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COMTE: Science et ordre social

Publié le 22/02/2012

Extrait du document

Vouloir, comme on l'a toujours prétendu jusqu'ici, former une encyclopédie à la fois théologique, métaphysique et positive, c'est vouloir composer un ensemble avec des éléments qui s'excluent mutuellement. Il n'est pas étonnant que des entreprises aussi mal conçues aient fini par discréditer un tel projet parmi tous les bons esprits. Mais il ne saurait plus en être de même quand une fois, la science sociale étant devenue positive et la théologie avec la métaphysique chassées de leur dernier asile, le système de nos idées ne se composera plus que d'éléments homogènes. Alors il suffira de résumer les connaissances relatives aux divers ordres de phénomènes, pour découvrir immédiatement leur enchaînement naturel, et former par là une véritable philosophie positive, bien plus complète et bien mieux liée que n'ont jamais pu l'être la philosophie métaphysique, et même la philosophie théologique, qui, provisoires de leur nature, n'ont été à aucune époque rigoureusement universelles. Cette vaste entreprise, que le siècle actuel verra sans doute accomplie, doit être regardée comme le dernier acte et le but final de la grande révolution commencée par Bacon, par Descartes et par Galilée. Elle est indispensable comme la seule base spirituelle possible du nouvel état social vers lequel l'espèce humaine tend si fortement aujourd'hui; car ce n'est que par sa force d'ensemble qu'une doctrine quelconque peut parvenir à diriger la société. Tant que les conceptions positives resteront isolées entre elles, tant qu'elles ne se présenteront pas à l'esprit comme les diverses parties d'un système unique et complet, elles pourront conserver une très grande importance dans les cas particuliers, elles pourront même lutter avec beaucoup d'avantages contre l'autorité politique de la théologie et de la métaphysique, mais elles ne sauraient les remplacer dans la direction de l'ordre social. Le perfectionnement de nos connaissances exige indispensablement, sans doute, qu'il s'établisse, dans le sein de la science, une division de travail permanente, et même que la spécialisation des recherches de chacun soit poussée aussi loin que possible. Mais il est tout aussi incontestable que la masse de la société, qui a continuellement besoin de tous ces divers résultats à la fois, et qui ne peut ni ne doit nullement s'inquiéter de ce mécanisme intérieur, a besoin, pour adopter exclusivement les doctrines scientifiques comme guides habituels, de ne voir en elles que des branches diverses d'un seul et même tronc. Cette condition n'est pas moins indispensable, relativement au corps scientifique lui-même, pour l'unité et l'homogénéité de son action politique, qui sera toujours très faible quand elle ne sera pas concentrée. Ainsi, tant que cet état de choses subsistera, la théologie et la métaphysique, malgré leur décrépitude évidente, conserveront encore, en vertu de leur seule généralité, des prétentions légitimes à la souveraineté morale. « Considérations philosophiques sur les sciences et les savants » (1825), in Du pouvoir spirituel, choix de textes établi, présenté et annoté par P. Arnaud, Paris, Le Livre de Poche, Coll. « Pluriel », 1978, p. 245-247.

« a. Or la positivité de la science sociale est ce qui peut réduire à néant le théologique et le métaphysique(Mais...

—> homogènes...), et unifier le système de nos idées. b. Ainsi peut-on prévoir sur des bases réformées et durables (l'enchaînement naturel, mené à son termeavec la physique sociale, des différentes sciences) la constitution d'une nouvelle philosophie, elle-mêmepositive (Alors il suffira...

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universelles). c. Rien de plus épistémologique, du reste, que les problèmes abordés par Comte sous les termes de théologique,métaphysique et positif.

Cette triade désigne tout à la fois la permanence de l'exigence explicative dans le discours philosophique, et donc la mise en oeuvre d'un principe de causalité efficiente, et d'autre part sestransformations, grâce à la constitution successive en sciences positives des différents domaines du savoir,dans une histoire qui est un progrès de la raison — analogue à celui qui se produit dans le passage del'enfance (l'âge théologique) à la phase critique de l'adolescence (l'âge métaphysique) puis à la maturité del'âge adulte (l'âge positif) : en atteignant, pour finir, la connaissance toujours relative des phénomènesnaturels que procurent leurs lois (telle est la définition du savoir positif), dans un processus qui mène dusimple au complexe et du plus général au plus spécial, mais dans la liaison toujours plus forte et pluscomplète de tous les faits ramenés à une nature commune, la science se débarrasse des agents surnaturelset des forces abstraites que, respectivement, la pensée théologique et la pensée métaphysique croientdevoir convoquer pour rendre raison des faits.

La science sociale elle-même — c'est-à-dire la physiquesociale, ou encore la sociologie, dont on sait que Comte a forgé le nom en même temps qu'il lui a assigné sonobjet — achève le système du savoir positif par l'effet de cette loi du développement scientifique, qui veutaussi que la connaissance aille du plus éloigné (l'astronomie) au plus proche de l'homme.

L'entreprise deComte serait donc historique en même temps que théorique, s'inscrivant nécessairement dans le processus soumis à la loi des trois états comme sa conclusion (logique) et son achèvement (temporel) : dernier acte etbut final d'une révolution commencée avec Bacon, Descartes et Galilée (à qui on doit respectivement, préciseComte en un autre endroit, les préceptes, les conceptions — par exemple celle des branches diverses d'unseul et même tronc — et les découvertes qui ont marqué l'avènement de l'esprit positif). Le début du deuxième paragraphe (Cette vaste entreprise...

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Galilée) paraît ainsi prolonger, ou relancer, la teneur épistémologique de la première partie du texte, en déplaçant du côté de l'histoire lerapport de la vérité philosophique à l'organisation des sciences. 3.

Mais l'entreprise comtienne dévoile maintenant la vraie dimension de son projet (dernière partie dutexte : Elle est indispensable...

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à la souveraineté morale).

Par l'accomplissement de la révolutionscientifique, il s'agit de promouvoir, en fait, le nouvel état social que les lois de l'histoire assignent, dansla Nature, à l'espèce humaine, donc à l'humanité prise comme réalité biologique (ce qui permettrad'articuler la sociologie sur la biologie, selon un rapport de dépendance qui a, pour Comte, un statutégalement épistémologique).

L'histoire permet ici de passer, selon une même rationalité, des stades dela connaissance à ceux de l'ordre politique; les mêmes lois, gouvernant les mêmes transitions,permettent de tirer l'organisation des classes dans l'état positif de demain de la classification dessciences dans l'esprit positif d'aujourd'hui.

Et la philosophie de Comte est la présentation de plus en plusargumentée de la légitimité de cet enchaînement historique à partir de la nécessité de l'enchaînementnaturel des sciences — puisque, de la force des doctrines scientifiques à l'autorité politique, on ne sortpas de l'élément du pouvoir spirituel.

Mais tel est bien l'enjeu de la philosophie comtienne : assurer ladirection de la société (de l'ordre social) à ceux qui ont le savoir positif, en rendant enfin illégitime la souveraineté morale de ces adversaires qui ont historiquement vieilli : la théologie et la métaphysique,avec leur décrépitude.

En fait, dès le premier paragraphe, il s'agissait déjà de les chasser de leur asile;déjà s'annonçait le contexte de lutte qui se précise ici. Le positivisme d'Auguste Comte est bien une philosophie militante, dans un combat historique. L'intelligence (scientifique) est en réalité au service de l'action (politique) : il s'agit bien de prévoir pouragir (l'une des formules clefs du positivisme).

En « s'emparant des idées sociales » (une expression deComte), la physique ne peut que faire rentrer la société elle-même dans l'unité des lois de la nature : ilrevient à la sociologie (i.e.

la physique sociale) de rendre évidentes les tendances, dans la successiondes époques et les relations mutuelles, pour « découvrir et instituer les formes pratiquescorrespondantes », et rendre enfin compatibles l'ordre et le progrès.

Mais on ne saurait oublier les deuxsens de l'ordre, que Comte s'est plu à souligner : arrangement (comme la série des connaissances danschaque science, et les sciences dans la classification), mais aussi commandement (qui assigne chaque individu à sa place, c'est-à-dire à sa fonction dans l'organisme social). Ainsi, toute une « stratégie » (bien autre chose qu'une critique épistémologique « désintéressée »),reposant sur une appréciation des forces en présence, se dessine à grands traits dans ce deuxièmeparagraphe, sous le signe de l'indispensable (on notera l'insistance du terme, qui signifie chez Comte «ce qui est convenable au devenir de l'esprit humain », autrement dit la nécessité sous son aspect moral,et qu'il s'agit toujours de rendre inévitable, c'est-à-dire soumis aux lois naturelles, à l'aspect physique de la nécessité — d'où le rôle, justement, de la science sociale).

Il convient donc pour assurer à l'espritpositif la direction sociale : a) De lui donner cette force d'ensemble qui lui permette d'être la base spirituelle.. »

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