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Voltaire, Traité sur la Tolérance - Chapitre XXIII : « Prière à Dieu »

Publié le 26/05/2010

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Ce n'est donc plus aux hommes que je m'adresse ; c'est à toi, Dieu de tous les êtres, de tous les mondes et de tous les temps : s'il est permis à de faibles créatures perdues dans l'immensité, et imperceptibles au reste de l'univers, d'oser te demander quelque chose, à toi qui as tout donné, à toi dont les décrets sont immuables comme éternels, daigne regarder en pitié les erreurs attachées à notre nature ; que ces erreurs ne fassent point nos calamités. Tu ne nous as point donné un coeur pour nous haïr, et des mains pour nous égorger ; fais que nous nous aidions mutuellement à supporter le fardeau d'une vie pénible et passagère ; que les petites différences entre les vêtements qui couvrent nos débiles corps, entre tous nos langages insuffisants, entre tous nos usages ridicules, entre toutes nos lois imparfaites, entre toutes nos opinions insensées, entre toutes nos conditions si disproportionnées à nos yeux, et si égales devant toi ; que toutes ces petites nuances qui distinguent les atomes appelés hommes ne soient pas des signaux de haine et de persécution ; que ceux qui allument des cierges en plein midi pour te célébrer supportent ceux qui se contentent de la lumière de ton soleil ; que ceux qui couvrent leur robe d'une toile blanche pour dire qu'il faut t'aimer ne détestent pas ceux qui disent la même chose sous un manteau de laine noire ; qu'il soit égal de t'adorer dans un jargon formé d'une ancienne langue, ou dans un jargon plus nouveau ; que ceux dont l'habit est teint en rouge ou en violet, qui dominent sur une petite parcelle d'un petit tas de la boue de ce monde, et qui possèdent quelques fragments arrondis d'un certain métal, jouissent sans orgueil de ce qu'ils appellent grandeur et richesse, et que les autres les voient sans envie : car tu sais qu'il n'y a dans ces vanités ni de quoi envier, ni de quoi s'enorgueillir. Puissent tous les hommes se souvenir qu'ils sont frères ! Qu'ils aient en horreur la tyrannie exercée sur les âmes, comme ils ont en exécration le brigandage qui ravit par la force le fruit du travail et de l'industrie paisible ! Si les fléaux de la guerre sont inévitables, ne nous haïssons pas les uns les autres dans le sein de la paix, et employons l'instant de notre existence à bénir également en mille langages divers, depuis Siam jusqu'à la Californie, ta bonté qui nous a donné cet instant. Voltaire, Traité sur la tolérance à l'occasion de la mort de Jean Calas (1763), chapitre XXIII.

Cette « Prière à Dieu « se situe à la fin du Traité sur la Tolérance, publié par Voltaire à propos de l'affaire Calas, en 1763. Nous renvoyons aux manuels de littérature pour l'historique de cette affaire; il suffit simplement de savoir que le Traité sur la Tolérance n'est pas seulement un ouvrage de réflexion : il fait partie d'une campagne menée par Voltaire contre l'intolérance et le fanatisme religieux. L'auteur se doit donc d'être convaincant et émouvant, pour rallier à sa cause un maximum de lecteurs. Il s'agit bien d'un texte argumentatif.  Au cours de son Traité sur la Tolérance, Voltaire a fait le tableau du fanatisme à travers les âges, plaidé en faveur des protestants et du retour des calvinistes en France, rassemblé des arguments et des témoignages, notamment ceux des philosophes chrétiens, en faveur d'une tolérance universelle. Elevant le débat dans sa conclusion, Voltaire se tourne vers Dieu lui-même : le Maître de tous les êtres, Celui en qui toutes les religions demandent de croire, n'est-il pas le mieux placé pour ordonner la tolérance mutuelle à tous ceux qui invoquent son nom?

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« dans ce texte un phrasé propre à l'éloquence religieuse. — La ferveur du ton soutient cette éloquence.

C'est un ton de supplication et d'espérance, marqué par lesimpératifs et les subjonctifs (« Fais que nous nous aidions », « que ces erreurs ne fassent point », « que toutes cespetites nuances [...] ne soient pas », « Puissent tous les hommes », « employons l'instant de notre existence »).Une mention particulière doit être accordée au tutoiement.

Il ne s'agit pas du tout, en effet, d'un indice defamiliarité.

Le tutoiement de Dieu a classiquement une valeur solennelle, soulignée par l'anaphore (« à toi toi qui toidont »).

La créature tutoie son Dieu dans une attitude de soumission dans un face à face direct.

Ce « Tu » marquela Présence absolue de la personne divine.

Complémentairement, le « je » s'efface.

Voltaire ne dit « je » qu'à lapremière ligne, lorsqu'il s'adresse encore aux hommes.

Ensuite, il dira « nous ».

Le tutoiement de Dieu durera jusqu'àla fin du texte (douze occurrences au total), marquant la présence constante du Créateur auquel cette prière necesse pas de s'adresser, du moins formellement...Pourquoi Voltaire choisit-il la forme d'une prière à Dieu pour exhorter les lecteurs à la tolérance? C'est la question àlaquelle il faut naturellement répondre, une fois l'analyse de celle-ci opérée.

On peut en donner trois raisons :— D'une part, il y a sans doute au fond de Voltaire une part de ferveur ou d'émotion qui s'exprime ici, même s'il estdifficile de dire si elle s'adresse à Dieu même, ou aux hommes de bonne volonté.— D'autre part, on ne doit pas minimiser le fait que la forme religieuse de ce langage le rend difficile à contester : encoulant son procès de l'intolérance dans la rhétorique d'une prière, Voltaire peut plus facilement entraîner le lecteurcroyant.— Enfin, n'oublions pas que Voltaire combat l'intolérance religieuse : Dieu est au centre du débat.

C'est à lui de diresi le fanatisme est tolérable, c'est à lui de condamner ceux qui se battent en son nom pour des motifs ridicules :c'est donc à lui qu'il est légitime de s'adresser, pourdemander à sa puissance et à sa bonté de faire cesser les luttes fratricides entre chrétiens (catholiques etprotestants) qui se réclament les uns et les autres de la religion de l'amour...Mais naturellement, cette « prière » n'est qu'un premier aspect de l'argument.

L'image que Voltaire va nous donnerdu Créateur, la conception qu'il se fait de l'homme, vont à leur tour servir le plaidoyer en faveur de la tolérance. LA CONCEPTION DE DIEU ET DE LA NATURE HUMAINE Dès les premières lignes du texte, Voltaire oppose l'infinité de Dieu (dans toutes ses dimensions) à la petitesse del'homme, selon une antithèse classique, mais radicale.• L'image de Dieu, d'abord.

Il s'agit d'un Etre suprême et plutôt neutre : le « Dieu de tous les êtres, de tous lesmondes, et de tous les temps » semble trop universel pour réellement prêter une attention particulière aux «faiblescréatures » contemporaines de l'écrivain Voltaire.

Ce Dieu, certes, a « tout donné », et le texte conclut en parlantde sa « bonté ».

Mais il a surtout édicté des décrets « immuables comme éternels » (Voltaire parlera ailleurs d'un«grand Horloger »), et quant à la réalité de ses dons, si l'on en juge d'après ce texte, elle n'est guèreenthousiasmante : « un coeur », « des mains », « l'instant de notre existence », et « le fardeau d'une vie pénible etpassagère ».

Ce Dieu froid, si éloigné des hommes, peut-il et veut-il vraiment intervenir en faveur de la fraternitéhumaine ? Mérite-t-il d'être béni « en mille langages divers »? Ce Dieu absolu est un Dieu déduit par la raison et nonsenti par le coeur, et la puissance écrasante et quasi indifférente que Voltaire lui prête fait douter a priori de l'utilitéde le prier. • L'image de l'homme, corollairement, paraît pitoyable, et même méprisable.

Des créatures minuscules, « perduesdans l'immensité », « imperceptibles au reste de l'univers » (Dieu pourrait-il regarder en pitié ce qu'il ne perçoitmême pas?).

Des créatures qui se haïssent et s'égorgent, ou du moins ont tendance à le faire, et ceci, à caused'erreurs « attachées à [leur] nature »: mais qui donc est responsable de cette « nature » humaine ? Des créaturesdont toutes les productions et manifestations sont médiocres ou négatives : «débiles corps », « langagesinsuffisants », « rages ridicules », « lois imparfaites », « opinions insensées », voilà les caractères de la conditionhumaine ! Ces créatures si peu aidées par le destin, en outre, passent leur temps à s'entredéchirer : « les guerressont inévitables ».

Que peut-on donc en attendre ? Et les hommes sont-ils vraiment responsables de toutes cesfaiblesses et incapacités qui semblent leur venir de leur nature, laquelle leur a été donnée par Dieu ?A quoi Voltaire veut-il en venir, en dressant ce tableau contrasté de Dieu et des hommes? A-t-il vraimentconscience des deux énormes contradictions qui se dégagent de son discours :— contradiction entre la ferveur apparente de sa prière et l'inaccessibilité d'un Dieu écrasant, comme nous l'avonsvu;— contradiction entre l'appel final qu'il semble adresser à l'humanité et l'image d'une nature humaine intrinsèquementmauvaise.Pour comprendre ces contradictions, nous devons nous rappeler que ce texte est un réquisitoire contre l'intolérance.Voltaire n'est pas dupe de ses exagérations.

Voici les raisons pour lesquelles il force sa pensée :— En ce qui concerne l'évocation de Dieu, il est vrai que Voltaire ne croit guère en un Dieu personnel et proche del'homme.

Mais s'il éloigne à ce point la créature de son Créateur, c'est qu'il sait combien les hommes ont tendance àse saisir de Dieu pour le mobiliser dans le camp de telle ou telle religion.

Il sait combien les hommes rabaissent ladivinité et s'en servent pour justifier leurs passions et leurs désaccords : « Si Dieu nous a faits à son image, nous lelui avons bien rendu » écrit par ailleurs Voltaire dans Le Sottisier (1732).

En rendant Dieu inaccessible aux hommes,Voltaire discrédite toutes les religions particulières qui prétendent, dogmatiquement, connaître le Vrai Dieu etl'imposer aux autres.

Si Dieu est hors de portée de l'homme, aucune intolérance religieuse n'a plus de sens.— En ce qui concerne l'image de la nature humaine, corollairement, il est sans doute vrai que Voltaire estpessimiste.

Mais s'il exagère à ce point les tares de la nature humaine, là encore, c'est pour ruiner les prétentions del'homme à prendre des différences pour des supériorités.

Voltaire ne croit sans doute pas que tous nos usages. »

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