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Claude Lévi-Strauss, TRISTES TROPIQUES, chapitre XX: « Une société indigène et son style»

Publié le 24/09/2010

Extrait du document

 

"Une société indigène et son style. L'ensemble des coutumes d'un peuple est toujours marqué par un style ; elles forment des systèmes. Je suis persuadé que ces systèmes n'existent pas en nombre illimité, et que les sociétés humaines comme les individus — dans leurs jeux, leurs rêves ou leurs délires — ne créent jamais de façon absolue, mais se bornent à choisir certaines combinaisons dans un répertoire idéal qu'il serait possible de reconstituer. En faisant l'inventaire de toutes les coutumes observées, de toutes celles imaginées dans les mythes, celles aussi évoquées dans les jeux des enfants et des adultes, les rêves des individus sains ou malades et les conduites psycho-pathologiques, on parviendrait à dresser une sorte de tableau périodique comme celui des éléments chimiques, où toutes les couturnes réelles ou simplement possibles apparaîtraient groupées en familles, et où nous n 'aurions plus qu'à reconnaître celles que les sociétés ont effectivement adoptées. Ces réflexions sont particulièrement appropriées au cas des Mbaya-Guaicuru dont, avec les Toba et les Pilaga du Paraguay, les Caduveo du Brésil sont aujourd'hui les derniers représentants. Leur civilisation évoque irrésistiblement celle que notre société s 'est amusée à rêver dans un de ses jeux traditionnels et dont la fantaisie de Lewis Carroll a si bien réussi à dégager le modèle : ces Indiens chevaliers ressemblaient à des figures de cartes. Ce trait ressortait déjà de leur costume: tuniques et manteaux de cuir élargissant la carrure et tombant en plis raides, décorés en noir et rouge de dessins que les anciens auteurs comparaient à des tapis de Turquie, et où revenaient des motifs en forme de pique, de coeur, de carreau et de trèfle. Ils avaient des rois et des reines; et comme celle d'Alice, ces dernières n'aimaient rien tant que jouer avec les têtes coupées que leur rapportaient les guerriers. Nobles hommes et nobles dames se divertissaient aux tournois, ils étaient déchargés des travaux subalternes par une population plus anciennement installée, différente par la langue et la culture, les Guana. Les Tereno, qui sont leurs derniers représentants, vivent dans une réserve gouvernementale, non loin de la petite ville de Miranda où je suis allé les visiter. Ces Guana cultivaient la terre et payaient un tribut de produits agricoles aux seigneurs mbaya en échange de leur protection, entendez pour se préserver du pillage et des déprédations exercés par les bandes de cavaliers armés. Un Allemand du XVIe siècle, qui s'était aventuré dans ces régions, comparait ces relations à celles existant de son temps en Europe centrale entre les féodaux et leurs serfs."

I. Questions

1. Repérez les différentes phases de l'argumentation de Lévi-Strauss. 2. Montrez comment, dans ce texte, l'imagination et la réalité se mêlent. 3. Quel schéma d'organisation sociale peut-on repérer chez les peuples observés ?

N. B. : Vous rédigerez entièrement vos réponses, que vous illustrerez en vous référant au texte de manière précise.

II. Travaux d'écriture

1. L'auteur pense que l'imagination humaine fonctionne à partir d'un petit nombre de schémas. Pouvez-vous définir sa démarche ? Rédigez une réponse organisée en une cinquantaine de lignes. 2. D'après ce texte, quel but Lévi-Strauss se fixe-t-il ? Pourquoi se réfère-t-il à l'image du jeu de cartes? Argumentez en cinquante lignes environ. 3. D'après vous, peut-on élaborer une science de l'autre ? Construisez votre réponse en une page en vous appuyant sur le texte de Lévi-Strauss.

 

 

Dans Tristes Tropiques, Claude Lévi-Strauss consigne les observations et les analyses qu'il a pu faire au cours de ses voyages d'exploration ethnologique en Amérique du Sud. Ici, il se livre à une réflexion dont, à sa suite, les structuralistes se sont emparé pour systématiser le principe d'une classification, parfois outrancière.

 

« l'impuissance théorique où se trouve Lévi-Strauss de prouver sa thèse.

De toutes les façons, on remarquera qu'il nes'agit pas là d'un cas particulier : tous les auteurs ont besoin de fonder leur raisonnement sur des présupposés.

Letexte de Rousseau (extrait du Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, p.

161) meten place une reconstitution abstraite et génétique du processus de l'usurpation des terres. Ensuite, avec l'introduction de la première personne du singulier, apparaît une marque de l'énonciation destinée àinsister sur le caractère encore tout subjectif de la première proposition : «Je suis persuadé que ces systèmesn'existent pas en nombre illimité, et que les sociétés humaines comme les individus — dans leurs jeux, leurs rêves ouleurs délires — ne créent jamais de façon absolue, mais se bornent à choisir certaines combinaisons dans unrépertoire idéal qu'il serait possible de reconstituer » (l.

2 à 8).Traduisons donc la thèse de l'auteur : toutes les coutumes d'un peuple — autrement dit sa façon d'occuperl'espace, de vêtir le corps et de forger mythes et légendes — constituent une expression particulière d'une structurementale, essentielle et permanente, propre à toute la nature humaine.Éclairons le discours implicite de Lévi-Strauss : cet ethnologue se donne comme but d'étudier les comportementsdes peuples indigènes d'Amérique du Sud.

Il s'intéresse à leurs moeurs et il veut dégager à la fois les différences etles constantes des comportements humains.

Au-delà des pratiques particulières, il vise, dans la continuité deRousseau, la permanence des comportements culturels.

Il la trouve dans l'organisation, qu'il qualifie de mythique, ducerveau humain : tous les hommes imaginent de la même façon, même si le climat ou les conditions géographiquesleur donnent des moyens différents de réaliser leurs inventions.Enfin, quel est le but rêvé de Lévi-Strauss ? Puisque l'imaginaire humain, pour lui, ne saurait, à l'instar d'unordinateur, fonctionner qu'à partir d'un certain nombre d'éléments et de combinaisons, il faudrait pouvoir recenserces éléments de base et réaliser une sorte de tableau des éléments imaginaires, comme il existe un tableau deséléments en chimie.La deuxième phase de la démonstration procède à un constat orienté.

Comment remonter du visible (les populationsobservées par l'ethnologue) à l'invisible (sa théorie)? De ce qui apparaît à ce qui constitue des structures mentalesuniverselles ? Lévi-Strauss mêle l'observation des faits et la reconstitution de leur sens caché : pour lui, les Mbaya-Guaicuru illustrent parfaitement sa théorie et toute leur description renvoie aux liens entre réalité et imaginaire. Question 2: Montrez comment, dans ce texte, l'imagination et la réalité se mêlent. Après avoir énoncé sa théorie, Lévi-Strauss l'illustre en se référant au cas réel des Mbaya-Guaicuru.

Deux adverbesen -ment modalisent le passage à l'exemple et soulignent à quel point le rapprochement peut relever de l'associationabusive : « Ces réflexions sont particulièrement appropriées [...] Leur civilisation évoque irrésistiblement...

» (l.

19-22).

L'auteur requiert l'assentiment du lecteur mais il n'exprime, ici, que son propre sentiment.En effet, il procède à une reconstitution du sens à partir des phénomènes observés.

Après avoir décrit, dans lechapitre qui précède notre texte, les conditions réelles dans lesquelles vivent actuellement les Caduveo, Lévi-Strauss évoque leur passé.

Il s'inspire alors du modèle du jeu de cartes : « Leur civilisation évoque irrésistiblementcelle que notre société s'est amusée à rêver dans un de ses jeux traditionnels et dont la fantaisie de Lewis Carroll asi bien réussi à dégager le modèle : ces Indiens chevaliers ressemblaient à des figures de cartes » (l.

22).

L'auteurprocède donc non à une simple analyse des comportements humains, mais à une réinterprétation de ces données enfonction de son propre modèle ludique (= qui fait allusion au jeu).Ce modèle du jeu de cartes s'inscrit dans la continuité du déchiffrement des signes : la référence aux cartestémoigne, en effet, de la pétition de principe, de la référence aux éléments imaginaires de base.

Ainsi, les Caduveoressemblent à des personnages de cartes parce que leur organisation sociale est aussi clairement lisible que celledont témoigne l'imaginaire présidant à la symbolique des cartes.

Il y a une manière d'échange entre le signifiant(tour à tour les cartes et le costume des Caduveo) et le signifié (les éléments de base de l'imaginaire humain).

Maisle jeu de cartes lui-même est inscrit, dans l'imaginaire de l'auteur, dans une référence culturelle : Lewis Carroll estun écrivain qui a joué sur les signifiants, sur les structures élémentaires de l'imaginaire et du jeu. Question 3: Quel schéma d'organisation sociale peut-on repérer chez les peuples observés? Reconstituant le sens des phénomènes observés, Lévi-Strauss dégage un schéma d'organisation sociale communaux Indiens d'Amérique latine et aux Européens.

Il s'agit des rapports hiérarchiques qui s'établissent entre lesseigneurs et les paysans.

Un chercheur, Georges Dumézil, a identifié un modèle commun de répartition des rôlesdans les différentes sociétés primitives: les guerriers, investis de la mission de se battre pour protéger le groupe ;les prêtres, qui doivent concilier les bonnes volontés des dieux ; les paysans, qui pourvoient à la survie par laculture ou par l'élevage.

Ici, Lévi-Strauss identifie deux des trois castes traditionnelles.Les anciens Caduveo ou Mbaya étaient des nobles, qui avaient réduit en esclavage les Guana.

« Un Allemand duXVIe siècle, qui s'était aventuré dans ces régions, comparait ces relations à celles existant de son temps en Europecentrale entre les féodaux et leurs serfs » (l.

47).

Les Guana formaient donc la plèbe alors que les Caduveoformaient les deux castes des nobles (les grands nobles et les petits nobliaux) et celle des guerriers.Lévi-Strauss accrédite son propos en citant non pas l'autorité de Dumézil, mais un voyageur allemand du XVIe siècle: en effet, celui-ci apparaît comme un témoin visuel qui doit accréditer l'interprétation théorique de Lévi-Strauss —plus que ne pourrait le faire un autre théoricien comme Dumézil.

La référence à cet Allemand fournit, en quelquesorte, un argument d'autorité.Ainsi, les Caduveo témoignent d'une répartition somme toute universelle des fonctions, qui existent dans la société. »

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