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Edgar Morin, L'Esprit du temps

Publié le 11/01/2020

Extrait du document

morin

Il y a implicitement, dans tout spectacle de théâtre, cinéma, télévision, une composante ludique(1), du reste difficile à isoler. Elle émerge dans les spectacles sportifs, les jeux radiophoniques et télévisés. Elle est mêlée plus ou moins à des préoccupations utilitaires dans les bricolagés, à des préoccupations érotico-amicales dans les «parties», à des préoccupations hygiéniques dans les sports. Elle se dégage avec une grande netteté dans les «hobbies»<2), sorties, balades, amusements. Un des aspects du divertissement moderne est cet épanouissement du jeu «en tant qu'activité qui a sa fin dans le plaisir qu'on en éprouve, et nulle part ailleurs» (Montherlant).

 

(1) ludique : en rapport avec le jeu.

(2) hobby : passe-temps favori.

Ainsi, en même temps que le spectacle, la culture du loisir développe le jeu. Dualité à la fois antagoniste - puisque le spectacle est passif, le jeu actif - et complémentaire, qui non seulement s'inscrit dans le loisir, mais le structure en partie. C'est la tendance d'une partie du loisir, effectivement, à prendre la forme d'un grand jeu-spectacle.. .
Cette tendance sjexprime de façon particulièrement significative dans les vacances modernes, dans la mesure où elles représentent le temps vraiment vivant, vraiment vécu, par rapport au temps sclérosé et exsangue de l'année de travail. Ces vacances ne sont pas seulement des entractes récupérateurs au sein de la nature (sommeil, repos, marche), mais aussi le temps des plaisirs et des jeux soit par l'exercice ludiquement retrouvé d'activités ancestralement vitales (pêche, chasse, cueillette), soit par la participation aux nouveaux jeux (sports de plage, ski nautique, pêche sous-marine). La vie de vacances devient ainsi un grand jeu : on joue à être paysan, montagnard, pêcheur, homme des bois, à lutter, courir, nager...
Parallèlement, le tourisme devient un grand voyage-spectacle au sein d'un univers de paysages, monuments, musées. Le touriste ne s'intéresse qu'à l'univers des guides bleus et fuit la vie réelle, quotidienne, sauf lorsque celle-ci est classée comme «pittoresque», c'est-à-dire redevient digne de l'image. Il porte son appareil photo en bandoulière et, à la limite, il est plus préoccupé de clicher que de voir. Dans cette débauche imageante au premier degré (voir pour se souvenir) et au second degré (photographier pour voir ses souvenirs), le tourisme moderne présente des analogies frappantes avec le cinéma. Il est succession précipitée d'images, voyeurisme<3) ininterrompu. La parenté tourisme-cinéma s'affirme dans les voyages collectifs en cars panoramiques : les spectateurs enfoncés dans leur fauteuil regardent à travers le plexiglas, membrane de même nature que le vidéo de télévision, l'écran de cinéma, la photo du journal et la grande baie vitrée de l'appartement moderne : fenêtre de plus en plus cinémascopique sur le monde et en même temps frontière invisible.
(3) voyeurisme : curiosité indiscrète et éventuellement malsaine.
(4) cinémascopique : comparable au grand écran de cinéma.
La différence entre le cinéma et le tourisme est pourtant essentielle, sinon il suffirait de voir au cinéma le Colisée, l'Alcazar ou l'AcropoIe pour s'éviter le voyage.
Le touriste n'est pas seulement un spectateur en mouvement. Il ne bénéficie pas seulement (surtout lorsqu'il circule en auto) d'une volupté particulière qui vient de la consommation de l'espace (.dévorer les kilomètres). Il communique personnellement avec la contrée visitée, par quelques mots élémentaires et salutations cérémonielles échangés avec les indigènes. (...) Par quelques achats d'objets symboliques dits -souvenirs-, tours de Pise miniatures, cendriers figuratifs et autres babioles à cet usage, il s'approprie magiquement l'Espagne ou l'Italie. Enfin, il consomme l'être physique du pays visité, dans le repas gastronomique, rite cosmophage 6) de plus en plus répandu. (Après les vacances on opère des rites de ressouvenanœ, exhibition de photos, récits pittoresques, parfois autour d’un repas au Chianti où l'on retrouve un peu d'Italie, à la paella où l'on retrouve un peu d'Espagne, à la bouillabaisse, où l'on retrouve un peu de soleil.)
Le touriste peut dire «moi, je», «moi, j'ai vu», «moi, j'ai mangé», «moi, j'étais là», «moi, j'ai fait 5 000 kilomètres» : et c'est cette évidence physique indiscutable, ce sentiment d'être là, en mouvement, en jeu, qui valorise le tourisme par rapport au spectacle.
Par rapport au spectateur, le touriste est, fait («j'ai fait l'Espagne») et acquiert (des souvenirs). Il y a introduction simultanément d'un supplément d'être et d'un quantum d'avoir dans le voir touristique. L'anti-implication physique est en même temps une appropriation, certes semi-magique, ressentie comme une exaltation, un enrichissement de soi. ■
Edgar Morin, L'Esprit du temps, 1962, éditions Grasset, pp. 92-94.
(5) cosmophage : dans lequel on «mange l'univers-.
(6) un quantum : une certaine quantité de.

Analyse du sujet

Parties du programme abordées :

Problèmes de société.

Réflexion sur l'image (et la reproduction du réel).

Analyse du sujet :

Thèmes : le voyage, le jeu, le spectacle, le rôle des images dans nos civilisations.

Points d'histoire littéraire : quelques textes littéraires sur le voyage (Baudelaire, Loti, Rimbaud, Le Clézio, etc.).

Conseils pratiques :

Résumé difficile : texte riche, assez «touffu». En outre, difficulté de la mise en forme.

Discussion plus classique, mais il ne faut pas se laisser piéger par le texte (essayer d'aller au-delà, sans en reprendre seulement le thème).

Nature du sujet : de synthèse.

Difficulté du sujet : * * *

L'auteur écrit : «Le touriste ne s'intéresse qu'à l'univers des guides bleus et fuit la vie réelle, quotidienne, sauf lorsque celle-ci est classée comme «pittoresque» c’est-à-dire redevient digne de l'image».

Vous commenterez et, si vous le jugez bon, vous discuterez cette opinion dans un développement composé, illustré d'exemples précis.

Un spectacle quel qu'il soit comporte, comme d'ailleurs tout loisir, une part de jeu, celle-ci mêlée à d'autres finalités, mais largement dominante. Ainsi le jeu prend-il de l'extension ; actif, il s'oppose au spectacle, qu'il complète. Ceci est surtout sensible dans les vacances, période de «vraie vie» où se reposer ne suffit pas : il faut agir, participer à divers jeux.
Le voyage, lui, devient spectacle par le biais de l'appareil-photo à travers le viseur duquel le touriste ne retient que les curiosités les plus voyantes... Derrière les vitres du car - ouverture et obstacle — défile le film du paysage. Quelle différence cependant entre un film et un «vrai» voyage ? Celui-ci permet de lier des contacts avec l'autochtone ; de s'incorporer le territoire traversé par l'achat de «souvenirs» et l'ingurgitation de nourritures exotiques ; de «raconter» plus tard aux amis...
Pouvoir dire qu'on y était privilégie le voyage : il accroît «l'ego», le savoir, le bonheur du participant.
morin

« Session de juin 1990 Ainsi, en même temps que le spectacle, la culture du loisir développe le jeu.

Dualité à la fois antagoniste -puisque le spectacle est passif, le jeu actif - et complémentaire, qui non seulement s'inscrit dans le loisir, mais le structure en partie.

C'est la tendance d'une partie du loisir, effectivement, à prendre la forme d'un grand .

jeu-spectacle.

- Cette tendance §'exprime de façon p_articuli~rement significative.

clans les vacances modernes, clans la mesure où elles représentent le temps vraiment vivant, vraiment vécu, par rapport au temps sclérosé et exsangue de l'année de travail.

Ces vacances ne sont pas seulement des entractes récupérateurs au sein de la nature (som­ meil, repos, marche), mais aussi le temps des plaisirs et des jeux soit par l'exercice ludiquement retrouvé d'activités ancestralement vita­ les (pêche, chasse, cueillette), soit par la participation aux nouveaux jeux (sports de plage, ski nautique, pêche sous-marine).

La vie de vacances devient ainsi un grand jeu : on joue à être paysan, montagnard, pêcheur, homme des bois, à lutter, courir, nager.

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Parallèlement, le tourisme devient un grand voyage-spectacle au sein d'un univers de paysages, monuments, musées.

Le touriste ne s'intéresse qu'à l'univers des guides bleus et fuit la vie réelle, quotidienne, sauf lorsque celle-ci est classée comme "Pittoresque•., c'est-à-dire redevient digne de l'image.

Il porte son appareil photo en bandoulière et, à la limite, il est plus préoccupé .de clicher que de voir.

Dans cette débauche imageante au premier degré (voir pour se souvenir) et au second degré (photographier pour voir ses souvenirs), le tourisme moderne présente des analogies frappantes avec le cinéma.

Il est succession précipitée d'images, voyeurisme l3l ininterrompu.

La parenté tourisme-cinéma s'affirme clans les voya­ ges collectifs en cars panoramiques: les spectateurs enfoncés dans.

leur fauteuil regardent à travers le plexiglas, membrane de même nature que le vidéo de télévision, l'écran de cinéma, la photo du journal et la grande baie vitrée de l'appartement moderne : fenêtre de plus en plus cinémascopique l4l sur le monde et en même temps frontière invisible.

(3) voyeurisme : curiosité indiscrète et éventuellement malsaine.

(4) cinémascopique: comparable au grand écran de cinéma.

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