Rousseau - Les Confessions : « On dirait que mon coeur et mon esprit n'appartiennent pas au même individu » - Autoportrait
Publié le 26/07/2013
Extrait du document
Texte
Deux choses presque inalliables s'unissent en moi sans que j'en
puisse concevoir la manière : un tempérament très ardent, des passions
vives, impétueuses, et des idées lentes à naître, embarrassées, et qui ne
se présentent jamais qu'après coup. On dirait que mon cœur et mon esprit
n'appartiennent pas au même individu. Le sentiment plus prompt que
l'éclair vient remplir mon âme, mais au lieu de m'éclairer il me brûle et
m'éblouit. Je sens tout et je ne vois rien. Je suis emporté mais stupide ; il
faut que je sois de sang-froid pour penser. Ce qu'il y a d'étonnant est que
j'ai cependant le tact assez sûr, de la pénétration, de la finesse même
pourvu qu'on m'attende : je fais d'excellents impromptus à loisir ; mais
sur le temps je n'ai jamais rien fait ni dit qui vaille. Je ferais une fort jolie
conversation par la poste, comme on dit que les Espagnols jouent aux
échecs. Quand je lus le trait d'un duc de Savoie qui se retourna faisant
route pour crier : à votre gorge, marchand de Paris, je dis : "me voilà."
Cette lenteur de penser, jointe à cette vivacité de sentir, je ne l'ai
pas seulement dans la conversation, je l'ai même seul et quand je
travaille. Mes idées s'arrangent dans ma tête avec la plus incroyable
difficulté. Elles y circulent sourdement; elles y fermentent jusqu'à
m'émouvoir, m'échauffer, me donner des palpitations, et au milieu de
toute cette émotion je ne vois rien nettement ; je ne saurais écrire un seul
mot, il faut que j'attende. Insensiblement ce grand mouvement s'apaise,
ce chaos se débrouille ; chaque chose vient se mettre à sa place, mais
lentement et après une longue et confuse agitation. N'avez-vous point vu
quelquefois l'opéra en Italie ? Dans les changements de scène il règne sur
ces grands théâtres un désordre désagréable, et qui dure assez longtemps : toutes les décorations sont entremêlées ; on voit de toutes parts un
tiraillement qui fait peine ; on croit que tout va renverser. Cependant peu
à peu tout s'arrange, rien ne manque, et l'on est tout surpris de voir
succéder à ce long tumulte un spectacle ravissant. Cette manœuvre est à
peu près celle qui se fait dans mon cerveau quand je veux écrire. Si
j'avais su, premièrement attendre, et puis rendre dans leur beauté les
choses qui s'y sont ainsi peintes, peu d'auteurs m'auraient surpassé.
De là vient l'extrême difficulté que je trouve à écrire. Mes
manuscrits raturés, barbouillés, mêlés, indéchiffrables, attestent la peine
qu'ils m'ont coûtée. Il n'y en a pas un qu'il ne m'ait fallu transcrire quatre
ou cinq fois avant de le donner à la presse. Je n'ai jamais pu rien faire la
plume à la main vis-à-vis d'une table et de mon papier. C'est à la
promenade au milieu des rochers et des bois, c'est la nuit dans mon lit et
durant mes insomnies que j'écris dans mon cerveau, l'on peut juger avec
quelle lenteur, surtout pour un homme absolument dépourvu de mémoire
verbale, et qui de la vie n'a pu retenir six vers par cœur. Il y a telle de
mes périodes que j'ai tournée et retournée cinq ou six nuits dans ma tête
avant qu'elle fût en état d'être mise sur le papier. De là vient encore que
je réussis mieux aux ouvrages qui demandent du travail, qu'à ceux qui
veulent être faits avec une certaine légèreté, comme les lettres : genre
dont je n'ai jamais pu prendre le ton, et dont l'occupation me met au
supplice. Je n'écris point de lettres sur les moindres sujets qui ne me
coûtent des heures de fatigue, ou, si je veux écrire de suite ce qui me
vient, je ne sais ni commencer ni finir, ma lettre est un long et confus
verbiage ; à peine m'entend-on quand on la lit.
Non seulement les idées me coûtent à rendre, elles me coûtent
même à recevoir. J’ai étudié les hommes et je me crois assez bon
observateur. Cependant je ne sais rien voir de ce que je vois ; je ne vois
bien que ce que je me rappelle, et je n'ai de l'esprit que dans mes
souvenirs. De tout ce qu'on dit, de tout ce qu'on fait, de tout ce qui se
passe en ma présence, je ne sens rien, je ne pénètre rien. Le signe
extérieur est tout ce qui me frappe. Mais ensuite tout cela me revient : je
me rappelle le lieu, le temps, le ton, le regard, le geste, la circonstance,
rien ne m'échappe. Alors, sur ce qu'on a fait ou dit, je trouve ce qu'on a
pensé, et il est rare que je me trompe. «
Lecture méthodique
Présentation du texte
I. Une contradiction essentielle
II. Les difficultés de la pensée et de l'écriture
a) Sur le plan des idées
b) Sur le plan de l'écriture
III. Les problèmes du décalage entre l'être et le paraître,
l'importance du portrait
a) Le contexte précis du livre III
b) Le contexte plus général de la vie de Rousseau
c) L'efficacité du portrait
Conclusion
Rousseau - Les Confessions
« On dirait que mon cœur et mon esprit n'appartiennent pas
au même individu « - Autoportrait
«
: toutes les décorations sont entremêlées ; on voit de toutes parts un
tiraillement qui fait peine ; on croit que tout va renverser.
Cependant peu
à peu tout s'arrange, rien ne manque, et l'on est tout surpris de voir
succéder à ce long tumulte un spectacle ravissant.
Cette manœuvre est à
peu près celle qu i se fait dans mon cerveau quand je veux écrire.
Si
j'avais su, premi èrement attendre, et puis rendre dans leur beauté les
choses qui s'y sont ainsi peintes, peu d'auteurs m'auraient surpassé.
De là vient l'extrême difficulté que je trouve à écrire.
Mes
ma nu scrits raturés, barbouillés, mêlés, indéchiffrables, attestent la peine
qu'ils m'ont coûtée.
Il n'y en a pas un qu'il ne m'ait fallu transcrire quatre
ou cinq fois avant de le donner à la presse.
Je n'ai jamais pu rien faire la
plume à la main vis -à-vis d'une table et de mon papier.
C'est à la
prom enade au milieu des rochers et des bois, c'est la nuit dans mon lit et
durant mes insomnies que j'écris dans mon cerveau, l'on peut juger avec
quelle lenteur, surtout pour un homme absolument dépourvu de mémoire
ve rbale, et qui de la vie n'a pu retenir six vers par cœur.
Il y a telle de
mes périodes que j'ai tournée et retournée cinq ou six nuits dans ma tête
avant qu'elle fût en état d'être mise sur le papier.
De là vient encore que
je réussis mieux aux ouvrages qui demandent du travail, qu'à ceux qui
veulent être faits avec une certaine légèreté, comme les lettres : genre
dont je n'ai jamais pu prendre le ton, et dont l'occupation me met au
su pplice.
Je n'écris point de lettres sur les moindres sujets qui ne me
coûtent des heures de fatigue, ou, si je veux écrire de suite ce qui me
vient, je ne sais ni commencer ni finir, ma lettre est un long et confus
verbiage ; à peine m'entend -on quand on la lit.
Non seulement les idées me coûtent à rendre, elles me coûtent
même à recevoir.
J’ai étudié les hommes et je me crois assez bon
obse rvateur.
Cependant je ne sais rien voir de ce que je vois ; je ne vois
bien que ce que je me rappelle, et je n'ai de l'esprit que dans mes
souvenirs.
De tout ce qu'on dit, de tout ce qu'o n fait, de tout ce qui se
passe en ma présence, je ne sens rien, je ne pénètre rien.
Le signe
extérieur est tout ce qui me frappe.
Mais ensuite tout cela me revient : je
me rappelle le lieu, le temps, le ton, le regard, le geste, la circonstance,
rien ne m 'échappe.
Alors, sur ce qu'on a fait ou dit, je trouve ce qu'on a
pensé, et il est rare que je me trompe.
»
Lecture méthodique
Présentation du texte
Faire son autoportrait peut avoir des motivations diverses.
Dans le
cas de Rousseau, cette démarche s'int ègre de manière logique au projet
des Confessions .
L'œuvre ne correspond -elle pas à la fois à une volonté de
réhabilitation et au désir, pour le narrateur, de se faire connaître dans « la
vérité de la nature » ? Le lecteur pourrait objecter qu'à travers to ut
l'o uvrage, Rousseau ne cesse de faire, en quelque sorte, son portrait,
puisque c'est lui, exclusivement, qu'il dépeint ! Mais c'est là un portrait
indirect, et dont le lecteur doit lui -même rassembler les éléments
constitutifs.
Dans le livre III des Con fessions , Rousseau entreprend de se
présenter direct ement, et ce portrait a un objectif précis, lié à des.
»
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