Lecteur et personnage mettent chacun en jeu un triple et complexe rapport : individu-société-histoire, et ce rapport compose un concept : celui de « personne ». Le personnage de roman est seul, mais dans une société dont il se veut ou se sait membre, ou encore dont il veut devenir membre. Il a une vie intérieure (affective, passionnelle) souvent en contradiction avec les exigences, les contraintes, les conventions de la société — mais le romancier sait que cette société sera la plus forte : il lui faut s’adapter, s’incliner ou mourir. Aussi bien le héros de roman (du moins jusqu’à la fin du xixc siècle) ne s’est pas délibérément dressé contre la société : à travers son aventure toute personnelle, il a voulu, bien plutôt, convertir un ensemble social à des valeurs qu’il estimait justes — ou du moins affirmer qu’un équilibre devrait être réalisé entre les désirs du «je », ou du « il », et l'organisation du « nous », ou du « eux ». Par harmonie, antagonisme, par rupture même, le singulier, dans le romanesque, est indissociable de la totalité. On peut le voir nettement, dès le xiie siècle, dans Érec et Énide. Par sa vaillance de chevalier, Érec a mérité l’amour d'Énide. Mais, après avoir montré le droit des deux amants à s’abandonner à leur bonheur, Chrétien remet Érec sur la voie de l’aventure chevaleresque. Les personnages romanesques (Mme de Clèves comme Fabrice del Dongo) sont tout ensemble sociaux et asociaux, et cette contradiction implique leur historicité, leur temporalité : ils doivent aller de l’avant, avoir une histoire dans I’Histoire, n’exister que par progression et évolution. De même, les lecteurs de telles aventures, de tels itinéraires, veulent d’une part avoir un passé, un présent, un avenir en ce monde-ci, et, d'autre part, se référer à des modèles qui soient à leur portée.

« une langue usuelle et pour matière un univers utile : gens, sentiments.

situations susceptibles d'être repro­ duits, «revécus >> [voir ROMANS ANTIQUESl.

Cependant, tout comme la prose romane déforme.

transforme et conserve tout ensemble le latin, la narration romanesque se souviendra fortement des modèles légendaires, qu'elle tendra à retrouver, à restaurer sous des apparences actuelles, contemporaines.

L' acmalité.

l'actualisation, a souligné M.

Bakhtine, caractérisent fondamentalement le romanesque, mais celui-ci, par d'au tres voies que l'épopée ou le mythe.

cherche le plus souvent à en rejoin­ dre, à en égaler l'�sprit.

Des amours d'Enéas et de Didon aux aventures cheva­ leresques de Chrétien de Troyes, puis de la Princesse de Clèves à la Chartreuse de Parme et à /a Condition humaine, le roman témoigne de la même ambiguïté : l'écrivain ne s'écarte de l'hér oïsme et du surhumain que pour les faire renaître sous d'autres formes, accordées à l' Histoire, en des figures d'ici et de maintenant.

Né d'un langage « rustique >> (Voltaire emploie ce terme à propos de Philomena écrit au xe siècle), le roman accapare et transforme les grandeurs anciennes.

plus ou moins irréel­ les.

En rapprochant d'une quotidienneté vécue le légen­ daire cycle arthurien, Chrétien de Troyes n ·en trahit pas les magies, la spiritualité, l'héroïsme.

Par son caractère et son intelligence, Julien Sorel ne sera pas indigne de son modèle mythique : Napoléon.

Attaché au réel, au concret, le prosaïsme romanesque illustre en même temps un univers de valeurs spirituelles.

intellectuelles, morales.

On peut définir le roman en fonction de l'écart qu'il assume, qu'il rend vivant, entre le plan des valeurs (foi.

amour.

générosité.

ambition) et les accidents, les aléas, les pièges de l'existence.

Le romanesque « feint >> la rencontre d ·une nécessité avec des hasards.

É crits en roman, les premiers romans portaient en eux les traits qui apparaîtront nettement dans le romanesque européen quatre siècles environ plus tard : ambiguïté, médiation, actualisation, historicité surtout.

Le romanes­ que est historique.

Fidèle à sa langue d'origine, qui était en formation, le roman montrera des êtres en train de s ·accomplir, ct non plus des héros qui.

eux.

ne chan­ geaient pas.

A l'inverse des mythes ou des épopées, le romanesque met fin à la nuit des temps.

Un trajet com­ mence et se poursuit, selon lequel un personnage se transforme ou, plutôt, « devient ce qu'il est>>.

Don Juan ne saurait être un personnage de roman : ou il est Don Juan ou il meurt.

Quand Perceval ou Lancelot partent vers l'aventure, l'histoire d'une langue et celle d'un pays se forment, et elles ont une fin.

une destinée.

A l'appari­ tion (Achille, Œdipe.

Siegfried) le roman substitue l'ex­ plication, donc le temps, la mémoire, l'histoire.

Le roman s'est formé principalement dans le domaine fra nçais, c'e:it-à-dire de langue d'oïl.

«Le roman moderne, observe K.

Vossler, est une invention fran­ çaise, tant pour le fait que pour son appellation : l'ex�m­ ple français fait autorité en Europe depuis le Moyen Age.

En vieux frarçais, on nommait roman::.

à peu près tout ce qui était romanice : produit et écrit dans la langue romane du pays, et non en latin littéraire.

De même les Provençaux, Espagnols, Portugais devaient désigner leur langue vulgaire et ses œuvres par romans.

ou romances , pour les distinguer du latin, langue d'école et supranatio­ nale.

Les Italiens ont exprimé cette différence avec encore plus de vigueur >>.

Française, >,en revanche Chrétien de Troyes se présentera comme Cil qui fist d'Erec et En ide Et les commandemanz d'Ovide Et l'art d'amors en romans mist...

Et, au début de son Conte du Graal.

Chrétien annon­ cera avec fierté : Crestiens seme et fet sema nee D'un romans que il ancomance ...

Mais avant même Lancelot ou Perceval les premiers romans avaient mis au jour une idée nouvel le: celle d'individu, qui.

loin d'impliquer une séparation du social.

indique le sentiment que l'on est singulier dans un groupe où l'on est intégré.

Cette relation dialectique entre > et détermine ce que les sociologues modernes du roman (tel H.R.

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Par harmonie.

antagonisme.

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le singulier.

dans le romanesque, est indissociable de la totalité.

On peut le voir nettement, dès le x11< siècle, dans É rec et Énide.

Par sa vaillance de chevalier, Érec a mérité l'amour d'Énide.

Mais, après avoir montré le droit des deux amants à s'abandonner à leur bonheur, Chrétien remet Érec sur la voie de l'aventure chevaleresque.

Les personnages romanesques (M"'e de Clèves comme Fabrice del Dongo) sont tout ensemble sociaux et aso­ ciaux, et cette contradiction implique leur historicité, leur temporalité : ils doivent aller de l'av ant, avoir une histoire dans l'Histoire, n'exister que par progression et évolution.

De même, les lecteurs de telles aventures, de tels itinéraires, veulent d'une part avoir un passé, un présent, un avenir en ce monde-ci, et, d'autre part, se référer à des modèles qui soient à leur portée.. »

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