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VOLTAIRE, François Marie Arouet, dit : sa vie et son oeuvre

Publié le 12/11/2018

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voltaire

VOLTAIRE, François Marie Arouet, dit (1694-1778). « Dites-nous, célèbre Arouet... » C’est un certain Rousseau, prénommé Jean-Jacques, qui interpellait ainsi le grand Voltaire, en 1750, dans son premier Discours — son premier ouvrage. Arouet : le nom des origines. Comme pour réveiller l’exigence d’une authenticité oubliée ou trahie. Aux yeux du citoyen de Genève, qui vient d’accomplir sa « réforme » personnelle, le « célèbre Arouet » représente les compromissions de la carrière courtisane et mondaine, les concessions et les facilités d’une œuvre trop mêlée au siècle, et qui risque donc de s’y perdre en succès tout transitoires. On admire, chez le débutant génial, une aussi fulgurante intuition de l’essentiel. En 1750, c’est vrai, au-delà des titres et des consécrations, Voltaire ne s’était pas pleinement accompli. Quatre ans plus tard, s’étant retrouvé sur la frontière « le cul entre deux rois », l’ex-historiographe de Louis XV, l’ex-maître en belles-lettres de Frédéric II se gratifie enfin d’un destin en allant se fixer aux portes de la « parvulissime République » — au grand dam du citoyen Jean-Jacques, entre-temps devenu « célèbre » à son tour. Ce choix tardif, à plus de soixante ans, d’une marginalité, d’un établissement dans les marges de l’ordre, fut presque discret dans une existence aussi publique. Mais on méconnaît, tant est vif le préjugé de l’« antipoète », l’authentique vibration de l’Épître de l’arrivée aux Délices (1755) célébrant la «Liberté», «âme des grands

 

travaux » : texte non de circonstance, mais de fondation et de projet.

 

Un Voltaire côté cour, un autre côté jardin? Une fidélité de vocation relie, en fait, de beaucoup plus loin, petites et grandes, les autres fractures de la biographie, les écarts d’une longue jeunesse, les embastillements, l’exil anglais, les prudentes retraites de Cirey et de Berlin, les errances alsaciennes — et jusqu’à l’interdiction de sépulture qui termine si dérisoirement l’histoire de l'homme Voltaire. Côté jardin, la contestation de l’ordre, tapageuse, spectaculaire : le combat pour une société plus libre, une justice plus juste, une tolérance de toutes les opinions et croyances, une humanité plus fraternelle, dans la conscience lucide des solidarités terrestres. Mais côté cour, déjà, la conformité à l’ordre n’était qu’appa-rence et tactique. Le poète lauréat, dans les allées du pouvoir, pensait en dissident; en « philosophe », bien avant les Lettres philosophiques (1734). Rêvant déjà d’une modernisation « à l’anglaise » de la monarchie et de la société françaises — à preuve la Henriade (1728), portant en creux comme le modèle d’un nouveau contrat des rois et des peuples. Mais il rêvait aussi d’avoir une part active à cette œuvre de rénovation, d’où ces jeux de protections et d’influences, cette recherche de titres et de brevets (« brimborions » et « grelots », car l’esprit restait libre), et ces conseils aux hommes en place, et ces activités diplomatiques officieuses ou parallèles. Rêve d’un pouvoir réel? Imagine-t-on vraiment Voltaire en grand commis de Louis XV? (ou en éminence grise de Frédéric II?) Affirmation, plutôt, d’un pouvoir de l’intelligence et du discours, capable d’accompagner ou de stimuler les mutations nécessaires de l’« esprit public »? On en débat toujours. La Cour trancha par la double négative. Quoi qu’il fît ou écrivît, interdit ou toléré dans la capitale, admis ou non à Versailles, ses ouvrages d’ailleurs presque constamment censurés ou poursuivis, et souvent combattus par des plumitifs bien protégés, M. de Voltaire entra décidément très tôt dans le personnage du trublion et du mal-pensant. « Un auteur scélérat », selon la forte expression d'un premier magistrat le signalant en 1742 au cardinal et ministre Fleury.

 

Dans une lettre de jeunesse, Voltaire avait eu ce mot : « Je finirai par renoncer à mon pays ou à la passion de penser tout haut ». Côté jardin, cette « passion » se libère : les presses des Cramer vont débiter — pendant un quart de siècle — l’immense pot-pourri des positions, propositions et partis pris. L’œuvre se multiplie et s’élargit avec le temps. Elle se leste aussi. Mais les grandes « sommes » critiques de la vieillesse ont mûri longuement dans les silences forcés de la carrière mondaine : vingt ans pour le Siècle de Louis XIV (1752), quinze pour l'Essai sur les mœurs (1756), des dizaines d’années pour les travaux d’exégèse biblique. Ici encore, aucune discontinuité, non plus qu’entre Mahomet (1742), pour le fond, et les mémoires en faveur des Calas (1762). Tout au plus perçoit-on, dans ce développement d’une présence et d’une parole, une qualité nouvelle d’engagement, plus direct, plus immédiat, comme dicté par un sentiment d’urgence à l’approche de la mort. Mais une même logique de la dissidence, de l’action, de l’influence unit profondément l’œuvre et la vie. Projet d’« écrivant » peut-être plus que d’écrivain, selon la définition proposée par Roland Barthes : celui qui met sa plume au service d’une cause, pour interpeller, témoigner, intervenir. Enraciné dans son temps, plus détaché que ses grands contemporains de toute eschatologie d’une révélation posthume — ni Confessions pour l’innocence ni Neveu de Rameau pour la vengeance —, Voltaire réalise ce type de l’intellectuel alors appelé « philosophe », dont les discours et les écrits tendent à changer le monde, hic et nunc.

 

Polygraphie et philosophie

 

L’œuvre est immense, et d’une diversité confondante. Une épopée, deux poèmes burlesques, des milliers de vers dans tous les genres de poésie, une quarantaine de pièces de théâtre — tragédies et comédies —, des essais et des traités, des traductions et des adaptations, des plaidoyers et des pamphlets, d’énormes « œuvres alphabétiques », une dizaine d'ouvrages historiques, une vingtaine de romans et de contes, et des mélanges, des mélanges, des mélanges. « L’homme universel » : c’est l’un des titres légendaires, au bas des estampes de la vieillesse. La nouvelle édition de référence, actuellement en cours de publication, comptera plus de cent trente-cinq volumes, avec ses notices et ses appareils critiques, mais aussi de nombreux inédits (des lettres surtout) encore inconnus de Beuchot et Moland au siècle dernier. Au Catalogue général de la Bibliothèque nationale, Voltaire est le seul écrivain à remplir tout un tome, et ce tome est lui-même divisé en deux forts volumes.

 

On s’interroge sur cette frénésie d’écrire. Elle a ses déterminations personnelles : une vitalité hors du commun, une présence au monde exceptionnelle, en amplitude et en intensité tout à la fois. Plus intimement, l’effroi d’un vide intérieur, une horreur de l’ennui, l’angoisse de la mort peut-être, contre lesquels la littérature — le travail, disait-il plus simplement — lui fut un diver

 

tissement et un refuge. Son public, d’autre part, le gâta. Voltaire fut réellement, en son temps, une puissance intellectuelle, dont les raisons et les jugements comptaient. Porté par une attente plus vague, il devint aussi, en vers et en prose, un « écho sonore » des grands événements du siècle, et même des moins grands, du tremblement de terre de Lisbonne à la chute de Minorque, de l’expulsion des Jésuites au renvoi de Turgot. Journaliste et communicateur, dirions-nous. On s’habituait à l’entendre dire son mot sur toute chose, on forçait son silence. D'où l’aspect rhapsodique de cette production, dans les derniers temps surtout, si on la rapporte à l’actualité.

 

Pour l’essentiel cependant, sujets et intérêts, la polygraphie voltairienne tient à l’instabilité de l’ordre idéologique où elle intervient, à l’éclatement même des foyers de l’inquiétude et de la curiosité philosophiques, à l’énormité de cette béance problématique appelée « philosophie des Lumières ». On peut contester la valeur des résultats, on le fait volontiers dans le cas de Voltaire. Ni doctrine, ni théorie, ni système : il n’y prétendait pas. Il affirme la vocation d’un bonheur terrestre, il interroge en déiste conséquent une loi morale inscrite dans la nature, il cherche à définir un ordre humain conforme à cette loi et à cette vocation — tels sont les principaux axes philosophiques de l’œuvre. Encore sa réflexion prend-elle assez volontiers la forme heuristique du dialogue, quand elle ne se donne pas franchement pour celle d’un Philosophe ignorant (1766). Mais dans cette entreprise d’invention de l’homme où se reconnurent les « Lumières », dans cet effort collectif pour penser ou repenser le monde et l’histoire comme les lieux d’un accomplissement humain, Voltaire joua sa partie avec passion, plume en main, pendant soixante ans.

 

Il y tint un triple rôle. Celui du vulgarisateur fut le plus constant. Expliqués par lui, Locke et Newton devenaient clairs même aux mondains, les démarches et les paradigmes des nouveaux savoirs plus accessibles, les grands débats d’idées assimilables. Plus qu’un autre — Grimm l’a bien dit —, Voltaire mérita « la haine et la persécution des sots » : « il a mis la philosophie à la portée de tout le monde ». Aux valeurs nouvelles il confère une sorte d’évidence; à leur mise en œuvre une sorte d’urgence. L’exposé n’est pas neutre : il se donne souvent, dans sa brièveté variée en mille formes, comme un « évangile ». Mais la clarté voltairienne, ce « bon sens » que les bien-pensants surtout jugent « court », était en soi philosophique, comme résistance aux artifices langagiers et autres facticités mythiques — comme exigence au moins d'authenticité.

 

Le rôle d’intervenant lui est plus propre encore. Ses relations, mais son indépendance aussi, et le poids de son audience devant l’Europe entière, le mirent en situation, plus qu’aucun autre, d’articuler sur la réalité, d’inscrire quelquefois dans la réalité de véritables actions philosophiques. La plus spectaculaire fut la réhabilitation de Jean Calas, célébrée par tous les « frères », à juste titre, comme une victoire politique. Mais de l’envoi de Mahomet au pape jusqu’à cette étrange journée prérévolutionnaire du retour à Paris, à travers toute la série des Avis, Requêtes, Mémoires, Manifestes, Suppliques et autres Remontrances, une prise de conscience se développe, sinon une pratique toujours réaliste, des nouveaux pouvoirs de l’écrit.

 

Enfin, rôle moins personnel, mais qu’il remplit avec prédilection, Voltaire mit au service de la cause commune ses immenses talents de satirique et de polémiste. « Qui plume a, guerre a », aimait-il à dire. Bonne devise pour une carrière aussi bruyante et scandaleuse que la sienne. Aux querelles proprement littéraires du Bourbier (1714) et du Préservatif contre Desfontaines (1738) succédèrent bientôt les controverses de fond sur la physique et sur l’histoire, puis les grandes « batailles philosophiques » de la vieillesse, dont les aspects anecdotiques et personnels — ces fameux duels où le provoquèrent Fré-ron, La Beaumelle et le P. Nonnotte, ces opérations de guérilla où il se lança contre le P. Berthier, Chaumeix ou Lefranc de Pompignan — recouvrent en fait des enjeux de pouvoir, disputés entre « partis » comme on disait, entre groupes de pression, dont l’influence traversait les milieux de cour et de gouvernement. Répandue par toute l’« Europe française », couvrant d’ailleurs l’ensemble du champ alors ouvert à la littérature, portée par la passion d’expliquer et de convaincre, cumulant l’effet de masse et l’effet de dispersion, la production des Délices et de Ferney joua dans la diffusion des Lumières un rôle essentiel. On prête à Louis XV vieillissant ce mot excédé : « Ne fera-t-on pas taire cet homme? » « Cet homme » : porte-parole, animateur et agitateur à la fois — presque à lui seul un contre-pouvoir.

 

Après deux siècles, l’usage s’est établi de distinguer, dans l’espace complexe de l’œuvre, des parties « vivantes » et des parties « mortes ». « Vivants », paradoxalement, des écrits fugitifs, circonscrits même parfois à l’actualité du moment, tous plus ou moins liés cependant à l’activité la plus militante — ouvrages de fiction, articles et « facéties », lettres et pamphlets, formes brèves, souvent atypiques, dont la pertinence d’écriture paraît transcender les circonstances. Les grandes œuvres historiques, dans le champ culturel contemporain, sembleraient bénéficier plutôt d’une sorte de « survie ». « Morts », en revanche, les ouvrages de « genre », les travaux de l’« immortel » : le théâtre et la poésie, déjà moribonds il y a un siècle, les écrits historiques de commande et les opuscules académiques ou érudits, qui ne furent jamais bien « vivants ».

 

Bilan de fait, dont la rigueur peut s’appuyer sur des opérations positives de dépouillement, d’enquête, de statistique. Mais dans ces exclusions ou ces préférences, quel est le poids des routines de l’enseignement, des politiques d’édition, des divers conditionnements de la lecture? Certains mépris ne vont pas sans injustice, ni d’ailleurs sans dommage pour une exacte compréhension de l’ensemble de l’œuvre. Les générosités, les passions et les tendresses du théâtre ignorées, Voltaire est décidément insensible — et dès lors, que peut valoir son théâtre? D’où peut-être le déplacement des tréteaux de Zaïre vers Zadig.

 

La damnation du poète, de même, faut-il beaucoup d'humilité pour la supposer en partie révocable, s’il est vrai que de tant d’ouvrages oubliés plusieurs pourraient être méconnus? Stendhal prophétisait curieusement : « En 1978, Voltaire sera Voiture ». Au moins lisait-il ces volumes de vers, avec quelque chose encore de l’étonnement des contemporains pour tant de talents réunis — « un poète, c’est Voltaire, et encore Voltaire », écrivait Diderot. « Morte », la Henriade, pour Stendhal déjà. « Morts » sans doute aussi les poèmes sentencieux, dont les vers d'« acier » plaisaient encore au jeune Hugo, et les stances chères au vieux Lamartine... Mais les Satires? Le « classique » du genre, s’il en faut un, est-ce Boileau, est-ce Voltaire? Et la joyeuse Pucelle, si utilement corrosive aussi contre les mythologies de l’Histoire? Et ces épigrammes, et ces petits vers, auxquels Michelet trouvait la tonicité du café des terres volcaniques? On eût étonné Voltaire en lui disant qu’on rouvrirait un jour à Ronsard le « Temple du goût ». Est-il lui-même en enfer ou en purgatoire? La poésie n’était pas, en ce temps, un autre langage parlant d’un autre ordre — une blessure de l’homme et du monde. Mais pour les rites et les rimes du siècle, Voltaire fut poète, et bon poète. Il voulut même, alliant Philosophie et Imagination, s’élever plus haut — que Voiture, par exemple, en dépit du joli mot de Stendhal. A la chute d’Icare, faut-il mépriser l’envol?

« Il se fera sans doute un jour une grande révolution dans les esprits »

 

« Pourquoi, seul de tous les animaux, l’homme a-t-il la rage de dominer sur ses semblables? » Voltaire n’a cessé de poser et d’agiter cette grande question. Et surtout de combattre ce qu’il appelle ici « la rage de dominer ». Ailleurs, c’est « le despotisme de l’esprit » ou « la tyrannie sur les âmes »; c’est surtout l’« Infâme », vertige de foi et d’absolu, qui force à opprimer et à contraindre : le thème majeur de l’œuvre, presque obsessionnel. Dès la Henriade, dans le fameux chant de la Saint-Barthélemy, c’est l’« Infâme », sans le nom, qu’il désigne et dénonce comme ce « pouvoir despotique » exercé sur les consciences fanatiques, et qui se soumet les volontés et les corps. Sa vie durant, il a voulu et rêvé, et préparé selon ses forces, un nouvel ordre purgé de ce Mal. Et donc débarrassé de toute doctrine et de toute Église. Mais il faudrait détacher ces mots de tant de références, si dérisoirement appauvrissantes, à son antichristianisme et à son anticléricalisme.

 

Ce que Voltaire répète à satiété, c’est tout simplement que l’homme, une fois fanatisé, est capable du pire. Comment n’eût-il pas tiré des réalités chrétiennes, en lisant l’histoire et même en regardant aller le monde, les analyses et les illustrations exemplaires? Voltaire a étudié de près, avec sérieux, avec scrupule, l’esprit des croisades, les massacres de religion, le fonctionnement de la mécanique inquisitoriale, les génocides de l'évangélisation coloniale. Il a lu Las Casas, les Manuels en usage au temps de Torquemada, la moderne Apologie de la Saint-Barthélemy (1763), les réquisitoires dévots contre l’audace impie de l’inoculation, les brefs comminatoires des papes contre la liberté de conscience, les édits de censure du Roi Très-Chrétien. « De l’horrible danger de la lecture » : c’est le titre grinçant d’une de ses meilleures facéties. Mais danger de la littérature aussi : d’où la nécessité, en frappant, de « cacher sa main ». Ce qu’il appelle « être apôtre sans être martyr ». Un jour de juillet 1766, Voltaire fut brûlé dans le même bûcher que le corps mutilé du chevalier de La Barre : symboliquement, sous la forme d’un exemplaire du Dictionnaire philosophique, mais avec une valeur d’avertissement personnel fort précise. D’où l’acharnement, comme héroïque, de ses « Écrasez l’infâme ». « Voltaire, comme ennemi du christianisme, est véritablement grand » : Stendhal a cette fois raison.

 

Ce qui donc demeure de plus essentiellement « voltai-rien », c’est la résistance aux vérités violentes. L’« Infâme » a cent visages. Cocasse avec Fox, le quaker « saintement fou ». Austère avec Pascal, dont l’auteur des Lettres philosophiques a tôt reconnu l’« air despotique ». Absurde et dérisoire avec Maupertuis, premier inquisiteur d’une orthodoxie scientifique. Haineux surtout, impitoyable, avec les assassins en surplis ou en toge. Voltaire a même craint, dans son propre « parti », cette raideur de pensée, cette pureté presque doctrinale du matérialisme naissant. Ce qu’il appelait « superstition », on l’appellerait volontiers, s’il fallait actualiser son combat, « mythologie » ou « mystique » — surtout en songeant aux archaïsmes les plus sombres, les rites de la Race et du Sang, la sacralisation des Pouvoirs et des Savoirs, le sacrifice du bonheur aux promesses d’un Avenir. De même, ce qu’il appelait « tolérance » n’est qu’un vieux mot pour une chose toujours neuve, revendiquée ici comme un droit au pluralisme ou à la différence, ailleurs comme le simple droit de penser, quelquefois seulement de vivre à défaut d’exister.

 

L’« Infâme »? Toute idéologie à vocation totalitaire, institutionnalisée, intériorisée dans les consciences. Il est heureux, au fond, que le seul de tous les personnages de Voltaire qui soit devenu un type soit Séide, l’homme

voltaire

« d'un pouvoir réel? Imagine-t-on vraiment Voltaire en grand commis de Louis XV? (ou en éminence grise de Frédéric Il?) Affirmation, plutôt, d'un pouvoir de l'intel­ ligence et du discours, capable d'accompagner ou de stimuler les mutations nécessaires de l'« esprit public »? On en débat toujours.

La Cour trancha par la double négative.

Quoi qu'il fit ou écrivît, interdit ou toléré dans la capitale, admis ou non à Versailles, ses ouvrages d'ail­ leurs presque constamment censurés ou poursui vis, et souvent combattus par des plumitifs bien protégés, M.

de Voltaire entra décidément très tôt dans le personnage du trublion et du mal-pensant.

« Un auteur scélérat », selon la forte expre5sion d'un premier magistrat le signalant en 1742 au cardinal et ministre Fleury.

Dans une lettre de jeunesse, Voltaire avait eu ce mot : «Je finirai par renoncer à mon pays ou à la passion de penser tout haut >>.

Côté jardin, cette > se libère : les presses des Cramer vont débiter -pendant un quart de siècle -l'im mense pot-pourri des positions, propositions et partis pris.

L'œuvre se multiplie et s'élar­ git avec le temps.

Elle se leste aussi.

Mais les grandes « sommes » critiques de la vieillesse ont mOri longue­ ment dans les silences forcés de la carrière mondaine : vingt ans pour le Siècle de Louis XIV ( 1752), quinze pour l'Essai sur les mœurs (1756), des dizaines d'années pour les travaux d'exégèse biblique.

Ici encore, aucune dis­ continuité, non plus qu'entre Mahomet ( 1742), pour le fond, et les mémoires en faveur des Calas ( 1762).

Tout au plus perçoit-on, dans ce développement d'une pré­ sence et d'une parole, une qualité nouvelle d'engage­ ment, plus direct, plus immédiat, comme dicté par un sentiment d' urgence à l'approche de la mort.

Mais une même logique de la dissidence, de l'action, de l'in­ fluence unit profondément l'œuvre et la vie.

Projet d'« écrivant» peut-être plus que d'écrivain, selon la définition proposée par Roland Barthes : celui qui met sa plume au service d'une cause, pour interpeller, témoi­ gner, intervenir.

Enraciné dans son temps, plus détaché que ses grands contemporains de toute eschatologie d'une révélation posthume- ni Confessions pour l'in­ nocence ni Neveu de Rameau pour la vengeance -, Vol­ taire réalise cc type de l'intellectuel alors appelé « philo­ sophe », dont les discours et les écrits tendent à changer le monde, hic et nunc.

Polygraphie et philosophie L'œuvre e�t immense, et d'une diversité confondante.

Une épopée, deux poèmes burlesques, des milliers de vers dans tous les genres de poésie, une quarantaine de pièces de théfttre -tragédies et comédies -, des essais et des traités, des traductions et des adaptations, des plaidoyers et des pamphlets, d'énormes «œuvres alpha­ bétiques », une dizaine d'ouvrages historiques, une ving­ taine de romans et de contes, et des mélanges, des mélan­ ges, des mélanges.

«L'homme univers el» : c'est l'un des titres légendaires, au bas des estampes de la vieil­ lesse.

La nouvelle édition de référence, actuellement en cours de publication, comptera plus de cent trente-cinq volumes, avec ses notices et ses appareils critiques, mais aussi de nombreux inédits (des lettres surtout) encore inconnus de Beuchot et Moland au siècle dernier.

Au Catalogue général de la Bibliothèque nationale, Voltaire est le seul écrivain à remplir tout un tome, et ce tome est lui-même divisé en deux forts volumes.

On s'interroge sur cette frénésie d'écrire.

Elle a ses déterminations personnelles : une vitalité hors du com­ mun, une présence au monde exceptionnelle, en ampli­ tude et en intensité tout à la fois.

Plus intimement, l'effroi d'un vide intérieur, une horreur de l'ennui, l'an­ goisse de la mort peut-être, contre lesquels la littérature -J e travail, disait-il plus simplement-lui fut un di ver- tissement et un refuge.

Son public, d'autre part, le gâta.

Voltaire fut réellement, en son temps, une puissance intellectuelle, dont les raisons et les jugements comp­ taient.

Porté par une attente plus vague, il devint aussi, en vers et en prose, un « écho sonore » des grands événe­ ments du siècle, et même des moins grands, du tremble­ ment de terre de Lisbonne à la chute de Minorque, de l'expulsion des Jésuites au renvoi de Turgot.

Journaliste et communicateur, dirions-nous.

On s'habituait à l'en­ tendre dire son mot sur toute chose, on forçait son silence.

D'où l'aspect rhapsodique de cette production, dans les derniers temps surtout, si on la rapporte à 1' actua lité.

Pour l'essentiel cependant, sujets et intér êts, la poly­ graphie voltairienne tient à 1' instabilité de 1 'ordre idéolo­ gique où elle intervient, à l'éclatement même des foyers de J'inquiétude et de la curiosité philosophiques, à l'énormité de cette béance problématique appelée «phi­ losophie des Lumières ».

On peut contester la valeur des résultats, on le fait volontiers dans le cas de Voltaire.

Ni doctrine, ni théorie.

ni système : il n'y prétendait pas.

Il affirme la vocation d'un bonheur terrestre, il interroge en déiste conséquent une loi morale inscrite dans la nature, il cherche à définir un ordre humain conforme à cette loi et à cette vocation -tels sont les principaux axes philosophiques de l'œuvre.

Encore sa réflexion prend -elle assez volontiers la forme heuristique du dialo­ gue, quand elle ne se donne pas franchement pour celle d'un Philosophe ignorant (1766).

Mais dans cette entre­ prise d'invention de 1 'homme où se reconnurent les «Lumières », dans cet effort collectif pour penser ou repenser Je monde et l'histoire comme les lieux d'un accomplissement humain, Voltaire joua sa partie avec passion, plume en main, pendant soixante ans.

Il y tint un triple rôle.

Celui du vulgarisateur fut le plus constant.

Expliqués par lui, Locke et Newton deve­ naient clairs même aux mondains, les démarches et les paradigmes des nouveaux savoirs plus accessibles, les grancrs débats d'idées assimilables.

Plus qu'un autre­ Grimm l'a bien dit-, Voltaire mérita «la haine et la persécu tion des sots » : «il a mis la philosophie à la portée de tout Je monde>>.

Aux valeurs nouvelles il confère une sorte d'évidence; à leur mise en œuvre une sorte d'urgence.

L'exposé n'est pas neutre : il se donne souvent, dans sa brièveté variée en mille formes, comme un. »

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