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Voltaire : Relation de la maladie, de la confession, de la mort et de l'apparition du jésuite Berthier

Publié le 05/03/2011

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Ce fut le 12 octobre 1759 que frère Berthier alla, pour son malheur, de Paris à Versailles avec frère Coutu, qui l'accompagne ordinairement. Berthier avait mis dans la voiture quelques exemplaires du Journal de Trévoux, pour les présenter à ses protecteurs et protectrices, comme à la femme de chambre de madame la nourrice, à un officier de bouche, à un des garçons apothicaires du roi, et à plusieurs autres seigneurs qui font cas des talents. Berthier sentit en chemin quelques nausées ; sa tête s'appesantit : il eut de fréquent bâillements. « Je ne sais ce que j'ai, dit-il à Coutu, je n'ai jamais tant bâillé. - Mon Révérend Père, répondit frère Coutu, ce n'est qu'un rendu. - Comment ! que voulez-vous dire avec votre rendu ? dit frère Berthier. - C'est, dit frère Coutu, que je bâille aussi, et je ne sais pourquoi, car je n'ai rien lu de la journée, et vous ne m'avez point parlé depuis que je suis en route avec vous. « Frère Coutu, en disant ces mots, bâilla plus que jamais. Berthier répliqua par des bâillements qui ne finissaient point. Le cocher se retourna, et les voyant ainsi bâiller, se mit à bâiller aussi ; le mal gagna tous les passants ; on bâilla dans toutes les maisons voisines : tant la seule présence d'un savant a quelquefois d'influence sur les hommes !

Cependant une petite sueur froide s'empara de Berthier. « Je ne sais ce que j'ai, dit-il, je me sens à la glace. - Je le crois bien, dit le frère compagnon. - Comment, vous le croyez bien ! dit Berthier ; qu'entendez-vous par là ? - C'est que je suis gelé aussi, dit Coutu. - Je m'endors, dit Berthier. - Je n'en suis pas surpris, dit l'autre. - Pourquoi cela ? dit Berthier. - C'est que je m'endors aussi «, dit le compagnon. Les voilà saisis tous deux d'une affection soporifique et léthargique, et en cet état ils s'arrêtèrent devant la porte des coches de Versailles. Le cocher, en leur ouvrant la portière, voulut les tirer de ce profond sommeil ; il n'en put venir à bout : on appela du secours. Le compagnon, qui était plus robuste que frère Berthier, donna enfin quelques signes de vie ; mais Berthier était plus froid que jamais. Quelques médecins de la cour, qui revenaient de dîner, passèrent auprès de la chaise ; on les pria de donner un coup d'œil au malade : l'un d'eux, lui ayant tâté le pouls, s'en alla en disant qu'il ne se mêlait plus de médecine depuis qu'il était à la cour. Un autre, l'ayant considéré plus attentivement, déclara que le mal venait de la vésicule du fiel, qui était toujours trop pleine ; un troisième assura que le tout provenait de la cervelle, qui était trop vide. Pendant qu'ils raisonnaient, le patient empirait, les convulsions commençaient à donner des signes funestes, et déjà les trois doigts dont on tient la plume étaient tout retirés, lorsqu'un médecin principal, qui avait étudié sous Mead et sous Boerhaave, et qui en savait plus que les autres, ouvrit la bouche de Berthier avec un biberon, et, ayant attentivement réfléchi sur l'odeur qui s'en exhalait, prononça qu'il était empoisonné. A ce mot, tout le monde se récria. « Oui, Messieurs, continua-t-il, il est empoisonné ; il n'y a qu'à tâter sa peau, pour voir que les exhalaisons d'un poison froid se sont insinuées par les pores ; et je maintiens que ce poison est pire qu'un mélange de ciguë, d'ellébore noir, d'opium, de solanum et de jusquiame. Cocher, n'auriez-vous point mis dans votre voiture quelque paquet pour nos apothicaires ? - Non, Monsieur, répondit le cocher ; voilà l'unique ballot que j'y ai placé par ordre du Révérend Père. « Alors il fouilla dans le coffre, et en tira deux douzaines d'exemplaires du Journal de Trévoux. « Eh bien, Messieurs, avais-je tort ? dit ce grand médecin. Tous les assistants admirèrent sa prodigieuse sagacité ; chacun reconnut l'origine du mal : on brûla sur-le-champ sous le nez du patient le paquet pernicieux, et les particules pesantes s'étant atténuées par l'action du feu, Berthier fut un peu soulagé ; mais comme le mal avait fait de grand progrès, et que la tête était attaquée, le danger subsistait toujours. Le médecin imagina de lui faire avaler une page de Y Encyclopédie dans du vin blanc, pour remettre en mouvement les humeurs de la bile épaissie : il en résulta une évacuation copieuse, mais la tête était toujours horriblement pesante, les vertiges continuaient, le peu de paroles qu'il pouvait articuler n'avaient aucun sens ; il resta deux heures dans cet état, après quoi on fut obligé de le faire confesser. Relation de la maladie, de la confession, de la mort et de l'apparition du jésuite Berthier, 1759. SUJET PROPOSÉ Vous ferez de ce texte un commentaire composé ; vous pourriez par exemple comment l'art du récit sert les intentions polémiques de Voltaire.   

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« gazette des Jésuites et que le directeur de ce journal était Berthier - lequel Berthier attaquait régulièrementL'Encyclopédie... b) ANNONCE DU PLAN V® PARTIE Voltaire montre le brio avec lequel il sait mener un récit. L'anecdote est parfaitement construire, selon un schéma calqué sur la vraisemblance : premiers symptômes, puis lamaladie se déclare, déclenchant les consultations médicales ; enfin, on arrive au diagnostic et au remède, mais troptard et c'est le dénouement fatal.

Les épisodes s'enchaînent avec une logique impeccable. De plus, il s'en faudrait de peu pour que cela fût pathétique.

Les progrès du mal sont notés avec une précisionpresque scientifique : bâillements accompagnant, comme c'est souvent le cas, des difficultés digestives, sueur,sensation de froid, sommeil léthargique, convulsions, paralysie, signes funestes et de plus en plus graves quisemblent empruntés à quelque traité de médecine.

On sait, avec la formule prémonitoire « pour son malheur », quel'issue sera fatale.

Celle-ci, cependant, n'est amenée que progressivement jusqu'à l'agonie évoquée en trois lignespresque touchantes.

D'un bout à l'autre, le récit est sous-tendu par la cohérence et une intensité qui tiennent lelecteur en haleine. 2® PARTIE Bien entendu, comme toujours chez Voltaire, l'art de conter est au service d'un combat dont la cible est, ici, leJésuite Berthier, victime à double titre ; d'une part, dans le fiction, victime du « poison », mais surtout, dans lapolémique, victime de l'irrésistible ironie de l'auteur. Personnage authentique, connu, Berthier est présenté, dans un premier temps, sur le mode respectueux (soncompagnon et lui sont désignés par leur titre ecclésiastique), sur le mode discrètement compatissant («pour sonmalheur...

»).

La narration donne des détails anodins (date, itinéraire).

Pourtant, dès la deuxième phrase, une flècheest décochée, insérée dans le complément de but « pour les présenter à ses protecteurs...

» ; on attend desPrinces, tout au moins de grands personnages...

il ne s'agit que de domestiques (la femme de chambre) et encore,domestiques de domestiques (de Madame la nourrice) ! Le coup de patte porte d'autant mieux que la structure del'apposition est expansible ; l'énumération se poursuit (officier de bouche, garçons apothicaires, reprise avec unefausse déférence (mais une vraie malice) par « plusieurs autres seigneurs qui font cas des talents ».

Voilà le «talent » de Berthier bien écorné... Il va l'être encore plus lorsque commencent les bâillements, presque contagieux tant Voltaire s'amuse à ressasser lemot.

Coutu s'étonne de tant bailler car, dit-il, « je n'ai rien lu » ; jusque-là rien que de banal.

C'est une fois de plus,l'additif, amené avec un naturel parfait, qui contient l'attaque : « et », poursuit-il, « vous ne m'avez point parlé...

».Le coup est d'autant plus plaisant que celui qui le porte, Coutu, parle en toute innocence.

A son habitude, avecprestesse et légèreté, Voltaire fait rire aux dépens de son adversaire.

La troisième attaque vise plus loin, frappe plusfort.

Elle est prise en charge par le deuxième médecin (« la vésicule du fiel qui était toujours trop pleine ») et par letroisième (« la cervelle qui était trop vide »).

Rendu crédible par un vocabulaire para-scientifique (vésicule, fiel, cervelle),malicieusement souligné par l'antithèse (pleine, vide), le double diagnostic plus symbolique que médical achève dediscréditer le malheureux Berthier de le révéler comme un esprit vindicatif et un sot ignorant. 3* PARTIE Toutefois, Voltaire ne se borne pas à utiliser les personnages de sa fiction.

Au fur et à mesure que se développe lerécit, la présence du conteur est de plus en plus perceptible dans le tissu narratif auquel elle fait un contrepointconstamment ironique. Par exemple, lorsque, clôturant la série des bâillements, l'auteur glisse un commentaire faussement louangeur « tantla seule présence d'un savant a quelquefois d'influence sur les hommes ».

Au lecteur de savourer l'anti-phrase de «savant » et d'apprécier la nature de son « influence »... C'est encore la connivence avec le lecteur qui est sollicitée dans la succession des diagnostics pseudo-médicaux : ily re-connaît la tradition de la satire contre les médecins : « Pendant qu'ils raisonnaient, le patient empirait » ; oncroit entendre Molière.

Mais si le thème est vieux comme les fabliaux, son utilisation ici est spécifiquementvoltairienne.

L'arrivée du dernier médecin, la citation de ses maîtres, « Mead », « Boerhaave » constituent, dans laligne des Lettres philosophiques, un hommage au pragmatisme anglais ; d'ailleurs, le dernier venu « en savait plusque les autres ».

Ne le voit-on pas, en effet, pratiquer ce qui, aux yeux de Voltaire, est la vraie démarchescientifique, à savoir, observer (il « ouvrit la bouche de Berthier...

et ayant attentivement réfléchi sur l'odeur quis'en exhalait...

»), avant de se prononcer et de justifier son opinion ? A partir de la définition de l'origine du mal, les intentions polémiques, transcendées par la verve, sont de plus en plus. »

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