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Nietzsche: Soyons donc prudents !

Publié le 22/04/2005

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Rien n'y fait : il faut impitoyablement traîner au tribunal et mettre sur la sellette les sentiments d'abnégation et de sacrifice en faveur du prochain, la morale tout entière du renoncement, de même que l'esthétique de la « contemplation désintéressée », par le truchement de laquelle l'art émasculé d'aujourd'hui cherche, non sans astuce, à se donner une bonne conscience. Il entre beaucoup trop de charme et de douceur dans ces sentiments qui ont en vue « le bien des autres et non mon bien » pour qu'on n'ait pas à redoubler de méfiance sur ce point. « Ces sentiments, peut-on se demander, ne visent-ils pas à séduire ? » Le fait qu'ils plaisent - à celui qui les nourrit et à celui qui en profite, aussi bien qu'au simple spectateur - ne constitue pas un argument en leur faveur ; c'est précisément ce qui invite à la prudence. Soyons donc prudents ! Nietzsche

« Faut-il valoriser l'esprit de sacrifice ? «. Dans la mesure où il semble être l'exact opposé de l'égoïsme, l'esprit de sacrifice peut constituer un pilier de la moralité. Le christianisme en fait la vertu suprême, puisque tout chrétien doit vouloir imiter Jésus-Christ, qui a accepté librement, selon le dogme, de donner sa vie pour l'humanité. Or, Nietzsche a entrepris de remettre en question ces valeurs, selon lui opposées à la vie. Sa démarche consiste à rechercher, sous les jugements moraux, les motivations cachées et amorales qui les fondent. Ici, sous l'apparence du désintéressement tout dévoué à l'amour du prochain, Nietzsche découvre un sentiment qui lui est opposé, celui de séduire, et de s'offrir ainsi une jouissance d'amour-propre supérieure à tout ce que les sacrifices ont obligé à céder. Comme presque toujours avec cet auteur, le style nettement polémique invite à la remise en question et à la discussion devant ce que l'on aurait peut-être tendance à admirer sans esprit critique.

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« véritable ne devrait alors pas avoir peur de la vie ni de la chair, il est déjà une manifestation du désir, etdevrait donc être porteur d'énergie vitale.

De même, la vraie morale devrait être affirmation de soi et de sonappétit de vivre, et non commandement de s'effacer.Ce qui est implicitement rejeté ici, c'est la notion de pureté.

Est pur tout d'abord ce qui est sans mélange.L'âme la plus pure serait alors celle qui est la plus détachée du corps et de ses pulsions.

On appelle « pureté» également la vertu de chasteté, qui implique évidemment le renoncement à ses désirs.

Enfin, on qualifierade « pur » l'amour du prochain s'il est bien sacrificiel, c'est-à-dire s'il n'attend strictement rien en retour.

Onvoit ainsi la solidarité qui unit une métaphysique hostile au corps, une pratique contraire à la vie et à lanature et une morale fondée sur le renoncement à soi-même.Que penser alors de cette pureté ? L'astuce de Nietzsche est de la démythifier tout en évitant le pluspossible les procès d'intention.

Inutile d'aller chercher des exemples flagrants d'hypocrisie et de lesgénéraliser, ce qui ne serait évidemment pas convaincant.

Il suffit de remarquer à quel point la pureté estjouissive, elle qui s'interdit tout esprit de jouissance.

C'est ce que révèlent « le charme » et « la douceur »qu'on y trouve.

Vouloir « le bien des autres et non mon bien » serait alors un raffinement suprême, et à lalimite de la perversité, de la recherche du plaisir.Mais quel plaisir peut-on trouver dans le sacrifice, dira-t-on ? Tout d'abord, et tout simplement, le fait deplaire.

Le renoncement à soi-même est déjà un artifice de séduction.

Tout amoureux faisant sa cour necommence-t-il pas par affirmer qu'il est prêt à tous les sacrifices ? De fait, les sentiments d'abnégationsemblent plaire à tout le monde : « à celui qui les nourrit et à celui qui en profite, aussi bien qu'au simplespectateur ».

Or, s'il y a spectateur, c'est parce qu'il y a une certaine forme de mise en scène de lagénérosité dont il paraît difficile de se passer.

Tel Antiochus acceptant de se sacrifier pour Bérénice dans latragédie éponyme de Racine, mais à la condition toutefois de le lui dire afin qu'elle admire au moins sonsentiment à défaut de le partager, le généreux a besoin que l'on remarque sa générosité.Ajoutons que se sacrifier pour autrui provoque normalement un besoin de reconnaissance par lequel ons'attache la personne à qui l'on se prétend tout dévoué, et qu'ainsi ne rien demander en retour peut-être lemeilleur moyen d'obtenir davantage.

Enfin, l'acte généreux est le moyen de se plaire à soi-même.

Toutrenoncement n'a de sens que si l'on se trouve en situation d'impuissance ; or, assumer cette impuissance enen faisant un acte volontaire et héroïque permet de retourner totalement le regard porté sur la situation.Ainsi le vaincu pitoyable se trouve transformé en héros admirable.Par conséquent, c'est au moins à un verdict mesuré qu'appelle le procès de l'esprit de sacrifice.

« Soyonsdonc prudents ! », c'est-à-dire « ne nous laissons pas séduire par les apparences ».

Remarquons que leconcert unanime de louanges qui entoure les conduites désintéressées est un argument qu'il faut retourner.En effet, la véritable abnégation devrait s'achever dans l'abandon, comme l'illustre d'ailleurs le récit de laPassion du Christ – mais c'est à cela que Jésus-Christ doit d'être vénéré depuis des siècles – et en aucuncas ne devrait se traduire par une sorte de gain de popularité.Tout se passe donc comme si l'on récompensait en satisfactions d'amour-propre l'attitude de ceux quirenoncent à toute satisfaction.

On voit là que cette forme de jouissance prend des chemins détournés, àl'encontre de toutes les prétentions de l'idéal de pureté.

Ne faudrait-il pas alors accorder bien plus de valeurà l'énergie vitale qui manifeste sa puissance dans la joie de s'affirmer elle-même qu'à la transmutationillusoire et honteuse de l'impuissance en héroïsme, qui constituerait la vérité de l'esprit de sacrifice ? Si letexte ne le dit pas expressément, nul doute cependant que telle soit bien la pensée de Nietzsche.Cela dit, toute l'argumentation nietzschéenne n'est pertinente qu'en tant qu'elle vise un certain type dediscours, et non un certain type de conduite.

En effet, ce serait une étrange forme de puritanisme à reboursque condamner tout geste généreux sous le prétexte qu'il n'est jamais totalement pur.

S'il est vrai que ledésintéressement absolu est impossible, alors nul n'est en droit de l'exiger.

Qu'y a-t-il de mal, après tout, àce que l'auteur d'un beau geste éprouve le désir d'avoir été remarqué ? Certes, à la rigueur, cela traduit unbrin de vanité – très humain toutefois – que l'on pourrait souhaiter corriger.

Mais dire ceci, c'est au fondreconnaître la valeur de l'idéal du dévouement, quitte à ne le considérer que comme un idéal, c'est-à-direquelque chose qui ne sera jamais atteint mais n'en conserve pas moins sa valeur à titre d'orientation de laconduite.

Et face à un véritable acte de générosité, il n'y aurait qu'à s'incliner avec admiration ou tout aumoins respect.

Cependant, la critique nietzschéenne a la vertu de nous enseigner à nous méfier des discoursexaltés prônant le sacrifice.

Alors, même si l'on n'est pas convaincu, reconnaissons-lui le mérite de rappeler,sans doute involontairement, que la vraie générosité doit savoir se taire.. »

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