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Le Dormeur éveillé - Du sommeil au réveil, un art poétique du roman dans l’ouverture d’A la Recherche du Temps perdu

Publié le 22/09/2011

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Quel est le sujet du roman de Proust ? C’est, pourrait-on dire très rapidement, le récit d’une vocation. Comment le Narrateur devient écrivain ; comment, à travers l’expérience, comment, à travers la réminiscence, le souvenir, naît en lui la vocation de l’écriture, la vocation de la littérature. Roman circulaire, la Recherche raconte finalement sa propre genèse, la naissance du roman. Or, justement – et c’est peut-être ce que Proust semble vouloir nous dire – l’écriture, la littérature ne sont pas une naissance. Elles seraient bien plutôt un réveil. L’œuvre littéraire ne surgit pas du néant, création ex nihilo, à partir de rien. Elle est davantage une prise de conscience, un avènement lent à la conscience, un peu comme, après le sommeil, après le rêve – cette « seconde vie « – l’on prend conscience de soi et du monde. Mais entre le rêve et la veille, il y a cette hésitation, ce moment du doute et de l’indétermination : suis-je encore endormi, ou bien suis-je réveillé ?

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« Après les premiers moments de stupéfaction, il se hasarda à se lever et à faire quelques pas hors du corridor parl’une des portes qui s’y ouvraient.

Et aussitôt il cessa de respirer : il venait de reconnaître exactement la salle oùs’était passée la fameuse fête en son honneur et au détriment du bossu, et par la porte ouverte donnant sur lachambre nuptiale, tout au fond, il vit sur la chaise son turban, et sur le divan ses culottes et ses habits.

Alors lasueur lui vint au front…[4] Comme le jeune Hassan, le personnage des Mille et une Nuits, le Narrateur proustien passe du sommeil à la veillepour se retrouver dans le « bouleversement complet » des « mondes désorbités ».

L’hésitation spatiale et temporellequ’il reprend implicitement dans les premières pages de la Recherche se double cependant d’une hésitation surl’identité même, qui nous renvoie peut-être à un autre des Contes arabes, celui du « Dormeur éveillé ».

Le jeuneAboul-Hassan, ayant reçu chez lui, sans savoir qui il est, le calife Haroun Al-Rachid, déguisé en marchand deMossoul, formule en plaisantant un vœu – être l’espace d’une seule journée calife lui-même.

Or, le Commandeur desCroyants va, pour s’amuser, faire de ce rêve une réalité.

Endormi, sous l’effet de la boisson, Aboul-Hassan esttransporté au palais du calife, placé dans le lit du calife – et c’est là qu’il se réveillera, calife à la place du calife,entouré des jeunes filles du palais.A ces paroles, Aboul-Hassan rejeta la couverture et, ouvrant les yeux, il vit en effet, assise sur le bord du lit, lapetite Canne-à-Sucre, (…) et debout devant lui, sur trois rangs, les autres adolescentes (…).

Et, à cette vue, il sefrotta les yeux à se les enfoncer dans le crâne, et s’écria : « Qui êtes-vous ? et qui suis-je ? » Et toutesrépondirent en cœur, sur des tonalités différentes : « Gloire à notre maître, le khalifat Haroun Al-Rachid, émir desCroyants, roi du monde ! » Et Aboul-Hassan, à la limite de la stupéfaction, demanda : « Ne suis-je donc pas Aboul-Hassan le débauché ? » Elles répondirent en cœur, sur des tonalités différentes : « éloigné soit le Cheitân ! Tu n’espas Aboul-Hassan, mais Aboul-Hossn ! Tu es notre souverain et la couronne sur notre tête ! »[5] Le dormeur éveillé… L’incertitude de dormir, de rêver, ou bien d’être à l’état de veille.

L’incertitude d’être soi-mêmeou un autre, d’être ici ou ailleurs, d’être maintenant ou jadis.

On sait l’importance que ce doute, que cettehésitation mis en scène par différents contes des Mille et une Nuits ont eu dans la littérature européenne de l’âgebaroque, de la fin du XVIème et du début du XVIIème siècles ; l’espagnol Calderon n’en tire-t-il pas le sujet d’une deses plus fameuses pièces de théâtre, La vida es sueño.

La vie est un songe… cette incertitude dont il était questionà l’instant, - d’être ici ou ailleurs, maintenant ou jadis, soi ou un autre, on la retrouve telle quelle dans l’ouverture duroman proustien, dans les premières pages d’A la Recherche du Temps perdu : « …et quand je m’éveillais au milieude la nuit, comme j’ignorais où je me trouvais, je ne savais pas au premier instant qui j’étais ».

Nous avons tousconnu cette expérience curieuse, brève et qui ne laisse pas, parfois, d’être inquiétante : après un voyage, unchangement de résidence, s’endormir dans une chambre inconnue ou dans laquelle l’on n’a pas dormi depuislongtemps.

Et puis, se réveiller et pendant quelques instants ne pas savoir exactement où l’on est, dans quellechambre, dans quelle ville.

Chez Proust, cette évocation n’est cependant pas seulement d’ordre psychologique.

Ellen’est pas seulement la notation précise, rigoureuse, d’un état psychique, d’une donnée de l’expérience.

Elle estavant tout, relue à la lumière de l’intertextualité implicite qui la sous-tend, et qui ancre le démarrage romanesquedans l’univers du conte et de la féerie, une notation d’ordre esthétique, poétique, littéraire.Quel est le sujet du roman de Proust ? C’est, pourrait-on dire très rapidement, le récit d’une vocation.

Comment leNarrateur devient écrivain ; comment, à travers l’expérience, comment, à travers la réminiscence, le souvenir, naîten lui la vocation de l’écriture, la vocation de la littérature.

Roman circulaire, la Recherche raconte finalement sapropre genèse, la naissance du roman.

Or, justement – et c’est peut-être ce que Proust semble vouloir nous dire –l’écriture, la littérature ne sont pas une naissance.

Elles seraient bien plutôt un réveil.

L’œuvre littéraire ne surgitpas du néant, création ex nihilo, à partir de rien.

Elle est davantage une prise de conscience, un avènement lent àla conscience, un peu comme, après le sommeil, après le rêve – cette « seconde vie » – l’on prend conscience desoi et du monde.

Mais entre le rêve et la veille, il y a cette hésitation, ce moment du doute et de l’indétermination :suis-je encore endormi, ou bien suis-je réveillé ? Telle est la question que se posent le jeune Hassan Badreddine El-Bassraoui et Aboul-Hassan le faux khalifat, telle est la question que se pose le Narrateur de la Recherche, et telleest aussi la question que semble poser le roman de Proust lui-même comme œuvre littéraire et romanesque.

Carentre le silence et la parole littéraire, dans le passage de l’un à l’autre, il y a une indétermination, un champ despossibles ouvert à l’œuvre qui va advenir.

Et cette indétermination, ce champ des possibles, ce sont les autresœuvres littéraires qui ont précédé, ce sont les textes de la littérature qui peuvent inspirer, influencer l’œuvrenouvelle, qui peuvent la féconder comme le rêve peut féconder la conscience éveillée.On a vu que l’évocation, par le Narrateur, au début de son roman, de ses réveils pouvait nous faire rapprochercertains passages, certaines images du texte de Proust de passages, d’images, de situations des Mille et une Nuits.On pourrait parler d’influence : l’influence des Mille et une Nuits dans l’œuvre romanesque de Proust.

Mais Proust metlui-même en scène, implicitement, cette influence, au début d’une œuvre qui raconte, on le disait tout à l’heure, lavocation de l’écrivain, la genèse de l’œuvre elle-même.

Influence, certes ; mais cette influence est iciinstrumentalisée, théorisée par l’écrivain, et sa notation atteint un degré supplémentaire de profondeur, - et ausside généralité.

Le Narrateur raconte comment il se réveille, et comment, pendant quelques instants, il ne sait ni qui,ni où il est.

Mais, dans le même mouvement, c’est l’œuvre elle-même qui commence, c’est l’œuvre elle-même quis’éveille à la parole romanesque.

Et elle se détache sur le fond du conte, des Mille et une Nuits, comme la veille sedétache sur le fond du sommeil et du rêve.Ce qui est finalement en jeu ici, c’est peut-être le statut même du texte par rapport à ce qui le précède :l’intertexte.

Comment le texte (en l’occurrence le roman proustien) se construit à partir de, et en référence à unintertexte (en l’occurrence, celui des Contes arabes).

Comment son identité, l’identité du texte et de l’œuvre, seconstruit par rapport à l’altérité, - à l’autre texte, à l’autre parole littéraire, à l’autre imaginaire.

Et c’est bien cet« imaginaire de l’Autre » qui est mis en scène dans les premières pages de la Recherche proustienne, un imaginairede l’Autre comme fiction romanesque autant que véritable « art poétique ».

L’écriture littéraire – et l’on peut penser. »

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