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Onze ans de thatchérisme

Publié le 22/02/2012

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14-22 novembre 1990 - Les premiers ministres britanniques, en temps de paix en tout cas, ont généralement pour seul objectif de bien administrer leur pays. Margaret Thatcher, elle, s'était mise à la tête d'une croisade. Elle a fait reculer l'Etat au nom de la liberté individuelle et serait allée beaucoup plus loin encore si elle en avait eu les moyens et si la société britannique l'avait permis. Elle a cherché à réduire le pouvoir de tous les corps intermédiaires. Les syndicats, bien sûr, mais aussi les collectivités locales et les associations professionnelles. Dans ce combat, il y avait des accents libertaires : il ne s'agissait pas seulement de politique au sens où on l'entend généralement. Elle n'était pas pour rien la fille d'un prédicateur, bénévole et laïc, de l'Eglise méthodiste... Ne compter que sur soi et ne jamais laisser les autres prendre les décisions à votre place. Telles sont les valeurs, farouchement individualistes, auxquelles il faut ajouter l'esprit de parcimonie et le refus de toute extravagance, dont elle avait hérité de son enfance à Grantham ( Lincolnshire), au coeur d'une Angleterre encore victorienne. Son père y était épicier, au croisement des deux rues principales de la ville. Elle-même officiait parfois derrière le comptoir. Elle a donc le sentiment de ne devoir qu'à elle-même son extraordinaire carrière et n'a, contrairement à d'autres dirigeants conservateurs d'origine plus aisée, aucun complexe vis-à-vis de ceux qui ont moins bien réussi. Conformément à la doctrine méthodiste, Dieu bénit les entreprises de celui qui commence par s'aider lui-même. Elle n'a jamais varié là-dessus. Ce n'est pas, selon elle, le rôle de l'Etat de chercher à instaurer le paradis sur terre ni de procéder à une redistribution des richesses qui pénalise l'audacieux et l'industrieux au profit du paresseux ou d e l'incompétent. L'Etat-providence, progressivement mis en place après la seconde guerre mondiale aussi bien par les travaillistes que par les conservateurs, n'a pas eu d'adversaire plus résolu que la fille de l'épicier de Grantham. L'année 1981 voit surgir deux sortes de défi. Les banlieues noires explosent, en particulier Brixton, au sud de Londres, et l'IRA a recours à la grève de la faim pour faire reconnaître à ses militants emprisonnés le statut de prisonnier politique. La " Dame de fer " ne cède ni aux uns ni aux autres. Bobby Sands meurt dans la prison de Maze, suivi par neuf de ses camarades. La police reçoit des équipements spéciaux pour faire face aux émeutiers. Margaret Thatcher se bat sur tous les fronts. Elle proclame-et sur quel ton !,-lors de son premier sommet européen, qu'elle veut qu'on " lui rende son argent " ( " I want my money back " ) et obtient largement satisfaction sous la forme d'un rabais considérable de la contribution britannique au budget de la Communauté. A l'intérieur, elle pratique une politique déflationniste, qui permet de restaurer la crédibilité de la livre sterling, très ballottée pendant les dernières années du pouvoir travailliste, au point que l'intervention du Fonds monétaire international paraissait inévitable. Les entreprises font faillite à la pelle, des pans entiers du secteur industriel, jusque-là soutenus par les deniers publics, s'effondrent, le chômage ne cesse d'augmenter, mais la " Dame de fer " juge cet " assainissement " indispensable. Lorsqu'elle arrache en 1975 à " Ted " Heath la direction du parti, Margaret Thatcher ne fait pas mystère de sa volonté de rompre avec l'esprit de compromis de ses prédécesseurs tories et de restaurer ce qu'elle considère comme l'autorité légitime, que ce soit pour l'Etat ( celle de l'exécutif issu du Parlement) ou pour la société ( celle du chef d'entreprise). Elle a largement gagné son pari. Le grand tournant sera la grève des mineurs, en 1984-1985, qui se termine par l'échec des grévistes et de leur leader Arthur Scargill. Le pouvoir syndical ne sera plus jamais ce qu'il a été. C'est peut-être l'acquis le plus important de l'ère Thatcher. Les hostilités avaient commencé peu après son arrivée au pouvoir en mai 1979. Les ouvriers des aciéries nationalisées se mettent en grève à la fin de l'année. Ils reprendront le travail en avril suivant sans avoir rien obtenu. Et British Steel sera finalement privatisée, après bien d'autres entreprises publiques, en décembre 1988. Cette médecine amère provoque cependant une révolte de l'opinion. Le cap des trois millions de chômeurs est franchi à la fin de 1981. La Grande-Bretagne va-t-elle cesser d'être une puissance industrielle pour satisfaire la passion dogmatique de son premier ministre ? La " divine surprise " des Malouines permet de retourner complètement la situation. Les Argentins envahissent en avril 1982 cet archipel perdu dans les brumes de l'Atlantique sud. Un autre premier ministre aurait peut-être hésité à faire donner la flotte pour reconquérir ce lointain territoire. Le ministre des affaires étrangères, lord Carrington, prône la modération, ce qui lui coûtera d'ailleurs son poste. Conformément à son instinct, Margaret Thatcher mobilise la Royal Navy et gagne son pari. " La Grande-Bretagne est redevenue grande ", proclame-t-elle. La reprise des Malouines est, avec la mise au pas des syndicats, l'événement sans doute le plus marquant de son " règne ". La victoire sur les Argentins permet le succès électoral massif de l'année suivante. Margaret Thatcher, qui n'a déjà pas beaucoup de sympathie pour cet intellectuel en proie au doute qu'est l'archevêque de Cantorbéry, Mgr Runcie, ne lui pardonne pas ses propos critiques pendant la campagne. L'Eglise d'Angleterre est, avec le monde des artistes et des écrivains, un domaine qui échappe au thatchérisme alors triomphant. Elle ne les aime pas. Ils le lui rendent bien. Elle les englobe dans la même catégorie des " poules mouillées ". Ce divorce ne fera que s'accentuer au cours des années. Son deuxième mandat est, à bien des égards, celui des grandes privatisations et de la croissance économique. Margaret Thatcher affirme que le pays compte désormais plus d'actionnaires que de syndiqués. Les HLM municipales locatives sont mises en vente. La " Dame de fer " espère créer ainsi une nation de propriétaires-actionnaires. Une profonde réforme fiscale, en mars 1988, parachèvera l'édifice. Il n'y a plus désormais que deux tranches d'impôt sur le revenu, à respectivement 25 % et 40 %. Les hauts revenus sont moins taxés au Royaume-Uni que dans n'importe quel autre pays comparable. Il n'est pas seulement devenu plus facile d'être riche en Grande-Bretagne et de le demeurer, c'est aussi parfaitement honorable. Etre pauvre, en revanche, apparaît presque comme une tare. L'attentat de l'IRA L' IRA n'est pas loin de parvenir à ses fins, en octobre 1984, lors de l'attentat contre le Grand Hôtel de Brighton où réside le premier ministre pour le congrès conservateur. Sa bombe fait quatre morts, mais Margaret Thatcher, malgré l'heure très avancée de la nuit, n'est pas dans sa chambre. Elle est un peu plus loin, à lire des dossiers, ce qui lui sauve la vie. L'événement ne l'empêche d'ailleurs pas de mener une politique irlandaise plutôt novatrice, en signant l'année suivante l'accord anglo-irlandais qui donne, en échange d'une meilleure coopération entre Londres et Dublin en matière de lutte contre le terrorisme, un certain droit de regard à la République sur ce qui se passe au nord. La fortune du premier ministre tourne environ un an après sa troisième victoire électorale de juin 1987. L'inflation, alimentée par de trop grandes facilités de crédit, bat des records pour atteindre près de 11 %. L'instauration de la poll-tax en avril 1990, destinée à battre en brèche le pouvoir local des travaillistes, provoque des émeutes. L'opinion n'accepte pas, mais Margaret Thatcher s'obstine... et chute dans les sondages. L'Europe est un autre terrain glissant. Dès son arrivée au pouvoir, Margaret Thatcher s'était posée comme le rempart de l'intérêt national. Mais le ton devient beaucoup plus agressif à mesure que se précisent les projets de construction économique et monétaire européenne. La troisième étape du plan Delors, qui prévoit la création d'une monnaie unique, est inacceptable pour Margaret Thatcher. Elle ne proposera jamais un tel abandon de souveraineté pour ratification au Parlement de Westminster. L'opinion du pays profond est beaucoup moins passionnée qu'elle par ce débat. L'Europe est perçue comme un mal nécessaire. La démission de Nigel Lawson, alors chancelier de l'Echiquier, en octobre 1989, avait été un premier signe. Nigel Lawson estimait que Margaret Thatcher tardait trop à faire adhérer la livre au système monétaire européen. Mais l'élément décisif a été le discours dévastateur de Sir Geoffrey Howe, le 13 novembre 1990. L'ex-vice-premier ministre y exposait les raisons de sa démission, intervenue quelques jours auparavant. Il déclarait froidement que Margaret Thatcher faisait fausse route à propos de l'Europe et que cette erreur était " tragique ". L'Europe n'a été qu'une cause supplémentaire de la chute. L'impopularité de la poll-tax, la récession qui a commencé à faire sentir ses effets à partir de l'été, les accusations d'autoritarisme proférées par la voix autorisée de Sir Geoffrey relayant les récriminations de Michael Heseltine, ont joué un rôle au moins aussi important, sans compter la lassitude naturelle provoquée par onze années et demie de " règne ". Il y a de la mélancolie dans ce départ dû aux préoccupations électorales de son propre parti. Margaret Thatcher remarquait non sans amertume qu'elle vivait à une drôle d'époque ( " Quel drôle de vieux monde ", disait-elle jeudi aux Communes) où l'on se débarrassait ainsi d'un leader qui avait pourtant remporté brillamment trois élections générales. Mais il y a une chose que les conservateurs détestent par-dessus tout : perdre le pouvoir. DOMINIQUE DHOMBRES Le Monde du 24 novembre 1990

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