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Article de presse: Les intellectuels et la guerre d'Algérie

Publié le 17/01/2022

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5 avril 1956 - Images et événements se bousculent, saccadés dans le film de la mémoire. Un jour de printemps, en 1956, quand les flics de Guy Mollet farfouillent dans les fiches érudites sur saint Augustin qu'Henri Marrou a accumulées à son domicile : " France, ma patrie ", le libre propos du " cher professeur " publié par le Monde du 5 avril n'avait pas été apprécié par les excellences socialistes qui menaient leur guerre là-bas. Ce 2 décembre 1957, quand une Sorbonne frémissante fait docteur ès sciences un jeune assistant d'Alger, Maurice Audin, dont le cadavre torturé a été " égaré " par les paras de Massu : Zola et Péguy auraient aimé cette soutenance de thèse posthume et dreyfusarde. Aux alentours du 13 mai 1958, la petite foire estudiantine aux livres interdits, la Question d'Alleg, l'Affaire Audin de Vidal-Naquet, Contre la torture de Pierre-Henri Simon, à deux pas d'un abri qui deviendra la librairie de François Maspero. Plus tard, pêle-mêle, voici la douleur grave du discours de Stockholm d'un Nobel français, Albert Camus; des académiciens qui acclament aux colloques de Vincennes un vieil agrégé d'histoire, Georges Bidault, et un ancien ethnographe de gauche, Jacques Soustelle, sans trop entendre ensuite toutes les bombes des " nuits bleues " de l'OAS. Puis, toujours en désordre, le procès du réseau Jeanson les " Bloc-Notes " de Mauriac et les éditos de Bourdet ces milliers d'étudiants de l'UNEF, le 27 octobre 1960 à la Mutualité, qui font enfin se " mouiller " pour la paix en Algérie, des communistes empêtrés, des socialistes honteux et une nouvelle gauche dispersée. Jusqu'aux derniers soubresauts de la sale guerre sur le visage aveuglé d'une petite fille victime du plastic qui visait Malraux, sur celui de Mouloud Feraoun, assassiné dans la folie extrême de l'Algérie raciste. Les survivants et les historiens tireront un jour toutes les leçons du drame. Mais ils devront se garder des illusions rétrospectives. Bien sûr, la France intellectuelle fut alors scindée en deux camps, comme au temps de l'affaire Dreyfus. Les blocs, toutefois, n'étaient pas si solides, et la bataille n'eut pas tous les effets qu'on croit. On a rejoué l'Université contre l'Académie, la gauche contre la droite, les droits de l'homme et le sens de l'histoire contre les crémiers du bon beurre, les fascistes de plume et les tortureurs-philosophes de l'Occident chrétien. Spontanément, l'intelligentsia française a retrouvé à propos de la guerre d'Algérie un siècle de déchirements et de duels dont ce combat fut peut-être le dernier avatar. Du côté de l'Algérie française, bien installés dans les grosses caisses de la presse, à l'Aurore, au Parisien libéré, ou à Carrefour, les talents ne manquent pas : Jules Romains, Thierry Maulnier, Roland Dorgelès, Michel de Saint-Pierre, Jean Dutourd, Roger Nimier ou Pierre Nord, ce n'est pas rien. Mais la superbe cohorte qui défendit l'ordre et la civilisation se scinda bien vite, pour ou contre de Gaulle, pour ou contre les tueurs de l'OAS. Un Girardet ou un Ariès, hommes de droite fins et scrupuleux, témoignent des hésitations et des lassitudes. Qu'on relise Un historien du dimanche, du dernier cité, pour saisir les mille nuances d'un engagement qui n'était ni aussi vain ni aussi dévoyé que le laissent entendre les égarements des intégristes en tenue camouflés : le cardinal Salièges, Albert Bayet ou Paul Rivet n'étaient ni des " BOF " ni des fascistes rajeunis. En face, de comités en pétitions, ce qui fut une défense du droit contre la torture et l'oppression d'un peuple colonisé ne devint jamais une résistance française à la guerre d'Algérie. Sans doute les extrêmes, ici encore, ont-ils été mis en vedette. Le " manifeste des 121 " pour le droit à l'insoumission des jeunes du contingent, le procès du réseau Jeanson, en septembre 1960, peuvent laisser croire qu'une gauche intellectuelle trop progressiste était prête à porter les valises du FLN ou à acheminer les déserteurs vers la Suisse. Seul Sartre, dans la violence de sa préface aux Damnés de la terre de Fanon, jugera opportun de laisser flamboyer par écrit cette logique. En fait, divisée, empêtrée depuis 1944 dans un rapport complexe avec les communistes, qui mènent leur propre jeu, ne disposant que des revues élitistes et des journaux à faible tirage, d'Esprit à Témoignage chrétien-le Monde excepté,-l'intelligence de tant d'universitaires, de journalistes ou d'étudiants ne s'applique qu'à l'essentiel : défendre les principes de 1789, crier la vérité et la justice. C'était beaucoup, face aux tentations de tous les extrémismes. C'était tragique, en particulier pour la génération qui eut vingt ans dans les Aurès. Quelques voix isolées ne parvinrent pas à troubler les bonnes consciences. Celle du Raymond Aron de la Tragédie algérienne fut perçue comme cynique. Celle de Camus, déchiré et accablé, n'impressionna guère. Les intellectuels français ont docilement remis leurs pas dans ceux de Lazare ou de Barrès. C'est à l'honneur d'une corporation qui était déjà menacée par la poussée des cadres et l'imperium des classes moyennes. Les uns ont réchauffé au soleil de l'Algérie française leur vieille pensée recuite. Les autres, convaincus de maîtriser l'avenir du siècle, ont rendu très idéologique et fort " tiers-mondiste " un combat qui n'était à l'origine que celui de J'accuse ! Dans les deux camps, rares cependant sont ceux qui furent assez lucides pour comprendre que leurs protestations n'infléchissaient guère le cours des événements. Les Français, dans leur majorité, avaient choisi. De Gaulle fit le reste. C'est une intelligence française un peu hébétée qui s'éveille en 1962. Elle ne sait pas encore qu'elle est nue et qu'elle ne fait plus l'histoire. Elle a chevauché toutes les chimères de sa mauvaise conscience, irritée depuis quarante ans. Ses messianismes, désormais, seront datés. Dans une France qui ne répond plus à leurs interpellations, les intellectuels devront franchir, bon gré mal gré, la porte étroite de la seule morale. Et relire enfin " leur " guerre d'Algérie. JEAN-PIERRE RIOUX Septembre 1985

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