Devoir de Philosophie

Une rencontre vecue. Marguerite Duras- L'Amant

Publié le 06/07/2010

Extrait du document

duras

 L’homme élégant est descendu de la limousine. Il fume une cigarette anglaise. Il regarde la jeune fille au feutre d’homme et aux chaussures d’or. Il vient vers elle lentement. C’est visible, il est intimidé. Il ne sourit pas tout d’abord. Tout d’abord il lui offre une cigarette. Sa main tremble. Il y a cette différence de race, il n’est pas blanc, il doit la surmonter, c’est pourquoi il tremble. Elle lui dit qu’elle ne fume pas, non-merci. Elle ne dit rien d’autre, elle ne lui dit pas laissez-moi tranquille. Alors, il a moins peur. Alors, il lui dit qu’il croit rêver. Elle ne répond pas. Ce n’est pas la peine qu’elle réponde, que répondrait-elle. Elle attend. Alors, il lui demande Mais d’où venez-vous ? Elle dit qu’elle est la fille de l’institutrice de l’école des filles de Sadec. Il réfléchit puis il lui dit qu’il a entendu parler de cette dame, sa mère, de son manque de chance avec cette concession qu’elle aurait acheté au Cambodge, c’est bien ça n’est-ce pas ? Oui, c’est ça.

 

Il répète que c’est tout à fait extraordinaire de la voir sur ce bac. Si tôt le matin, une jeune fille belle comme elle l’est, vous ne vous rendez pas compte, c’est très inattendu, une jeune fille blanche dans un car indigène.

 

Il lui dit que le chapeau lui va bien, très bien même, que c’est … original… un chapeau d’homme, elle est si jolie, elle peut tout se permettre.

Elle le regarde. Elle lui demande qui il est. Il dit qu’il revient de Paris où il a fait ses études, qu’il habite Sadec lui aussi, justement sur le fleuve, la grande maison avec les grandes terrasses aux balustres de céramique bleue. Elle lui demande ce qu’il est. Il dit qu’il est chinois, que sa famille vient de la Chine du Nord, de Fou-Chouen. Voulez-vous me permettre de vous ramener chez vous à Saïgon ? Elle est d’accord. Il dit au chauffeur de prendre les bagages de la jeune fille dans le car et de les mettre dans l’auto noire.

 

Chinois. Il est de cette minorité financière d’origine chinoise qui tient tout l’immobilier populaire de la colonie. Il est celui qui passait le Mékong ce jour-là en direction de Saïgon.

 

Elle entre dans l’auto noire. La portière se referme. Une détresse à peine ressentie se produit tout à coup, une fatigue, la lumière sur le fleuve.

 

Je ne ferai plus jamais le voyage en car pour indigènes. Dorénavant, j’aurai une limousine pour aller au lycée et me ramener à la pension. Je dînerai dans les endroits les plus élégants de la ville. Et je serai toujours là à regretter tout ce que je fais, tout ce que je laisse, tout ce que je prends, le bon comme le mauvais, le car, le chauffeur du car avec qui je riais, les vieilles chiqueuses de bétel des places arrières, les enfants sur les porte-bagages, la famille de Sadec, l’horreur de la famille de Sadec, son silence génial.

 

Il parlait. Il disait qu’il s’ennuyait de Paris, des adorables parisiennes, des noces, des bombes, ah là là, de la Coupole, de la Rotonde, moi la Rotonde je préfère, des boites de nuit, de cette existence « épatante « qu’il avait menée pendant deux ans. Elle écoutait, attentive aux renseignements de son discours qui débouchaient sur la richesse, qui auraient pu donner une indication sur le montant des millions. Il continuait à raconter. Sa mère à lui était morte, il était enfant unique. Seul lui restait le père détenteur de l’argent. Mais vous savez ce que c’est, il est rivé à sa pipe d’opium face au fleuve depuis dix ans, il gère sa fortune depuis son lit de camp. Elle dit qu’elle voit.

 

Il refusera le mariage de son fils avec la petite prostituée blanche du poste de Sadec.

 

L’image commence bien avant qu’il ait abordé l’enfant blanche près du bastingage, au moment où il est descendu de la limousine noire, quand il a commencé à s’approcher d’elle, et qu’elle, elle le savait, savait qu’il avait peur.

 

Dès le premier instant elle sait quelque chose comme ça, à savoir qu’il est à sa merci. Donc qui d’autres que lui pourraient être à sa merci si l’occasion se présentait. Elle sait aussi quelque chose d’autre, que dorénavant le temps est sans doute arrivé où elle ne peut plus échapper à certaines obligations qu’elle a envers elle-même. Et que de cela sa mère ne doit rien apprendre, ni ses frères, elle le sait aussi ce jour-là. Dès qu’elle a pénétré dans l’auto noire, elle l’a su, elle est à l’écart de cette famille pour la première fois et pour toujours. Désormais, ils ne doivent plus savoir ce qu’il adviendra d’elle. Qu’on la leur prenne, qu’on la leur emporte, qu’on la leur blesse, qu’on la leur gâche, ils ne doivent plus le savoir. Ni la mère, ni les frères. Ce sera désormais leur sort. C’est déjà à en pleurer dans la limousine noire.

 

L’enfant maintenant aura affaire à cet homme là, le premier, celui qui s’est présenté sur le bac !

 

 Marguerite DURAS- 1984

Marguerite Duras (1914-1996) a vécu son enfance et son adolescence en Indochine. Elle est l’auteur de nombreux romans, scénarios et pièces de théâtre. Auteur assez hermétique, peu aimée du grand public jusqu’à la parution de L’Amant qui obtint le prix Goncourt et un succès planétaire (plus d’un million d’exemplaires vendus dès la parution- roman traduit dans toutes les langues, porté à l’écran par J.J. Annaud.)

duras

« 35 40 45 50 55 60 65 Il refusera le mariage de son fils avec la petite prostituée blanche du poste deSadec. L'image commence bien avant qu'il ait abordé l'enfant blanche près du bastingage,au moment où il est descendu de la limousine noire, quand il a commencé à s'approcherd'elle, et qu'elle, elle le savait, savait qu'il avait peur. Dès le premier instant elle sait quelque chose comme ça, à savoir qu'il est à samerci.

Donc qui d'autres que lui pourraient être à sa merci si l'occasion se présentait.Elle sait aussi quelque chose d'autre, que dorénavant le temps est sans doute arrivé oùelle ne peut plus échapper à certaines obligations qu'elle a envers elle-même.

Et que decela sa mère ne doit rien apprendre, ni ses frères, elle le sait aussi ce jour-là.

Dèsqu'elle a pénétré dans l'auto noire, elle l'a su, elle est à l'écart de cette famille pour lapremière fois et pour toujours.

Désormais, ils ne doivent plus savoir ce qu'il adviendrad'elle.

Qu'on la leur prenne, qu'on la leur emporte, qu'on la leur blesse, qu'on la leurgâche, ils ne doivent plus le savoir.

Ni la mère, ni les frères.

Ce sera désormais leursort.

C'est déjà à en pleurer dans la limousine noire. L'enfant maintenant aura affaire à cet homme là, le premier, celui qui s'est présentésur le bac ! Marguerite DURAS- 1984. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles