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Dialectique de la nature

Publié le 23/04/2013

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Friedrich Engels (1883) DIALECTIQUE DE LA NATURE Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Courriel: [email protected] Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie à partir de : Friedrich Engels (1883), Dialectique de la nature Paris : Éditions sociales, 1968, 367 pages. Traduit de l'Allemand par Émile Bottigelli, agrégé de l'Université Polices de caractères utilisée : Pour le texte: Times, 12 points. Pour les citations : Times 10 points. Pour les notes de bas de page : Times, 10 points. Les formules utilisées par Engels dans ce livre ont été réécrites avec l'éditeur d'équations de Microsoft Word 2001. 2 Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 3 Table des matières NOTE DU TRADUCTEUR PRÉFACE DE L'INSTITUT MARX-ENGELS-LÉNINE. DIALECTIQUE DE LA NATURE [ESQUISSES DU PLAN] [Esquisse du plan d'ensemble] [Esquisse de plan partiel] [CHAPITRES] INTRODUCTION Ancienne Préface à l'[Anti-)Dühring. Sur la dialectique La science de la nature dans le monde des esprits La dialectique Les formes fondamentales du mouvement La mesure du mouvement. Le travail Le frottement des marées. Kant et Thomson-Tait. La rotation de la terre et l'attraction de la lune La chaleur L'électricité Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme. [NOTES ET FRAGMENTS] [Éléments d'histoire de la science] - Conception de la nature chez les anciens - Différence de la situation à la fin du monde antique, vers 300, et à la fin du moyen âge, 1453 - Éléments historiques - Inventions - Éléments historiques - Fragment retranché du Feuerbach [Science de la nature et philosophie] Büchner [Dialectique] [a) Questions générales de la dialectique. Lois fondamentales de la dialectique] - Contingence et nécessité - Hegel. Logique I [b) Logique dialectique et théorie de la connaissance. A propos des « limites de la connaissance «] - De la classification des jugements - Sur l'incapacité de Naegeli de connaître l'infini [Les formes du mouvement de la matière. Classification des sciences] Sur la conception mécaniciste de la nature Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature [Mathématiques] [Mécanique et astronomie] [Physique] [Chimie] [Biologie] TABLE CHRONOLOGIQUE INDEX DES NOMS ET DES PUBLICATIONS CITÉS 4 Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 5 NOTE DU TRADUCTEUR Retour à la table des matières Le texte que nous présentons a été traduit d'après l'édition MEGA (Marx-Engels Gesamtausgabe) de 1935, publiée par l'Institut Marx-Engels-Lénine, à Moscou. Mais nous avons suivi, dans la disposition des matériaux, le plan de l'édition russe de 1948, avec laquelle nous avons confronté le texte allemand et dont nous avons extrait la Préface placée en tête du volume. L'ouvrage était sous presse quand parut à Berlin (Dietz Verlag, 1952) une édition allemande reproduisant exactement, dans la langue de l'original, l'édition soviétique de 1948. Nous avons donc procédé à une révision complète de notre traduction sur la base de ce texte, qui constitue maintenant l'édition définitive. Nous avons emprunté à la traduction soviétique la plus grande partie de l'appareil scientifique. Ce sont les notes marquées des sigles (O.G.I.Z.) et (O.G.I.Z., Obs.). Quant aux notes signées (N.R.), elles ont été établies avec la collaboration de Mme Jeanne Lévy et de MM. Kahane, Labérenne, Nigon, Schatzman et Vassails. Qu'ils en soient ici publiquement remerciés. On trouvera en fin de volume une table chronologique des fragments et des chapitres, ainsi qu'un index des noms et des matières. E. B. Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 6 PRÉFACE Retour à la table des matières Au cours de toute leur vie, Marx et Engels ont suivi avec attention l'évolution de la science de la nature, accomplissant la généralisation philosophique de ses résultats et éclairant ceux-ci du Point de vue de la théorie du matérialisme dialectique. Les questions de la théorie de la science occupent une Place éminente dans un ouvrage de la littérature marxiste aussi important que l'Anti-Dühring d'Engels, où se trouve un exposé développé des fondements de la doctrine de Marx. On rencontre dans toute une série d'autres ouvrages des deux maîtres, compris dans l'oeuvre principale de Marx: Le Capital, une foule d'observations sur les problèmes des sciences de la nature. La correspondance de Marx et d'Engels révèle aussi la grande attention que tous deux apportaient aux questions scientifiques. Mais l'exposé le plus développé, embrassant toutes les branches essentielles de la science de la nature et des mathématiques, Engels l'a donné dans sa Dialectique de la nature, oeuvre restée inachevée mats remarquable par sa richesse de pensée, à laquelle il a travaillé en étroit contact avec Marx. La correspondance de Marx et d'Engels révèle que, dès r873, Engels envisageait d'écrire un grand travail sur la dialectique dans la nature. Dans une lettre à Marx du 30 mai 1873, il fait part à son ami de ses pensées sur la science de la nature. Il y formule déjà trois idées fondamentales de sa Dialectique de la nature : 1. l'indissolubilité de la matière et du mouvement (le mouvement est une forme d'existence de la matière) ; 2. les formes qualitativement différentes du mouvement et les diverses sciences qui les étudient (mécanique, physique, chimie, biologie); 3. le passage dialectique d'une forme du mouvement à l'autre et Par suite il une science à l'autre. Il termine sa lettre en disant que l'élaboration de ces idées « demandera encore beaucoup de temps «. Voici le texte de la lettre du 30 mai 1873 : Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 30 mai 1873. Cher Maure, Voici les idées dialectiques qui me sont venues ce matin au lit à propos des sciences de la nature : Objet de la science de la nature : la matière en mouvement, les corps. Les corps sont inséparables du mouvement; leurs formes et leurs espèces ne se reconnaissent qu'en lui; il n'y a rien à dire des corps en dehors du mouvement, en dehors de toute relation avec d'autres corps. Ce n'est que dans le mouvement que le corps montre ce qu'il est. La science de la nature connaît donc les corps en les considérant dans leur rapport réciproque, dans le mouvement. La connaissance des diverses formes du mouvement est la connaissance des corps. L'étude des différentes formes du mouvement est donc l'objet essentiel de la science de la nature. 1 1. La forme du mouvement la plus simple est le changement de lieu (dans le temps, pour faire plaisir au vieil Hegel) : le mouvement mécanique. a) Le mouvement d'un corps isolé n'existe pas ; à parler relativement, la chute peut cependant en faire figure. Mouvement vers un centre commun à de nombreux corps. Cependant, dès que le mouvement d'un corps doit s'effectuer dans une direction autre que celle du centre, ce corps tombe toujours. il est vrai, sous les lois de la chute, mais celles-ci se modifient 2. b) en lois de la trajectoire et mènent directement au mouvement réciproque de plusieurs corps ; mouvement planétaire, etc., astronomie, équilibre (temporaire ou apparemment dans le mouvement lui-même). Mais, en fin de compte, le résultat réel de ce genre de mouvement est toujours.. le contact des corps en mouvement : ils tombent l'un sur l'autre. c) Mécanique du contact : corps en contact. Mécanique courante, levier, plan incliné, etc. Mais le contact n'épuise pas par là ses effets. Il se manifeste directement sous deux formes : frottement et choc. Tous deux ont la propriété de produire, à un certain degré d'intensité et dans des conditions déterminées, des effets nouveaux qui ne sont plus purement mécaniques : chaleur, lumière, électricité, magnétisme. 2. La physique proprement dite, science de ces formes du mouvement qui, après l'étude de chacun d'eux, constate que, sous certaines conditions, ils se convertissent l'un en l'autre et qui trouve en fin de compte que, à un degré d'intensité déterminé, variable selon les corps en mouvement, ils produisent des effets qui dépassent le domaine de la physique, des modifications de la structure interne du corps : des effets chimiques. 3. La chimie. Pour l'étude des formes précédentes du mouvement, il était plus ou moins indifférent qu'ils s'opèrent sur des corps vivants ou inertes. Les corps inertes faisaient même apparaître les phénomènes dans leur pureté la plus grande. Par contre, la chimie ne peut connaître la nature chimique des corps les plus importants que sur des substances issues du processus de la vie , sa tâche essentielle sera de plus en plus de produire artificiellement ces substances. Elle constitue le passage à la science de l'organisme, mais le passage dialectique ne pourra être établi que lorsque la chimie aura effectué le passage réel ou sera sur le point de l'effectuer 3. 4. L'organisme. Sur ce point, je ne me hasarderai pour l'instant à aucune dialectique 4. Comme tu es au centre des sciences de la nature, c'est toi qui seras le mieux en mesure de juger ce que cela vaut. Ton F. E. Si vous croyez que cela vaut quelque chose, n'en parlez pas afin que quelque diable d'Anglais ne me vole pas la chose: l'élaboration demandera encore beaucoup de temps. (N.R.) 1 2 3 4 En marge, remarque de Schorlemmer: Très bien, tout à fait mon opinion. C.S. Remarque de Schorlemmer: Très juste ! Remarque en marge de Schorlemmer; Voilà le hic ! Remarque en marge do Schorlemmer: Moi non plus. C.S. 7 Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 8 Le contenu de cette lettre correspond presque intégralement à l'un des fragments englobés dans Dialectique de la nature, à savoir celui qui Porte le titre : « Dialectique de la science de la nature « (cf. p. 253). Sur la même feuille que ce fragment et le Précédant immédiatement, on trouve le brouillon de l'esquisse du travail qu'Engels projetait contre Büchner et d'autres représentants du matérialisme vulgaire (Cf. p. 203). Cette esquisse, rédigée, selon toute vraisemblance, peu de temps avant le fragment : « Dialectique de la science de la nature «, fait apparaître ce qu'était le plan primitif d'Engels: montrer, sous la forme d'une critique du matérialisme vulgaire et sur la base de la science la plus moderne: 1. la contradiction entre le mode de pensée métaphysique et le mode de pensée dialectique et 2. la contradiction entre la dialectique mystifiée, idéaliste de Hegel et la « dialectique rationnelle « du matérialisme Philosophique. Avec cela, Engels souligne tout particulièrement dans son esquisse que, Pour la science de son temps, « la dialectique dépouillée du mysticisme devient une absolue nécessité «. De la sorte, on est tout à fait fondé à penser qu'au début de 1873 Engels envisageait d'écrire une sorte d' « Anti-Büchner « où il aurait étudié les questions de la dialectique de la science de la nature et soumis à la critique les défauts du matérialisme vulgaire de Büchner, ainsi que sa « prétention d'appliquer à la société la théorie des sciences de la nature et de réformer le socialisme «. D'après les manuscrits laissés par Engels, on peut voir que, peu après, il abandonnait son Projet de travail contre Büchner, mais n'en continuait pas moins à rassembler, avec une ardeur redoublée, des matériaux sur la dialectique dans la science de la nature et les mathématiques. Il commença à rédiger des esquisses Préliminaires Pour sa Dialectique de la nature et, en 1875-76, il avait déjà élaboré presque définitivement la grande « Introduction « à son oeuvre. Cependant, peu après, Engels s'orienta vers un autre grand travail : la critique des écrits de Dühring, en utilisant également ses matériaux sur la dialectique de la nature. Les intérêts du parti du prolétariat révolutionnaire exigeaient la réfutation des théories de Dühring, variété nouvelle de l'utopisme philistin sous sa forme la plus réactionnaire, spécifiquement prussienne, qui menaçait de répandre les vues du socialisme petit-bourgeois dans les rangs de la social-démocratie allemande. Après avoir terminé l'Anti-Dühring (juin 1878), Engels revint à son travail sur la dialectique de la nature: il en esquissa le plan d'ensemble (cf. page 25) et rédigea quelques chapitres plus ou moins définitifs, ainsi qu'une foule de notes préliminaires. Le 23 novembre 1882, il écrivit à Marx que, maintenant, il devait terminer sa Dialectique de la nature. Mais la mort de Marx (14 mars 1883) l'obligea à interrompre son travail et à s'occuper, comme il le mentionne dans sa Préface à la seconde édition de l'Anti-Dühring, « de devoirs plus pressants «. J'ai le devoir de préparer pour l'impression les manuscrits laissés par Marx, et cela est beaucoup plus important que toute autre occupation 1. En outre, après la mort de Marx, tout le travail de direction du mouvement ouvrier international retomba sur Engels, et cela lui prenait beaucoup de temps. Il en résulta que le travail qu'il projetait sur la dialectique de la nature ne tut pas mené à son achèvement et que les matériaux qu'il avait réussi à rédiger sur ce thème ne jurent pas même mis systématiquement en forme. Dans la Préface à la seconde édition de l'AntiDühring, Engels a écrit qu'il n'abandonnait pas l'espoir que quelque occasion à venir lui permît de rassembler et de publier les résultats obtenus, « peut-être avec les ma- 1 Anti-Dühring, p. 41. (N.R.) Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 9 nuscrits mathématiques extrêmement importants laissés par Marx « 1. Mais il n'a pu y parvenir. Après la mort d'Engels (5 août 1895), sa Dialectique de la nature ainsi que ses autres manuscrits sont tombés entre les mains des chefs opportunistes de la socialdémocratie allemande, qui, pendant des dizaines d'années, ont criminellement tenu sous le boisseau ce travail extrêmement précieux et continuent à l'y tenir à l'heure actuelle. Dialectique de la nature fut publiée pour la première fois en U.R.S.S. d'après les photocopies des manuscrits. Elle fut éditée à Moscou en 1925 en langue allemande parallèlement à la traduction russe. Cependant cette édition était, du point de vue scientifique, tout à fait défectueuse. Le déchiffrage du manuscrit d'Engels avait été fait avec une extrême négligence, et toute une série de passages, au nombre desquels des passages concernant les bases mêmes des conceptions théoriques d'Engels, étaient absolument défigurés. La traduction russe fourmillait d'erreurs et d'altérations. Enfin la disposition des chapitres composant Dialectique de la nature était présentée dans un désordre si chaotique que cela en rendait très difficile la lecture et l'étude. En 1927 Parut la deuxième édition de Dialectique de la nature en langue allemande et en 1929 la deuxième édition russe. Dans ces éditions, quelques erreurs de déchiffrage avaient été éliminées, mais tous les défauts fondamentaux de l'édition de 1925 subsistaient. Toutes les éditions russes de Dialectique de la nature qui suivirent (y compris celle du tome XIV des Oeuvres de Marx-Engels) 2 reproduisent presque sans changement le texte de l'édition russe de 1929. En 1935, l'Institut Marx-EngelsLénine Publia une nouvelle édition de Dialectique de la nature dans la langue de l'original. (Marx-Engels Gesamtausgabe. Friedrich Engels: Herrn Eugen Dühring Umwälzung der Wissenchaft - Dialektik der Natur - Sonderausgabe zum vierzigsten Todestage von Friedrich Engels. Moskau-Leningrad, 1935, édition que nous désignons dans la suite par MEGA.) Cette édition marquait un certain progrès, tant au point de vue du soin mis à déchiffrer le manuscrit qu'à celui de la disposition plus correcte des matériaux. Cependant elle n'était pas exemple de tout défaut essentiel sous ces deux rapports, non plus qu'au point de vue de la qualité de l'appareil scientifique. Celle édition ne fut pas traduite en russe. * ** Bien que Dialectique de la nature soit resté inachevé et que certaines de ses parties aient le caractère de brouillons préliminaires et de notes fragmentaires, cette oeuvre présente un tout cohérent dont l'unité repose sur les idées générales fondamentales et sur l'harmonie du plan. Dans Dialectique de la nature, Engels donne la généralisation philosophique des conclusions de la science de son époque. Abordant ta nature en matérialiste et en dialecticien, il la présente comme un tout infini et un, comme « la connexion universelle de l'évolution «, comme le processus historique de développement de la matière. Il montre que, dans la nature, tout s'opère dialectiquement et que, en conséquence la dialectique matérialiste est la seule méthode exacte permettant de connaître la nature. 1 2 Anti-Dühring, p. 42. (N.R.) C'est-à-dire l'édition russe des Oeuvres de Marx-Engels. (N.R.) Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 10 Dans l'Introduction à son oeuvre, Engels donne un brillant aperçu du développement de la science de la nature de la Renaissance jusqu'à Darwin, montrant comment le développement propre de la science elle-même a fait éclater de l'intérieur la conception métaphysique de la nature qui caractérise les XVIIe et XVIIIe siècles, et a contraint celle-ci à céder la place à la conception moderne, dialectique. En suivant le développement historique des sciences, Engels souligne particulièrement le rôle de la pratique humaine, le rôle de la production, laquelle, au bout du compte, détermine tant l'origine de la science que la marche de son développement. S'appuyant sur toutes les conquêtes les plus importantes de la science de son temps, Engels énonce les fondements scientifiques de la conception matérialiste dialectique du monde. L'univers est infini dans l'espace et le temps. Il est impliqué dans un mouvement et un changement perpétuels. Les cycles grandioses dans lesquels se meut la matière déploient toute la riche diversité des formes du mouvement de la matière, depuis le simple changement mécanique de lieu jusqu'à la vie et à la pensée des êtres doués de conscience. La matière et le mouvement ne peuvent être anéantis ni quantitativement, ni même qualitativement. Aucun des attributs de la matière ne peut être perdu et c'est pourquoi si elle doit sur terre exterminer un jour avec une nécessité d'airain sa floraison suprême l'esprit pensant, il faut avec la même nécessité que, quelque part ailleurs et à une autre heure, elle le reproduise 1. Ces idées d'Engels, exposées avec une profondeur et un brillant remarquables, sont des armes acérées pour lutter contre les théories idéalistes et mystiques des idéologues du capitalisme pourrissant. Elles sont des armes contre les tentatives les plus récentes de faire revivre l'obscurantisme du Moyen Âge et l'absence de loi en la possibilité pour l'homme de connaître le monde. Elles permettent de lutter contre celle de retaper une religion qui tombe en ruine à l'aide d'arguments tirés des sciences de la nature, tentative qui utilise chaque difficulté de la science qu'engendre dans la société bourgeoise la crise grandissante de la science en raison de la décadence de plus en plus profonde de la culture. Dialectique de la nature est entièrement empreint de la doctrine d'Engels sur les diverses formes du mouvement de la matière (mouvement mécanique ou simple changement de lieu; modes différents de mouvement physique : chaleur, lumière, électricité; processus chimiques; vie organique), sur leur unité et leurs passages réciproques de l'une à l'autre, ainsi que sur les particularités qualitatives de chacune d'elles et l'impossibilité de ramener mécaniquement, les formes supérieures du mouvement aux formes les plus basses. Sur la base de cette théorie, Engels établit une classification matérialiste dialectique des sciences de la nature où chacune d'elles « analyse une forme singulière du mouvement ou une série de formes de mouvements connexes et passant de l'une à l'autre 2 «. Dans toutes les branches de la science, Engels soutient, met au premier plan et développe les conceptions et les théories d'avant-garde. En particulier, il estime et souligne très fortement le génie du grand savant russe D. I. Mendeléïev, créateur du système périodique des éléments chimiques. En même temps, Engels combat résolument les idées qui ne correspondent plus aux acquisitions les plus récentes de la 1 2 Cf. p. 46. (N.R.) Cf. p. 254. (N.R.) Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 11 science et freinent les progrès ultérieurs de la recherche. Il démasque les « partisans de l'ancien « et oppose à l'ancien le nouveau, ce qu'il y a de plus progressif dans la science de son temps. Il éclaire les faits nouveaux et les théories nouvelles du point de vue de la théorie la plus avancée, la plus révolutionnaire, le matérialisme dialectique; il analyse leur signification avec profondeur et montre la voie ultérieure du développement de la science. Cela lui donne la possibilité non seulement de saisir le sens philosophique de l'état de la science de son temps, mais aussi de regarder loin en avant, d'anticiper quelques-unes des conquêtes postérieures de la science. Ainsi, par exemple, à la différence du plus grand nombre des savants de son époque, Engels défend le point de vue de la complexité des atomes des éléments chimiques. Les atomes, écrit-il, ne sont nullement quelque chose de simple, ils n'apparaissent pas comme les particules de matières les plus petites que nous connaissions. Il a eu le génie de prévoir l'existence de particules qui seraient l'analogue des grandeurs mathématiques infiniment petites saisies à l'instant de leur disparition. La théorie contemporaine de la structure de la matière a confirmé les vues d'Engels sur la complexité de l'atome et son caractère inépuisable. Ses idées sur le sens du rayonnement en tant que facteur de répulsion et sur le rôle de ce rayonnement dans le processus d'évolution de l'univers dépassaient de loin les conceptions régnant à son époque et se sont trouvées confirmées par les découvertes les plus récentes de l'astronomie et de la physique. De même, dans des questions comme celle de l'origine de la vie, de son essence, de la théorie darwinienne de l'évolution, Engels a énoncé une série de propositions qui anticipent évolution ultérieure de la biologie. En mettant en lumière la signification révolutionnaire des théories d'avant-garde de son époque, Engels fait une guerre implacable à la fausse science. A côté de théories d'avant-garde, la science bourgeoise du XIXe siècle mettait aussi en avant des théories qui n'étaient pas le moins du monde progressistes et étaient par essence faussement scientifiques. Au nombre de ces dernières, on comptait une théorie à la mode comme celle de la prétendue « mort thermique « de l'univers. Engels la soumit à une critique approfondie et démontra qu'elle était en contradiction directe avec la loi bien comprise de la conservation et de la transformation de l'énergie. Le développement ultérieur de la science a confirmé la justesse de ses vues. Ses thèses fondamentales sur l'indestructibilité non seulement quantitative, mais encore qualitative du mouvement, et sur l'impossibilité qui en résulte de la « mort thermique « de l'univers, permettent de déceler également l'inconsistance complète des tentatives entreprises par des savants réactionnaires bourgeois pour donner un regain de vie à la théorie de la « mort thermique «. En étudiant les problèmes des mathématiques, de la mécanique, de la physique, de la chimie et de la biologie, Engels met partout en lumière le caractère dialectique des processus naturels, et il fait lés observations de caractère méthodologique les plus profondes. Sa méthode, la méthode du matérialisme dialectique, est la plus précieuse, la plus capitale dans Dialectique de la nature. Divers détails concernant des sciences comme la physique, la chimie, la biologie, ont évidemment vieilli pour notre temps et ils ne pouvaient pas ne pas vieillir, étant donné que, depuis la rédaction de Dialectique de la nature, il y a eu près de soixante-dix ans de développement de la science. Mais la présence de déclarations vieillies concernant des questions particulières des diverses branches de la science de la nature n'atteint pas le moins du monde l'essence de la conception matérialiste dialectique d'Engels et n'amoindrit pas l'immense importance de Dialectique de la nature pour notre temps. Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 12 Hormis les chapitres et les fragments étudiant les problèmes des diverses sciences de la nature et des mathématiques, il y a, dans Dialectique de la nature, bon nombre de pages consacrées aux questions générales de la dialectique matérialiste. Ont trait à celles-ci le chapitre inachevé : « La dialectique « et 42 fragments réunis ici dans la section : « Dialectique «. Dans la préface à la seconde édition de l'Anti-Dühring, Engels indique qu'on parvient plus facilement à la conception dialectique de la nature « si l'on aborde le caractère dialectique de ces faits avec la conscience des lois de la pensée dialectique 1 «. Les questions de la logique théorique et de la théorie de la connaissance sont examinées par Engels sur des matériaux concrets de la science de la nature. S'il avait réussi à terminer cette partie de son oeuvre, nous aurions ici l'exposé développé de la « dialectique en tant que science des connexions, en opposition à la métaphysique «. Néanmoins, même sous cette forme inachevée, cette partie contient des matériaux extrêmement riches sur les questions fondamentales de la dialectique. Les questions concernant l'origine de l'homme et de la société humaine constituent le passage de la science de la nature aux sciences sociales. Engels examine ces questions dans l'essai: « Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme «. Avec une maîtrise inégalée, il élucide ici le rôle primordial et décisif du travail, de l'invention et de la fabrication des outils dans la formation du type physique de l'homme et dans celle de la société humaine, en montrant comment, à partir du singe, par suite d'un long processus historique, s'est développé un être qualitativement différent de lui: l'homme. La théorie de Marx et d'Engels sur l'origine de l'homme et la naissance de la société humaine détruit radicalement les mensonges réactionnaires de la sociologie bourgeoise, les vains efforts des idéologues de l'impérialisme Pour fonder le droit des races « supérieures « à l'exploitation et à la domination des races « inférieures «. Dans le cours de cet ouvrage, Engels souligne sans se lasser le rôle éminent de la théorie philosophique d'avant-garde et montre, que, sans philosophie avancée, les savants bourgeois spécialisés s'égarent hors de la voie de la science et tombent sous l'emprise de l'obscurantisme clérical. Il critique ici à la lois les idéalistes, les agnostiques, les matérialistes vulgaires, il met à nu toute la pauvreté de la méthode métaphysique et de l'empirisme grossier, rampant. Il raille impitoyablement la crédulité des savants bourgeois qui quittent le terrain de la science et deviennent la proie des superstitions et des mystiques les plus saugrenues. Lénine n'a pas connu Dialectique de la nature qui ne fut publié qu'après sa mort. Mais il est remarquable que, n'ayant jamais lu cette oeuvre, il exprime dans ses travaux philosophiques des idées qui sont le développement de presque tout ce qui en constitue les principes fondamentaux, et que, parfois, ses formulations coïncident presque mot pour mot avec les formules employées par Engels. Dans son livre génial: Matérialisme et empiriocriticisme, publié en 1909, Lénine donne 1 Cf. Anti-Dühring, pp. 43-44. (N.R.) Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 13 une généralisation matérialiste de tout ce que la science, avant tout la science de la nature, avait acquis d'important et de substantiel pendant toute une période historique, depuis la mort d'Engels jusqu'à la parution de l'ouvrage de Lénine 1. Matérialisme et empiriocriticisme est un modèle de développement créateur du marxisme. Citant les paroles d'Engels qui dit que la forme du matérialisme doit inévitablement se modifier avec toute découverte faisant époque dans le domaine des sciences naturelles. (et à plus forte raison dans l'histoire de l'humanité), Lénine écrit: Ainsi la révision des « formes « du matérialisme d'Engels, la révision de ses postulats de philosophie naturelle n'a rien de a révisionniste à au su consacré du mot: le marxisme l'exige au contraire 2. Des découvertes scientifiques, comme celles de l'électron, de la radioactivité, etc., ont posé de façon nouvelle une série de problèmes fondamentaux de la physique théorique et ont été une confirmation nouvelle de la « seule philosophie juste de la science de la nature «, le matérialisme dialectique. S'appuyant sur ces acquisitions de la science, Lénine a fait progresser la doctrine philosophique du marxisme. Toutes les acquisitions postérieures de la science, - théorie de la relativité, théorie des quanta, loi de l'équivalence de la masse et de l'énergie, - apportent toutes la confirmation de l'unité matérielle de l'univers, sur l'incréabilité et l'indestructibilité de la matière, sur l'unité du contenu et du discontinu dans la structure de la matière et sa faculté d'évoluer en passant de formes simples d'existence à des formes de plus en plus complexes. Lénine est revenu les questions de la science de la nature également dans de ses travaux. Ainsi dans son célèbre article : « Du rôle du matérialisme militant « (mars 1922), il souligne très fortement le rôle de la philosophie d'avant-garde pour les sciences de la nature. A défaut d'une base philosophique solide, il n'est point de science naturelle ni de matérialisme qui puissent résister à l'envahissement des idées bourgeoises et à la régénération de la conception bourgeoise du inonde. Pour soutenir cette lutte et la mener pleinement à bonne fin, le naturaliste doit être un naturaliste moderne, un partisan éclairé du matérialisme représenté par Marx, c'est-à-dire qu'il doit être un matérialiste dialectique 3. Cette déclaration coïncide presque mot pour mot avec les affirmations d'Engels dans Dialectique de la nature. Il est également remarquable que, dans ses Cahiers philosophiques, Lénine souligne fortement la nécessité d'élaborer la dialectique en tant que philosophie de la science, et il a apporte dans ce sens des idées d'une très grande richesse, comme s'il rappelait ce qui a été dit sur cette question dans Dialectique de la nature d'Engels qui lui était restée inconnue. 1 2 3 Staline: Histoire du Parti communiste (bolchévik) de J'U.R.S.S., p. 102. (N.R.) V. I. Lénine: Matérialisme et empiriocriticisme, Éditions sociales, Paris, 1948, p. 228. (N.R.) V. I. Lénine: Marx, Engels, marxisme. MOSCOU, 1947. p. 473. (N.R.) Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 14 Dans Matérialisme dialectique et matérialisme historique, Staline a fait un exposé inégalé des bases philosophiques du marxisme et les a fait progresser. Il s'y réfère souvent à Dialectique de la nature d'Engels et développe et concrétise les principes d'Engels qui caractérisent les traits fondamentaux de la méthode matérialiste dialectique et du matérialisme philosophique marxiste. Cela souligne plus encore l'importance de Dialectique de la nature pour notre époque. * ** Peu de temps avant sa mort, Engels a groupé tous les matériaux se rapportant à Dialectique de la nature en quatre liasses auxquels il a donné les titres suivants: 1. « La dialectique et la science de la nature «; 2. « L'étude de la nature et la dialectique «; 3. « Dialectique de la nature «; 4. « Mathématiques et sciences de la nature. Divers «. De ces quatre liasses, deux seulement (la 2e et la 3e) sont munies de sommaires composés par Engels et énumérant les matériaux qui y sont contenus. Grâce à ces sommaires, nous savons de manière précise quels matériaux il a rangés dans la 2e et la 3e liasse et dans quel ordre de succession il les y a placés. Quant à la 1re et à la 4e liasse nous ne pouvons pas avoir la certitude que les feuillets s'y trouvent exactement là où Engels les a mis. En prenant connaissance du contenu des quatre liasses de Dialectique de la nature, on se rend compte que, outre des chapitres et des esquisses préliminaires, écrits spécialement pour cette oeuvre, Engels y a inclus aussi quelques manuscrits qu'il avait primitivement rédigés en vue d'autres oeuvres (ainsi: l' « Ancienne Préface à l'AntiDühring «, deux « Notes « à propos de l'Anti-Dühring, le « Fragment retranché du Feuerbach « et « Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme «). La présente édition de Dialectique de la nature comprend tout ce qui est inclus dans les quatre liasses d'Engels, à l'exception de cinq petites pages de calculs mathématiques fragmentaires que n'accompagne aucun texte (dans la 4e liasse) et des fragments suivants, dont le contenu montre clairement qu'ils ne se rapportent pas à Dialectique de la nature : 1. la première esquisse de l' « Introduction « à l'Anti-Dühring ( sur le socialisme de l'époque); 2. un fragment sur l'esclavage; 3. des extraits du livre de Charles Fourier: Le Nouveau Monde (ces trois fragments, qui ont trait aux travaux préparatoires à l'Anti-Dühring, se sont trouvés dans la 1re liasse de Dialectique de la nature pour une raison qui nous est inconnue), et 4. un petit billet portant de brèves remarques d'Engels sur l'attitude négative de Philippe Pauli à l'égard de la théorie « travailliste « de la valeur (dans la 4e liasse). En tenant compte de ces limites, Dialectique de la nature se compose de 10 articles ou chapitres; 169 notes et fragments et 2 esquisses de plans, soit en tout 181 éléments. Ces éléments sont rangés, dans la Présente édition, selon l'ordre thématique, conformément aux lignes directrices du plan d'Engels, telles qu'elles sont marquées dans les deux esquisses de plan qui nous sont parvenues. Ces deux esquisses sont données tout au début de l'ouvrage. La plus développée d'entre elles, qui embrasse toutes les sections de l'oeuvre, a été rédigée vraisemblablement fin 1878 on début 1879; l'autre n'englobe qu'une partie de l'ouvrage et a été écrite approximativement en 1880. Ce sont ces esquisses de plan que l'on a prises pour base dans l'ordonnance des matériaux. Cependant on a tenu compte de la démarcation indiquée par Engels lui-même Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 15 (lors du groupement des matériaux en liasses) entre les articles, ou chapitres, plus ou moins mis au point, d'une part, et les esquisses, notes et fragments de l'autre (la majorité de ces derniers ne constituant que des matériaux préparatoires pour une élaboration ultérieure). Il en résulte que le livre est divisé en deux parties: 1. articles ou chapitres; 2. notes et fragments. Dans chacune de ces parties, les matériaux ont été ordonnés selon un seul et même schéma directeur, conformément au plan d'Engels. Ce plan indique l'ordre de succession suivant: a) introduction historique, b) questions générales de la dialectique matérialiste, c) classification des Sciences, d) considérations sur les branches singulières de la science de la nature, e) passage aux sciences sociales. Dans l'esquisse détaillée du plan général, Engels a indiqué encore une série de points: « l'âme du plastidule «, la liberté de la science et de son enseignement, « l'État cellulaire« de Virchow, la campagne des darwinistes bourgeois allemands contre le socialisme. Il ne les a pas élaborés. En général, les points de l'esquisse du plan d'Engels ne correspondent pas tout à fait aux matériaux dont nous disposons et auxquels il a travaillé tant avant qu'après l'avoir établi, soit pendant treize années entières (1873-1868). Mais les lignes fondamentales du plan et le contenu fondamental des matériaux dont nous disposons correspondent tout à fait. Aussi, s'il était impossible de réaliser littéralement dans tous ses détails le schéma de 18781879, on peut pleinement conserver les grandes lignes de l'ordre des parties indiquées sur les esquisses de 1878-1879 et 1880. En prenant donc pour base les grandes lignes du plan d'Engels telles qu'elles sont consignées dans les deux esquisses, nous obtenons pour les articles ou chapitres de Dialectique de la nature qui constituent la première partie de l'ouvrage, l'ordre suivant: 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. Introduction (rédigée en 187 5-1876). Ancienne préface à l'Anti-Dühring (mai-juin 1878. La science de la nature dans le monde des esprits (milieu 1878). La dialectique (1879). Les formes fondamentales du mouvement (1880-1881). La mesure du mouvement - Le travail (1880-1881). Le frottement de la marée (1880-1881). La chaleur (1881-1882). L'électricité (1882). Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme (1876). En ce qui concerne tous ces articles ou chapitres, l'ordre thématique coïncide presque avec l'ordre chronologique (à l'exception de l'article sur « le rôle du travail « qui constitue le passage des sciences de la nature aux sciences sociales). L'article « La science de la nature dans. le monde des esprits « n'est absolument pas mentionné dans les esquisses de plan d'Engels. Il est tout à fait probable qu'il se proposait esquisse de le faire paraître séparément dans quelque revue, et ce n'est que plus tard qu'il l'a inclus dans le corps de Dialectique de la nature. Nous l'avons placé en troisième dans la section articles, car il a un caractère méthodologique général et, par son contenu, touche d'assez près l' « Ancienne Préface à l'Anti-Dühring «. Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 16 En ce qui concerne les esquisses, notes et fragments qui constituent la deuxième partie de l'ouvrage et qui sont au nombre de 169, le rapprochement des matériaux dont nous disposons avec les esquisses de plan d'Engels aboutit à leur classement sous les rubriques suivantes: 1. Éléments d'histoire de la science. 2. Science de la nature et Philosophie. 3. Dialectique. a) Questions générales de la dialectique. Lois fondamentales de la dialectique. b) Logique dialectique et théorie de la connaissance. A propos des « limites de la connaissance «. 4. Les formes du mouvement de la matière. Classification des sciences. 5. Mathématiques. 6. Mécanique et astronomie. Physique. Chimie. 9. Biologie. Si nous confrontons ces rubriques des fragments avec les titres des dix articles de Dialectique de la nature énumérés plus haut, nous voyons la correspondance complète entre l'ordre de classement des articles et celui des fragments. Au premier article correspond la 1re section des fragments; au 2e et au 3e, la 2e section. Au 4e article (« Les formes fondamentales du mouvement «) correspond la 4e section. Aux 6e et 7e articles, la 6e section. Les 8e et 9e articles correspondent à la 7e section. En ce qui concerne le 10e article (Le rôle du travail...), il n'a pas sa section de fragments correspondante. D'après le plan d'Engels, la question de « la différenciation de l'homme grâce au travail « devait être examinée tout à la fin du livre, après l'étude des problèmes de la biologie. A l'intérieur des rubriques et des sous-rubriques, les fragments ont été à nouveau rangés selon le principe de l'ordre thématique. On a donné au début les fragments étudiant des questions plus générales, puis ceux qui traitent de questions plus particulières. Dans la section « Éléments d'histoire de la science «, les fragments sont rangés selon l'ordre de succession historique: de la naissance des sciences chez les peuples anciens jusqu'aux contemporains d'Engels. Chaque section des fragments se termine si possible par ceux que font transition avec la section suivante. * ** Dans la présente édition de Dialectique de la nature, la traduction a été de nouveau vérifiée d'après l'édition allemande de 1935 (MEGA), cependant que le texte de cette édition était derechef confronté avec les photocopies du manuscrit d'Engels. Cette vérification a révélé une grande quantité d'erreurs essentielles dans le déchiffrage antérieur du texte allemand. Comme, dans notre édition, les matériaux sont rangés dans l'ordre thématique et non chronologique, nous avons donné, à la fin du livre, afin d'éclairer l'ordre chronologique des éléments composant Dialectique de la nature, une table de tous ceux dont la date de rédaction peut être déterminée avec une certaine précision. Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 17 Nous avons laissé de côté, comme c'est la règle, tous les mots et phrases qu'au cours de la rédaction Engels a barrés parce qu'ils ne le satisfaisaient pas. Des passages barrés par Engels on n'a donné par principe que ceux qui constituent des paragraphes entiers et sont biffés non de plusieurs, mais d'un seul trait vertical ou oblique, ce qui indique qu'Engels les a utilisés de quelque manière dans d'autres de ses travaux. Des autres passages barrés, on n'a donné, à titre exceptionnel, que ceux qui sont indispensables pour la liaison de l'exposé ou qui présentent un intérêt particulier comme complément au texte fondamental. Dans tous les cas où, dans le manuscrit d'Engels, des citations ne sont notées que par le premier et le dernier mot séparés par des points de suspension ou par les mots : « etc. « nous avons donné le texte complet de la citation. La Présente édition a été Préparée Par V. K. Brouchlinski sous la direction de A. A. Maximov et V. M. Pozner. L'Institut Marx-Engels-Lénine auprès du Comité central du Parti communiste (bolchévik) de l'U.R.S.S. Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature DIALECTIQUE DE LA NATURE Retour à la table des matières 18 Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 19 [ ESQUISSES DU PLAN ] [Esquisse du plan d'ensemble .] 1 Retour à la table des matières 1. Introduction historique. dans la science de la nature, grâce à son développement propre, la conception métaphysique est devenue impossible. 2. La marche du développement théorique en Allemagne depuis les temps de Hegel (ancienne préface) 2. Le retour à la dialectique se fait inconsciemment, par conséquent contradictoirement et lentement. 3. La dialectique comme science de la connexion universelle. Lois principales: conversion de la quantité en qualité, - pénétration réciproque des contraires polaires et conversion de l'un en l'autre quand ils sont poussés à l'extrême, - développement par contradiction ou négation de la négation, -forme spirale du développement. 4. Connexion des sciences. Mathématiques, mécanique, physique, chimie, biologie. Saint-Simon (Comte) et Hegel. 5. Aperçus 3 sur les sciences particulières et leur teneur dialectique: 1º Mathématiques : moyens et tours dialectiques de secours. - L'infini mathématique se trouve dans la réalité. 2º Mécanique céleste, - maintenant on la considère tout entière comme un certain processus; - la mécanique : elle a, eu pour point de direction l'inertie, qui n'est que l'expression négative de l'indestructibilité du mouvement. 1 2 3 Tiré des notes de la quatrième liasse. Le plan a été composé après juin 1878 - puisqu'il y est fait mention de l'ancienne préface de l'Anti-Dühring rédigée en mai-juin 1878 - et avant 1 880, puisqu'on n'y trouve aucune allusion à des chapitres de Dialectique de la nature, comme « Les formes fondamentales du mouvement «, « La chaleur « et « L'électricité « rédigés en 1880-82. Ainsi la date la plus vraisemblable pour la composition de ce plan peut être placée dans la seconde moitié de 1878, Ou au début de 1879. (O.G.I.Z., Obs.) Il s'agit de l'ancienne préface de l'Anti-Dühring. (O.G.I.Z., Obs.) En français dans le texte. (N.R.) Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 20 3º Physique, - passages des mouvements moléculaires de l'un en l'autre. Clausius et Loschmidt. 4º Chimie : les théories, l'énergie. 5º Biologie. Le darwinisme. Nécessité et hasard. 6. Les limites de la connaissance. Dubois-Reymond et Naegeli. - Helmholtz, Kant, Hume. 7. La théorie mécaniste. Haeckel. 8. L'âme du plastidule 1. - Haeckel et Naegeli. 9. Science et enseignement. - Virchow 2. 10. L'état cellulaire. - Virchow. 11. Politique darwiniste et doctrine darwiniste de la société. - Haeckel et Schmidt 3. Différenciation de l'homme grâce au travail. - Application de l'économie politique à la science de la nature. La notion de travail chez Helmholtz (Conférences populaires, II) 4. 1 2 3 4 Haeckel appelait plastidules les particules les plus menues de plasma vivant, dont chacune, selon sa théorie, représente une molécule d'albumine de structure fort compliquée et possède an quelque sorte une « âme « élémentaire. (O.G.I.Z. Obs.) Engels a en vue le rapport de Virchow au congrès tenu à Munich par les spécialistes des sciences de la nature et les médecins en 877. Dans ce rapport, Virchow proposait de limiter la liberté de l'enseignement de la science. Le rapport de Virchow a été publié dans une brochure particulière sous le titre Die Freiheit der Wissenschaft im modernen Staat. Virchow fut contredit par Haeckel, qui lança la même année 1877 une brochure Science libre et enseignement libre. (O.G.I.Z., Obs.) Il s'agit au zoologue Oscar Schmidt, qui est intervenu contre le socialisme. En juillet-août 1878, Engels s'est proposé de faire la critique de son exposé. « Sur le rapport du darwinisme à la socialdémocratie. 0 (Voir K. MARX et F. ENGELS : Oeuvres, tome XXVII, pp. 9 et 12 [en russe].) Quant à Haeckel, il est intervenu, lui aussi, contre le socialisme en essayant de débarrasser le darwinisme du reproche d'être lié au mouvement socialiste. (O.G.I.Z., Obs.) Engels pense au livre de Helmholtz : Populäre wissenschaftliche Vorträge, zweites Heft, Braunschweig, 1871. La notion physique de « travail « est exposée par Helmholtz. principalement aux pages 142-179. Engels examine la catégorie du « travail « au chapitre « Mesure du mouvement - le travail «. (O.G.I.Z., Obs.) Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 21 [Esquisse de plan partiel .] 1 Retour à la table des matières 1. Le mouvement en général. 2. L'attraction et la répulsion. Transmission du mouvement. 3. Application ici de [la loi de] la conservation de l'énergie. Répulsion + attraction. - Intervention de la répulsion = énergie. 4. Pesanteur - corps célestes - mécanique terrestre. 5. Physique. La chaleur. L'électricité. 6. Chimie. 7. Résumé. a) Avant 4 : Mathématiques. Ligne infinie. + et - égaux. b) A propos de l'astronomie : travail fourni par la marée montante. Double calcul chez Helmholtz, II, 120 2. « Forces « chez Helmholtz, II, 190 3. 1 2 3 Tiré des notes de la quatrième liasse. Cette esquisse a été vraisemblablement écrite après le plan donné ci-dessus de Dialectique de la nature, puisque ici sont déjà mentionnées les questions qu'Engels examine dans le chapitre. « Les formes fondamentales du mouvement «, écrit en 1880 ou 1881. Dans sa partie essentielle, cette esquisse est le plan préliminaire du chapitre : « Les formes fondamentales du mouvement «. D'où l'on peut conclure que cette esquisse a été écrite avant ce chapitre, soit approximativement en 1880. (O.G.I.Z., Obs.) Engels pense au livre d'Helmholtz : Populäre wissenschaftliche Vorträge. Il cite ce passage d'Helmholtz et en fait la critique dans le chapitre : « Les formes fondamentales du mouvement. « (Voir ci-après, pp. 88-90.) (O.G.I.Z., Obs.) Engels examine les opinions d'Helmholtz sur les « forces « dans ce même chapitre. (Voir ci-après, pp. 86-88.) Obs.) Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 22 [CHAPITRES] INTRODUCTION 1 Retour à la table des matières L'étude moderne de la nature, - qui est seule parvenue à un développement scientifique, systématique et complet, à l'opposé des intuitions géniales des Anciens en philosophie de la nature et des découvertes arabes, extrêmement importantes, mais sporadiques et disparues pour la plupart sans résultats, - cette étude moderne de la nature date, comme toute l'histoire moderne, de la puissante-époque que nous autres Allemands nommons la Réforme d'après le malheur national qui est venu nous frapper en ce temps 2, que les Français nomment la Renaissance et les Italiens Cinquecento, bien qu'aucun de ces termes n'en donne complètement l'idée. C'est l'époque qui commence avec la deuxième moitié du XVe siècle. La royauté, s'appuyant sur les bourgeois des villes, a brisé la puissance de la noblesse féodale et créé les grandes monarchies, fondées essentiellement sur la nationalité, dans le cadre desquelles se 1 2 Tiré de la troisième liasse des manuscrits. Dans l'index de la troisième liasse établi par Engels, cette « Introduction « s'appelle « Introduction ancienne «. Une telle dénomination s'explique, semble-t-il, par le fait que l'article a été écrit avant les autres articles de Dialectique de la nature et avant l'Anti-Dühring. On trouve dans le texte de cette même « introduction « deux passages qui permettent de déterminer la date de sa rédaction. A la page 38, Engels dit que « la cellule est découverte depuis moins de quarante ans «. Si l'on considère que, dans la lettre qu'il a écrite à Marx le 14 juillet 1858, il donne 1836 comme date approximative de la découverte de la cellule, nous obtenons, en ajoutant 39 ans (« moins de 40 ans «) à cette date, l'année 1875 comme date de la rédaction de l' « Introduction «. D'autre part, page 40, Engels écrit: « On a appris depuis quelque dix ans seulement que l'albumine absolument sans structure exerce toutes les fonctions essentielles de la vie. « Il pense, selon toute vraisemblance, à la Morphologie générale des organismes, d'Ernst Haeckel, qui a paru en 1866. En ajoutant 10 ans à cette date, on obtient 1876. Ainsi, on est fondé à penser que l' « Introduction « a été écrite en 1875 ou 1876 (il se peut que la première partie de l' « Introduction « ait été écrite en 1875 et la deuxième dans la première moitié de 1876). L'esquisse primitive de l' « Introduction «, écrite par Engels en 1874, est donnée dans le texte aux pages 193195. (O.G.I.Z., Obs.) La Réforme était, sur le plan religieux, le symptôme de l'effervescence révolutionnaire du peuple allemand. Celle-ci se traduisit par la révolte de la petite noblesse et la guerre des Paysans. Toutes deux furent écrasées par les classes réactionnaires dont la puissance fut accrue, tandis que les forces révolutionnaires du peuple allemand se trouvaient minées et épuisées pour longtemps. C'est dans ce sens qu'Engels parle de « malheur national «. (N. R.) Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 23 sont développées les nations européennes modernes et la société bourgeoise moderne; et, tandis que la bourgeoisie et la noblesse étaient encore aux prises, la guerre des paysans d'Allemagne a annoncé prophétiquement les luttes de classes à venir, en portant sur la scène non seulement les paysans révoltés, - ce qui n'était plus une nouveauté, - mais encore, derrière eux, les précurseurs du prolétariat moderne, le drapeau rouge au poing et aux lèvres la revendication de la communauté des biens. Dans les manuscrits sauvés de la chute de Byzance, dans les statues antiques retirées des ruines de Rome, un monde nouveau se révélait à l'Occident étonné : l'Antiquité grecque; ses formes resplendissantes dissipaient les fantômes du Moyen Âge ; l'Italie naissait à un épanouissement artistique insoupçonné, qui sembla un reflet de l'antiquité classique et n'a plus été retrouvé. En Italie, en France, en Allemagne, apparaissait une littérature nouvelle, la première littérature moderne ; l'Angleterre et l'Espagne connurent bientôt après leur époque littéraire classique. Les barrières de l'ancien orbis terrarum furent brisées ; pour la première fois la terre était vraiment découverte, les fondements posés pour le passage de l'artisanat à la manufacture qui devait, à son tour, constituer le point de départ de la grande industrie moderne. La dictature spirituelle de l'Église fut brisée ; la majorité des peuples germaniques la rejeta directement en adoptant le protestantisme, tandis que, chez les peuples romans, une allègre libre pensée, reprise des Arabes et nourrie de la philosophie grecque fraîchement découverte, s'enracinait de plus en plus et préparait le matérialisme du XVIIIe siècle. Ce fut le plus grand bouleversement progressiste que l'humanité eût jamais connu, une époque qui avait besoin de géants et oui engendra des géants : géants de la pensée, de la passion et du caractère, géants d'universalité et d'érudition. Les hommes qui fondèrent la domination moderne de la bourgeoisie furent tout, sauf prisonniers de l'étroitesse bourgeoise. Au contraire, l'esprit aventureux du temps les a tous plus ou moins touchés de son souffle. On eût difficilement trouvé à cette date un homme d'importance qui n'eût fait de vastes voyages, parlé quatre ou cinq langues, brillé dans plusieurs spécialités. Léonard de Vinci a été non seulement un grand peintre, mais aussi un mathématicien, un mécanicien et un ingénieur éminent, à qui les branches les plus diverses de la physique sont redevables d'importantes découvertes; Albert Dürer a été peintre, graveur, sculpteur, architecte, et il a inventé de surcroît un système de fortification qui comprend bon hombre des idées reprises bien plus tard par Montalembert et par l'art moderne de la fortification en Allemagne. Machiavel a été homme d'État, historien, poète, et en même temps le premier écrivain militaire des temps modernes digne d'être cité. Luther a nettoyé non seulement les écuries d'Augias de l'Église, mais aussi celles de la langue allemande; c'est lui qui a créé la prose allemande moderne et composé le texte et la mélodie de cet hymne empli de la certitude de vaincre qui est devenu la Marseillaise du XVIe siècle 1. Les héros de ce temps n'étaient pas encore esclaves de la division du travail, dont nous sentons si souvent chez leurs successeurs quelles limites elle impose, quelle étroitesse elle engendre. Mais ce qui les distingue surtout, c'est que, presque sans exception, ils sont pleinement plongés dans le mouvement de leur temps, dans la lutte pratique; ils prennent parti, ils entrent dans le combat, qui par la parole et l'écrit, qui par l'épée, souvent des deux façons. De là cette plénitude et cette force de caractère qui font d'eux des hommes complets. Les savants de cabinet sont l'exception : soit des gens de second ou de troisième ordre, soit des philistins prudents qui ne veulent pas se brûler les doigts. En ce temps, l'étude de la nature se faisait, elle aussi, au beau milieu de la révolution générale et elle était elle-même de part en part révolutionnaire : n'avait-elle pas 1 L'hymne : « Ein feste Burg ist unser Gott « (Notre Dieu est. une sûre forteresse). (N.R.) Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 24 à conquérir son droit à l'existence dans la lutte ? La main dans la main avec les grands Italiens de qui date la philosophie moderne, elle a fourni ses martyrs aux bûchers et aux cachots de l'Inquisition. Et il est caractéristique que les protestants aient surpassé les catholiques dans la persécution de la libre étude de la nature. Calvin a fait brûler Servet au moment où il était sur le point de découvrir la circulation du sang, et cela en le mettant à griller tout vif pendant deux heures; du moins l'Inquisition se contenta-t-elle de brûler simplement Giordano Bruno. L'acte révolutionnaire par lequel la science de la nature proclama son indépendance en répétant, pour ainsi dire, le geste de Luther lorsqu'il jeta au feu la bulle du pape, fut la publication de l'oeuvre immortelle dans laquelle Copernic, - quoique avec timidité, et, pourrait-on dire, seulement sur son lit de mort, - défia l'autorité ecclésiastique en ce qui concerne les choses de la nature. De cet acte date l'émancipation de la science de la nature à l'égard de la théologie, bien que la discrimination dans le détail de leurs droits réciproques ait traîné jusqu'à nos jours et que, dans maints esprits, elle soit encore loin d'être acquise. Il n'empêche que le développement des sciences avança dès lors, lui aussi, à pas de géant, gagnant en force, pourrait-on dire, en proportion du carré de la distance décomptée (dans le temps) à partir de l'origine. Il fallait, semble-t-il, démontrer au monde que, désormais, le produit le plus élevé de la matière organique, l'esprit humain, obéissait à une loi du mouvement inverse de celle de la matière inorganique. Le travail principal de la science de la nature au début de cette première période fut d'acquérir la maîtrise des matériaux qui se trouvaient à portée de main. Dans la plupart des domaines, on partait à zéro. L'antiquité avait légué Euclide et le système solaire de Ptolémée; les Arabes la notation décimale, les rudiments de l'algèbre, les chiffres modernes et l'alchimie; le Moyen Âge chrétien, rien du tout. Dans cette situation, te fut nécessairement la plus élémentaire des sciences de la nature, la mécanique des corps terrestres et célestes, qui prit la première place et, à côté d'elle, pour la servir, la découverte et le perfectionnement des méthodes mathématiques. Dans ce domaine, on accomplit de grandes choses. Lorsque se termine la période dont Newton et Linné marquent la fin, ces branches de la science sont parvenues à un certain degré d'achèvement. Les méthodes mathématiques les plus essentielles sont fixées dans leurs grandes lignes : la géométrie analytique surtout grâce à Descartes, les logarithmes grâce à Neper, le calcul différentiel et intégral grâce à Leibniz et peutêtre à Newton 1. Il en est de même de la mécanique des solides, dont les lois principales étaient élucidées une fois pour toutes. Enfin, clans l'astronomie du système solaire, Kepler avait découvert les lois du mouvement des planètes et Newton en avait donné la formule du point de vue des lois générales du mouvement de la matière. Les autres branches de la science de la nature étaient bien loin d'avoir atteint même ce degré provisoire d'achèvement. Ce n'est que vers la fin de cette période que la mécanique des fluides et des gaz fut étudiée plus à fond 2. La physique proprement dite n'avait pas dépassé les premiers éléments, mise à part l'optique, dont les progrès exceptionnels furent provoqués par les besoins pratiques de l'astronomie. La chimie commençait tout juste à s'émanciper de l'alchimie par la théorie du phlogistique 3. La 1 2 3 Newton et Leibniz ont inventé ce calcul indépendamment l'un de l'autre (N.R.) Engels a noté au crayon dans la marge : « Torricelli en rapport avec la régularisation des torrents des Alpes. « (O.G.I.Z.) La théorie prédominante en chimie aux XVIIe et XVIIIe siècles estimait l'opération de la combustion conditionnée par la présence dans les corps d'une substance impondérable, le phlogistique. Ce sont les recherches de M. V. Lomonossov (1711-1765) et de Lavoisier (1743- Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 25 géologie n'avait pas dépassé le stade embryonnaire de la minéralogie ; il ne pouvait donc absolument pas exister encore de paléontologie. Enfin, dans le domaine de la biologie, on en était toujours essentiellement à procéder au rassemblement et au tri de l'énorme documentation, tant botanique et zoologique qu'anatomique et proprement physiologique. Il ne pouvait guère Être question encore Té comparer les formes de la vie entre elles ou d'étudier leur extension géographique, leurs conditions d'existence climatiques et autres. Seules, ici, la botanique et la zoologie parvenaient à un achèvement approximatif, grâce à Linné. Mais ce qui caractérise surtout cette période, c'est qu'elle voit se former une conception d'ensemble qui lui est propre et dont le point central est l'idée de l'immuabilité absolue de la nature. Quelle que fût la façon dont la nature même s'était formée, une fois qu'elle existait elle restait semblable à elle-même tant qu'elle durait. Une fois mis en mouvement par le mystérieux « choc initial «, les planètes et leurs satellites continuaient à graviter sur les ellipses prescrites pour toute l'éternité, ou en tout cas jusqu'à la fin de toutes choses. Fixes et immobiles, les étoiles reposaient pour toujours à leur place, s'y maintenant réciproquement par la « gravitation universelle «. La terre était restée immuablement là même, soit de toute éternité, soit, dans l'autre hypothèse, depuis le jour de sa création. Les « cinq parties du monde « actuelles avaient toujours existé; elles avaient toujours eu les mêmes montagnes, les mêmes vallées, les mêmes cours d'eau, le même climat, la même flore et la même faune, à moins que la main de l'homme n'y eût causé des changements ou des déplacements. Les espèces végétales et animales étaient fixées une fois pour toutes à leur naissance, le semblable engendrait constamment le semblable, et c'était déjà beaucoup que Linné admît la possibilité de formation de nouvelles espèces, çà et là, par croisement. A l'opposé de l'histoire de l'humanité qui se déroule dans le temps, on n'accordait à l'histoire de la nature qu'un déploiement dans l'espace. On niait tout changement, tout développement dans la nature. La science de la nature, si révolutionnaire dans ses débuts, se trouvait soudain devant une nature absolument conservatrice, dans laquelle, - jusqu'à la fin du monde ou pour l'éternité, - tout devait rester tel. Autant, dans la première moitié du XVIIIe siècle, la science de la nature était supérieure à l'antiquité grecque par le volume des connaissances et même par le classement de ses matériaux, autant elle lui était inférieure en ce qui concerne l'emprise de la pensée sur ces matériaux, la conception générale de la nature. Pour les philosophes grecs, le monde était essentiellement quelque chose qui était sorti du chaos, qui s'était développé, qui était le résultat d'un devenir. Pour les savants de la période que nous considérons, il était quelque chose d'ossifié, d'immuable : quelque chose qui, pour la plupart d'entre eux, avait été créé d'un seul coup. La science était encore prise profondément dans la théologie. Partout elle cherche et trouve comme principe dernier une impulsion de l'extérieur, qui n'est pas explicable à partir de la nature elle-même. Même si l'on conçoit l'attraction, pompeusement baptisée par Newton gravitation universelle, comme une propriété essentielle de la matière, d'où vient la force tangentielle inexpliquée à laquelle, au début, les planètes doivent leurs orbites ? Comment sont nées les innombrables espèces végétales et animales ? Et à plus forte raison l'homme, dont il était pourtant établi qu'il n'a pas existé de toute éternité ? A ces questions, la science de la nature ne répondait que trop souvent en invoquant la responsabilité du Créateur de toutes choses. Copernic ouvre cette période en adressant à la théologie une lettre de rupture ; Newton la termine avec le 1794) qui ont montré l'inconsistance de la théorie du phlogistique. Engels parle à la page 54 du rôle positif que cette théorie a joué en son temps. (O.G.I.Z., Obs.) Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 26 postulat du choc initial produit par Dieu. L'idée générale la plus haute à laquelle se soit élevée cette science de la nature est celle de la finalité des dispositions établies dans la nature, c'est la plate téléologie de Wolff, selon laquelle les chats ont été créés pour manger les souris, les souris pour être mangées par les chats, et l'ensemble de la nature pour rendre témoignage de la sagesse du Créateur. C'est un grand honneur pour la philosophie de ce temps qu'elle ne se soit pas laissé induire en erreur par l'état limité des connaissances qu'on avait alors sur la nature et qu'elle ait persisté, - de Spinoza jusqu'aux grands matérialistes français, - à explorer le monde lui-même en laissant à la science de la nature de l'avenir le soin de donner les justifications de détail. Si je classe encore les matérialistes du XVIIIe siècle dans cette période, c'est qu'ils n'avaient pas à leur disposition d'autres données scientifiques que celles que j'ai décrites plus haut. L'oeuvre décisive de Kant est restée pour eux un mystère et Laplace n'est venu que longtemps après eux. N'oublions pas que cette conception désuète de la nature, tien que les progrès de la science y fissent des accrocs de toute part, a dominé toute la première moitié du XIXe siècle et que l'essentiel en est enseigné aujourd'hui encore dans toutes les écoles 1. La première brèche fut ouverte dans cette conception pétrifiée de la. nature non par un savant, mais par un philosophe. En 1755, paraissait l'Histoire universelle de la nature et la théorie du ciel de Kant. Il n'était plus question de choc initial ; la terre et tout le système solaire apparaissaient comme le résultat d'un devenir dans le temps. Si la grande majorité des savants avaient moins donné dans cette aversion de la pensée qu'exprime l'avertissement de Newton : « Physique, garde-toi de la métaphysique «, ils n'auraient pu manquer de tirer de cette découverte géniale de Kant des conclusions qui leur eussent épargné des égarements sans fin, une somme énorme de temps et de peine dissipée en de fausses directions. Car la découverte de Kant était la source de tout progrès ultérieur. Dès lors que la terre était le résultat d'un devenir, son état géologique, géographique et climatique actuel, ses plantes et animaux étaient aussi, nécessairement, le résultat d'un devenir; elle avait nécessairement une histoire faite non seulement de juxtaposition dans l'espace, mais de succession dans le temps. Si tout de suite l'on avait poussé résolument les recherches dans cette direction, la science, de la nature serait aujourd'hui beaucoup plus avancée qu'elle ne l'est. Mais pouvait-il rien venir de bon de la philosophie ? L'oeuvre de Kant resta sans résultat immédiat, jusqu'au jour où, bien des années après, Laplace et Herschel développèrent son contenu et lui donnèrent un fondement plus précis en mettant peu à peu en 1 Le texte classique que voici montre quelle foi inébranlable dans cette conception pouvait encore avoir en 1861 un homme dont les travaux scientifiques ont largement contribué à la faire disparaître. « Toutes les dispositions de notre système solaire ont pour but, dans la mesure où nous sommes en état de les percer à jour, la conservation de ce qui existe et sa continuation sans changement. De même que, depuis les temps les plus reculés, aucun animal, aucune plante de la terre ne se sont perfectionnés ou en général n'ont change, de même que dans tous les organismes nous ne rencontrons qu'une suite de degrés juxtaposés et non successifs, de même que notre propre espèce est toujours restée physiquement la même, de même la plus grande diversité dans les corps célestes coexistants ne peut pas nous autoriser, elle non plus, à admettre que ces formes sont seulement des stades différents d'une évolution ; au contraire toutes choses créées sont parfaites en soi. « (MAEDLER: Astronomie populaire, Berlin, 1861, 5e édition, p. 316). (Note d'Engels.) Dans la marge, on lit cette note au crayon : « C'est le caractère figé de la vieille conception de la nature qui a permis de dégager les conclusions générales et le bilan de la science de la nature considérée comme un tout unique : les Encyclopédistes français encore purement mécanistes, parallèlement, et ensuite, Saint-Simon en même temps que la philosophie allemande de la nature, perfectionnée par Hegel. « (O.G.I.Z.) Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 27 honneur l' « hypothèse de la nébuleuse 1 «. D'autres découvertes la firent enfin triompher ; les plus importantes d'entre elles ont été : le mouvement propre des étoiles fixes ; la démonstration de l'existence d'un milieu résistant dans l'espace de l'univers ; la preuve, grâce à l'analyse spectrale, de l'identité chimique de la matière dans l'univers et de l'existence de nébuleuses incandescentes telles que Kant les avait supposées 2. Mais il n'est pas sûr que la majorité des savants auraient pris aussi rapidement conscience de ce qu'il y a de contradictoire dans le fait qu'une terre qui change doive porter des organismes immuables, si la conception naissante d'une nature qui n'est pas, mais devient et périt, n'avait reçu du renfort d'un autre côté. La géologie naquit et révéla non seulement des couches terrestres successives et stratifiées, mais aussi, dans ces couches, les carapaces et les squelettes conservés d'animaux disparus, les troncs, les feuilles et les fruits de plantes qui n'existent plus. On dut se décider à reconnaître que non seulement la terre dans son ensemble, mais aussi sa surface actuelle et les plantes et animaux qui y vivent ont une histoire dans le temps. Au début, on s'y résigna d'assez mauvaise grâce. La théorie de Cuvier sur les révolutions de la terre était révolutionnaire en paroles et réactionnaire en fait. Elle remplaçait la création divine unique par toute une série d'actes de création répétés, en faisant du miracle un agent essentiel de la nature. Il fallut Lyell pour introduire la raison dans la géologie en remplaçant les révolutions soudaines dues aux caprices du Créateur par les effets graduels d'une lente transformation de la terre 3. La théorie de Lyell était encore plus incompatible que celles qui l'avaient précédée avec l'hypothèse d'espèces organiques constantes: La transformation graduelle de la surface de la terre et de toutes les conditions de vie menait directement à la transformation graduelle des organismes et à leur adaptation au milieu changeant, elle Menait à la variabilité des espèces. Mais la tradition n'est pas une force seulement dans l'Église catholique, elle l'est aussi dans la science de la nature. Pendant des années, Lyell lui-même ne vit pas la contradiction, ses disciples encore moins. Fait inexplicable sans la place prédominante prise entre temps, dans la science de la nature, par la division du travail, qui, en limitant plus ou moins chacun à sa propre spécialité, privait la plupart des chercheurs de la faculté de voir les ensembles. Cependant, la physique avait fait d'énormes progrès, dont les résultats furent récapitulés presque en même temps par trois hommes en 1842, année décisive pour cette branche de l'étude de la science. Mayer à Heilbronn et joule à Manchester démontrè1 2 3 D'après cette hypothèse, le soleil proviendrait de la condensation d'une nébuleuse en rotation sur elle-même. Au cours de cette condensation, des anneaux de vapeur se seraient détachés du soleil et auraient ensuite donné naissance aux planètes. Cette hypothèse connut un grand succès au siècle dernier. Sous la forme que lui donnait Laplace, elle ne semble plus aujourd'hui compatible avec les nouvelles données de la science (cf. par exemple la conférence sur les questions idéologiques de l'astronomie qui a eu lieu à Leningrad en décembre 1948 et dont un compte rendu a été publié dans le no 28 de La Pensée). Mais l'importance du rôle joué par le système de Kant-Laplace n'en reste pas moins considérable, en ce qu'il a, pour la première fois, comme l'a si justement souligné Engels, obligé les savants à se poser en termes scientifiques le problème de l'histoire des corps célestes. (N.R.) Note d'Engels au crayon dans la marge : « C'est seulement maintenant qu'on comprend la découverte, également par Kant, du freinage de la rotation de la terre par les marées. « (O.G.I.Z.) Le défaut de la conception de Lyell - du moins tous sa première forme - était de concevoir les forces au travail sur la terre comme constantes, tant en qualité qu'en quantité. Pour lui, le refroidissement de la terre n'existe pas; la terre n'évolue pas dans un sens déterminé, elle se transforme seulement d'une manière incohérente et contingente. (Note d'Engels). Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 28 rent la conversion de la chaleur en force mécanique 1 et de la force mécanique en chaleur. L'établissement de l'équivalent mécanique de la chaleur rendit ce résultat incontestable. A la même époque, Grove 2, - qui n'était pas un savant de profession, mais un avocat anglais, - prouvait, en se contentant de mettre en forme les divers résultats déjà acquis en physique, que tout ce qu'on appelait forces physiques, la force mécanique, la chaleur, la lumière, l'électricité, le magnétisme, voire la force dite chimique, se convertissent l'une en l'autre dans des conditions déterminées sans qu'il se produise aucune perte de force; ainsi il démontrait après coup, dans le domaine de la physique, la proposition de Descartes selon laquelle la quantité de mouvement existant dans l'univers est constante. Par là, les forces par, les forces particulières de la physique, qui en étaient pour ainsi dire les « espèces immuables «, se résolvaient en formes du mouvement diversement différenciées et passant de l'une en l'autre selon des lois définies. Ce qu'il y avait de contingent dans la présence de telle ou telle quantité de forces physiques était éliminé de la science puisqu'on avait montré leurs liaisons réciproques et les transitions de l'une à l'autre. La physique, comme précédemment l'astronomie, était arrivée à un résultat qui indiquait nécessairement comme conclusion ultime de la science le cycle éternel de la matière en mouvement. Le développement merveilleusement rapide de la chimie depuis Lavoisier, et surtout depuis Dalton, attaqua encore d'un autre côté les anciennes représentations de la nature. En produisant par voie non organique des combinaisons obtenues jusqu'alors dans le seul organisme vivant, elle démontra que les lois de la chimie étaient aussi valables pour les corps organiques que pour les corps inorganiques et combla en grande partie l'abîme entre la nature inorganique et la nature organique que Kant regardait encore comme à jamais infranchissable. Enfin, dans le domaine de la recherche biologique elle aussi, les voyages et les expéditions scientifiques systématiquement poursuivis surtout depuis le milieu du siècle dernier, l'exploration plus précise des colonies européennes dans toutes les parties du monde par des spécialistes installés sur place, en outre les progrès de la paléontologie, de l'anatomie et en général de la physiologie, surtout depuis l'utilisation systématique du microscope et la découverte de la cellule, avaient rassemblé tant de matériaux que l'application de la méthode comparative devint à la fois possible et nécessaire. D'une part, grâce à la géographie physique comparée, on établit les conditions de vie des flores et des faunes différentes; d'autre part, on compara les divers organismes entre eux dans leurs organes homologues, et cela non seulement au stade de la maturité, mais à tous les stades de leur développement. Plus cette étude était conduite avec profondeur et précision, plus on voyait crouler à son contact le système rigide d'une nature organique immuablement fixée. Non seulement les diverses espèces animales et végétales se fondaient de plus en plus l'une dans l'autre, mais il apparut des animaux nouveaux, comme l'amphioxus et le lépidosirène, qui défiaient toute classification antérieure 3; on finit par rencontrer des organismes dont il n'était même pas possible de dire s'ils appartenaient au règne végétal ou au règne animal. Les lacunes de la paléontologie se comblaient de plus en plus, en obligeant les plus 1 2 3 Dans tout ce paragraphe, Engels emploie le mot « Kraft «, force. Nous disons maintenant énergie, et c'est aussi le mot qu'Engels a employé dans ses écrits postérieurs, comme on le fait couramment aujourd'hui. Nous conservons la traduction littérale, le lecteur sachant de toute façon à quoi s'en tenir sur le sens du terme. (N.R.) Le livre de Grove, The Correlation of Physical Forces, a paru en première édition en 1846. Il repose sur la conférence faite par Grove à l'Institut de Londres en janvier 1842, et qui avait été publiée peu de temps après. (O.G.I.Z., obs.) Dans la marge, au crayon : « Le tsératodus. De même, l'archéoptéryx, etc... « (O.G.I.Z.) Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 29 récalcitrants eux-mêmes à reconnaître le parallélisme frappant qui existe entre l'histoire de l'évolution du monde organique dans son ensemble et celle de l'organisme individuel, fil d'Ariane qui devait conduire hors du labyrinthe où la botanique et la zoologie semblaient s'égarer de plus en plus. Il est caractéristique que, presque au moment où Kant s'attaquait à l'éternité du système solaire, en 1759, C. F. Wolff ait livré le premier assaut à la fixité des espèces et proclamé la théorie de la descendance. Mais ce qui chez lui n'était encore qu'anticipation géniale, prit forme avec Oken, Lamarck, Baer, pour s'imposer victorieusement avec Darwin cent ans plus tard, en 1859. Presque au même moment, on constata que le protoplasme et la cellule, dont on avait déjà démontré antérieurement qu'ils étaient les éléments constitutifs derniers de tous les organismes, se rencontrent en tant que formes organiques élémentaires, vivantes et indépendantes. Et ainsi, d'une part, l'abîme entre la nature organique et la nature inorganique était réduit au minimum, tandis que, d'autre part, un des principaux obstacles qui s'opposaient jusqu'alors à la théorie de la descendance des organismes était éliminé. La nouvelle conception de la nature était achevée dans ses grandes lignes : voilà dissous tout ce qui était rigide volatilisé tout ce qui était fixé, et périssable tout ce qu'on avait tenu pour éternel ; il était démontré que la nature se meut dans un flux et un cycle perpétuels. Nous voici donc revenus à la façon de voir des grands fondateurs de la philosophie grecque, pour qui l'existence de la nature entière, du plus petit au plus grand, du grain de sable aux soleils, du protiste 1 à l'homme, consiste en une naissance et une mort éternelles, en un flux ininterrompu, en un mouvement et un changement sans répit. Avec toutefois cette différence essentielle que ce ri chez les Grecs était intuition géniale, est pour nous le résultat de recherches strictement scientifiques et expérimentales et, en conséquence, apparaît aussi sous une forme beaucoup plus précise et plus claire. Certes la démonstration empirique de ce cycle n'est pas absolument exempte de lacunes, mais ces lacunes sont insignifiantes au regard de ce qui est déjà solidement acquis, et elles se comblent de plus en plus chaque année. Aussi bien, comment la preuve détaillée pourrait-elle être sans défaut, si l'on songe que les ranches les plus essentielles de la science, - l'astronomie trans-planétaire, la chimie, la géologie, comptent à peine un siècle. d'existence scientifique, la méthode comparative en physiologie à peine cinquante ans, et que la forme fondamentale de presque tout le développement de la vie, la cellule, est découverte depuis moins de quarante ans 2 ! C'est à partir de masses tourbillonnantes de vapeur incandescente, dont le mouvement livrera peut-être ses lois quand les observations de plusieurs siècles nous auront éclairés sur le mouvement propre des étoiles, que se sont développés, par contraction et refroidissement, les soleils et les systèmes solaires innombrables de notre univers-île 3, que limitent les cercles d'étoiles les plus reculés de la Voie lactée. De toute évidence, cette évolution ne s'est pas produite partout à la même allure. L'existence dans notre système stellaire de corps obscurs, qui, n'étant pas de simples planètes, sont donc des soleils refroidis, s'impose de plus en plus à l'astronomie (Maedler) ; d'autre part (selon Secchi), une partie des taches nébuleuses gazéiformes appartiennent à notre système stellaire en qualité de soleils encore inachevés, ce qui 1 2 3 Protistes : êtres formés par une cellule unique. Exemple : une amibe, un bacille. (N.R.) Ce paragraphe, dans le manuscrit d'Engels, est séparé du précédent et du suivant par des traits horizontaux, et il est barré en travers ainsi qu'Engels avait l'habitude de le faire pour les paragraphes d'un manuscrit qu'il avait utilisés dans d'autres de ses ouvrages. (O.G.I.Z., Obs.) Cette expression se rapporte à l'amas géant d'étoiles dont fait partie le soleil et dont les régions les plus peuplées nous apparaissent sous forme de Voie lactée. (N. R.) Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 30 n'exclut pas que d'autres nébuleuses, ainsi que l'affirme Maedler, soient des universîles lointains et indépendants, dont le spectroscope devra établir le degré d'évolution. évolution d'un système solaire à partir d'une nébuleuse donnée a été démontrée dans le détail par Laplace d'une manière oui n'a pas été dépassée jusqu'ici; la science ultérieure a confirmé de plus en plus sa façon de penser. Sur chacun des corps ainsi formés, - soleils aussi bien que planètes et satellites, règne au début cette forme du mouvement de la matière que nous appelons chaleur. Il ne peut être question de combinaisons chimiques des éléments, même à une température comme celle qui est, aujourd'hui encore, celle du soleil ; dans quelle mesure la chaleur s'y transforme en électricité ou en magnétisme 1, l'observation assidue du soleil le montrera; quant au fait que les mouvements mécaniques qui se produisent à la surface du soleil ont uniquement pour origine le conflit entre la chaleur et la pesanteur, on peut le considérer dès maintenant comme acquis. Les différents corps se refroidissent d'autant plus vite qu'ils sont plus petits. Satellites, astéroïdes, météores en premier, comme ce fut le cas de notre lune qui est morte depuis longtemps ; les planètes plus lentement; le corps central en dernier lieu. A mesure que le refroidissement s'accentue, le premier plan est de plus en plus occupé par le jeu des formes physiques du mouvement se convertissant l'une en l'autre, jusqu'à ce qu'enfin soit atteint un point à partir duquel l'affinité chimique commence à se faire sentir, les éléments, jusque-là chimiquement indifférents, se différenciant chimiquement l'un après l'autre, acquérant des propriétés chimiques, se combinant entre eux. Ces combinaisons changent continuellement avec l'abaissement de la température, qui influe différemment non seulement sur chaque élément, mais encore sur chaque combinaison particulière d'éléments, avec le passage, - en fonction du refroidissement, - d'une partie de la matière gazeuse à l'état liquide d'abord, à l'état solide ensuite, et avec les nouvelles conditions ainsi créées. La période où la planète porte à la surface une écorce solide et des accumulations d'eau coïncide avec celle à partir de laquelle sa chaleur propre le cède de plus en plus à la chaleur qui lui est envoyée du corps central. Son atmosphère devient le théâtre de phénomènes météorologiques au sens où nous entendons ce mot aujourd'hui ; sa surface, le théâtre de changements géologiques, dans lesquels les sédimentations provoquées par les précipitations atmosphériques l'emportent de plus en plus sur les effets extérieurs, lentement décroissants, du noyau intérieur en ignition. Si enfin la température s'équilibre au point que, au moins sur une portion considérable de la surface, elle ne transgresse plus les limites à l'intérieur desquelles peut vivre l'albumine 2, les conditions chimiques préalables étant par ailleurs favorables, il se forme du protoplasme vivant. Ce que sont ces conditions préalables, nous ne le savons pas encore aujourd'hui ; mais cela n'a rien de surprenant, puisqu'on n'a même pas établi jusqu'ici la formule chimique de l'albumine 3, puisque nous ne savons mê1 2 3 Des champs magnétiques très intenses ont été découverts dans les taches du soleil, et on sait également que la matière projetée dans les protubérances solaires est chargée d'électricité. La plupart des astronomes n'avaient encore aucune idée de ces faits à la date où Engels écrivait ces lignes. (N.R.) Voir page 310. (N.R.) C'est en 1936 que Bergmann a déterminé avec quelque exactitude les formules chimiques d'un certain nombre de protéines. (N.R.) Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 31 me pas combien il y a de corps albuminoïdes chimiquement différents et qu'on a appris depuis quelque dix ans seulement que l'albumine absolument sans structure exerce toutes les fonctions essentielles de la vie : digestion, élimination, mouvement, contraction, réaction aux excitations, reproduction 1. Il a probablement fallu des millénaires pour que se présentent les conditions qui ont permis le progrès suivant et dans lesquelles cette « albumine informe a pu produire la première cellule en constituant un noyau et une enveloppe. Mais avec cette première cellule, c'était la base de la constitution morphologique du monde organique qui était elle-même donnée. D'abord, ainsi que nous devons l'admettre en raisonnant sur tous les documents paléontologiques, se sont développées d'innombrables espèces de protistes acellulaires et cellulaires, dont le seul Eozoon Canadense 2 est parvenu jusqu'à nous et dont quelques-uns se sont différenciés peu à peu pour former les premières plantes, d'autres pour former les premiers animaux. A partir des premiers animaux se sont développés essentiellement par différenciation continue, les innombrables classes, ordres, familles, genres et espèces d'animaux, pour aboutir à la forme où le système nerveux atteint son développement le plus complet, celle des vertébrés, et à son tour, en fin de compte, au vertébré dans lequel la nature arrive à la conscience d'elle-même : l'homme. L'homme, lui aussi, naît par différenciation. Cela est vrai non seulement au sens de l'individu, le développement s'opérant à partir de la cellule unique de l'oeuf jusqu'à l'organisme le plus complexe que produise la nature, - cela est vrai aussi au sens historique. C'est le jour où, après des millénaires de lutte 3, la main fut définitivement différenciée du pied et l'attitude verticale enfin assurée, que l'homme se sépara du singe, et que furent établies les bases du développement du langage articulé et du prodigieux perfectionnement du cerveau, qui a depuis rendu l'écart entre l'homme et le singe infranchissable. La spécialisation de la main, voilà qui signifie l'outil, et l'outil signifie l'activité spécifiquement humaine, la réaction modificatrice de l'homme sur la nature, la production. Il est aussi des animaux au sens étroit du mot : la fourmi, l'abeille, le castor, qui ont des outils, mais ce ne sont que des membres de leur corps; il est aussi des animaux qui produisent, mais leur action productrice sur la nature environnante est à peu près nulle au regard de la nature. Seul l'homme est parvenu à imprimer son sceau à la nature, non seulement en déplaçant le monde végétal et animal, mais aussi en transformant l'aspect,- le climat de sa résidence, voire les animaux et les plantes, et cela à un point tel que les conséquences de son activité ne peuvent disparaître qu'avec le dépérissement général de la terre. S'il est parvenu à ce résultat, c'est d'abord et essentiellement grâce à la main. Même la machine à vapeur, qui est jusqu'ici son outil le plus puissant pour transformer la nature, repose en dernière analyse, parce que c'est un outil, sur la main. Mais la tête a accompagné pas à pas l'évolution de la main; d'abord vint la conscience des conditions requises pour chaque résultat pratique utile et plus tard, comme conséquence, chez les peuples les 1 2 3 Selon toute vraisemblance, Engels a en vue les dires (non confirmés par la suite) de Haeckel, d'après lesquels les substances vivantes les plus simples étudiées par lui et appelées par lui « monères « se présentent comme des globules d'albumine absolument sans structure et accomplissant néanmoins toutes les fonctions. essentielles de la vie. Voir HAECKEL : Generelle Morphologie der Organismen, vol. I, Berlin, 1866, pp. 133-136. (O.G.I.Z., Observations.) Eozoon canadense, fossile trouvé au Canada et considéré comme vestige d'organismes primitifs très anciens, En 1878, Miobius a combattu la thèse de l'origine organique de ce fossile. (O.G.I.Z., Observations.) « Des millions d'années « serait plus conforme à nos connaissances préhistoriques actuelles, bien plus avancées qu'au temps d'Engels. (N.R.) Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 32 plus favorisés, l'intelligence des lois naturelles qui conditionnent ces résultats utiles. Et avec la connaissance rapidement grandissante des lois de la nature, les moyens de réagir sur la nature ont grandi aussi; la main, à elle seule, n'aurait jamais réalisé la machine à vapeur si, corrélativement, le cerveau de l'homme ne s'était développé avec la main et à côté d'elle, et en partie grâce à elle. Avec l'homme, nous entrons dans l'histoire. Les animaux aussi ont une histoire, celle de leur descendance et de leur développement progressif jusqu'à leur état actuel. Mais cette histoire, ils ne la font pas, et dans la mesure où ils y participent, c'est sans qu'ils le sachent ni le veuillent. Au rebours, plus les hommes s'éloignent des animaux au sens étroit du mot, plus ils font eux-mêmes, consciemment, leur histoire, plus diminue l'influence d'effets imprévus, de forces incontrôlées sur cette histoire, plus précise devient la correspondance du résultat historique avec le but fixé d'avance. Si cependant nous appliquons ce critérium à l'histoire humaine, même à celle des peuples les plus développés de notre temps, nous trouvons qu'ici encore une disproportion gigantesque subsiste entre les buts fixés d'avance et les résultats obtenus, que les effets inattendus prédominent, que les forces incontrôlées sont beaucoup plus puissantes que celles qui sont mises en oeuvre suivant un plan. Il ne peut en être autrement tant que l'activité historique la plus essentielle des hommes, celle qui les a élevés de l'animalité à l'humanité, celle qui constitue le fondement matériel de tous leurs autres genres d'activité, - la production de ce dont ils ont besoin pour vivre, c'est-àdire aujourd'hui la production sociale, - reste soumise au eu des effets non intentionnels de forces non contrôlées et n'atteint que par exception le but voulu, mais aboutit le plus souvent au résultat contraire. Dans les pays industriels les plus avancés, nous avons dompté les forces de la nature et les avons contraintes au service des hommes ; nous avons ainsi multiplié la production à l'infini, si bien qu'actuellement un enfant produit plus qu'autrefois cent adultes. Et quelle en est la conséquence ? Surtravail toujours croissant et misère de plus en plus grande des masses, avec, tous les dix ans, une grande débâcle. Darwin ne savait pas quelle âpre satire de l'humanité, et spécialement de ses concitoyens, il écrivait quand il démontrait que la libre concurrence, la lutte pour la vie, célébrée par les économistes comme la lus haute conquête de l'histoire, est l'état normal du règne animal. Seule une organisation consciente de la production sociale, dans laquelle production et répartition sont planifiées, peut élever les hommes au-dessus du monde animal au point de vue social de la même façon que la production elle même les a élevés en tant qu'espèce. L'évolution historique rend une telle organisation de jour en jour plus indispensable, mais aussi de jour en jour plus réalisable. D'elle datera une nouvelle époque de l'histoire, dans laquelle les hommes eux-mêmes, et avec eux toutes les branches de leur activité, en particulier la science de la nature, connaîtront un progrès qui rejettera dans l'ombre la plus profonde tout ce qui aura précédé. Cependant « tout ce qui naît mérite de périr 1 «. Des millions d'années peuvent bien s'écouler, les générations naître et mourir par centaines de milliers, mais inexorablement l'heure viendra où la chaleur déclinante du soleil ne suffira plus à fondre la glace descendant des pôles; où les hommes, de plus en plus entassés autour de l'équateur, finiront par n'y plus trouver suffisamment de chaleur pour vivre ; où peu à peu la dernière trace de vie organique disparaîtra et où la terre, globe mort et refroidi comme la lune, tournera dans de profondes ténèbres, en décrivant des orbites de plus en plus étroites autour d'un soleil également mort, jusqu'à ce qu'enfin elle y tombe. D'autres planètes l'auront précédée, d'autres la suivront ; au lieu du système solaire 1 Parole de Méphistophélès dans le Faust de Goethe, 1re partie. Sc. 3. (O.G.I.Z., Obs.) Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 33 harmonieusement distribué, lumineux et chaud, il n'y aura plus qu'une sphère froide et morte, poursuivant sa route solitaire à travers l'espace. Et, tôt ou tard, le sort de notre système solaire sera suivi par les autres systèmes de notre univers-île, même par ceux dont la lumière n'atteindra jamais la terre du temps qu'il y vivra un oeil humain pour la percevoir. Dès lors qu'un Je ces systèmes solaires a terminé sa carrière et qu'il succombe au destin de toute chose finie, la mort, que se passe-t-il ? Le cadavre du soleil restera-t-il pour l'éternité un cadavre roulant à travers l'espace infini et toutes les forces de la nature, hier si infiniment et diversement différenciées, se résoudront-elles en une forme unique du mouvement, l'attraction ? « Ou bien, - ainsi que le demande Secchi (p. 810), - existe-t-il dans la nature des forces qui puissent ramener le système mort à l'état originel de nébuleuse incandescente et l'éveiller à une vie nouvelle ? Nous ne le savons pas 1. « Certes, nous ne le savons pas au sens où nous savons que 2 x 2 = 4, ou que l'attraction de la matière varie comme le carré de la distance. Cependant, dans la science théorique qui organise autant que possible ses conceptions de la nature en un tout harmonieux et sans laquelle, de notre temps, même l'empiriste le plus indigent d'esprit ne saurait progresser, nous avons souvent à compter avec des grandeurs très imparfaitement connues, et la logique de la pensée a dû de tout temps suppléer à l'imperfection des connaissances. La science moderne de la nature a dû emprunter à la philosophie le principe de l'indestructibilité du mouvement; sans lui, elle ne pourrait plus exister. Mais le mouvement de la matière n'est pas seulement le grossier mouvement mécanique, le simple changement de lieu ; c'est la chaleur et la lumière, la tension électrique et magnétique, la combinaison et la dissociation chimiques, la vie et finalement la conscience. Dire que la matière pendant toute son existence illimitée dans le temps ne se trouve qu'une seule fois, et pour un temps infiniment court au regard de son éternité, en mesure de différencier son mouvement et de déployer ainsi l'entière richesse de ce mouvement, dire qu'auparavant et par la suite, elle reste limitée pour l'éternité au seul changement de lieu, - c'est affirmer que la matière est périssable et le mouvement transitoire. L'indestructibilité du mouvement ne peut pas être conçue d'une façon seulement quantitative, elle doit l'être aussi de façon qualitative ; une matière dont le pur changement mécanique de lieu porte certes en elle la possibilité de se convertir, dans des conditions favorables, en chaleur, électricité, action chimique, vie, mais qui n'est pas capable de créer à partir d'elle-même ces conditions, une telle matière a perdu du mouvement; un mouvement qui a perdu la faculté de se métamorphoser dans les diverses formes qui, lui échoient a certes. encore de la dynamis, mais il n'a plus d'energeia 2, et il a donc été en partie détruit. Or l'un et l'autre sont inconcevables. Ceci, en tout cas, est certain : il fut un temps où la matière de notre univers-île avait transformé en chaleur une telle quantité de mouvement, -de quelle sorte, nous ne le savons pas jusqu'ici, - qu'à partir de là ont pu se développer les systèmes solaires relevant (d'après Maedler) de vingt millions d'étoiles au moins, systèmes dont le dépérissement graduel est également assuré. Comment cette transformation s'est-elle opérée ? Nous ne le savons pas plus que le père Secchi ne sait si le futur caput mortuum de notre système solaire se reconvertira un jour en matière première de 1 2 Engels rapporte ici les expressions de l'astronome italien A. Secchi dans son livre: le Soleil, édit. allemande de 1872. (O.G.I.Z., Obs.) C'est-à-dire : puissance et activité. (N.R.) Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 34 systèmes solaires nouveaux. Mais ici, ou bien il nous faut recourir au Créateur, ou bien nous sommes obligés de conclure que la matière première, incandescente des systèmes solaires de notre univers-île a été produite naturellement, par des transformations du mouvement qui sont inhérentes par nature à la matière en mouvement et dont, par conséquent, les conditions doivent être reproduites aussi par la matière, même si ce n'est que dans des millions et des millions d'années et plus ou moins par hasard, mais avec la nécessité qui est aussi inhérente au hasard. On admet de plus en plus la possibilité d'une telle transformation. On en vient à cette idée que les corps célestes sont destinés, en fin de compte, à tomber l'un sur l'autre et on calcule même la quantité de chaleur qui doit se développer lors de telles collisions. La brusque apparition de nouvelles étoiles, l'augmentation tout aussi brusque de la luminosité d'étoiles familières, phénomène que l'astronomie nous signale, trouvent dans de telles collisions leur explication la plus aisée 1. De plus, ce n'est pas seulement notre groupe de planètes qui gravite autour du soleil et notre soleil à l'intérieur de notre univers-île, mais tout notre univers-île se meut dans l'espace en équilibre relatif et temporaire avec les autres univers-îles, car même l'équilibre relatif de corps flottant librement ne peut exister que grâce à un mouvement réciproquement conditionné ; en outre, certains admettent que la température n'est pas partout la même dans l'espace universel; enfin nous savons qu'à l'exception d'une portion infiniment petite la chaleur des innombrables soleils de notre univers-île se perd dans l'espace sans réussir à élever la température de l'espace, ne fût-ce que d'un millionième de degré centigrade. Que devient cette énorme quantité de chaleur ? S'est-elle épuisée à jamais dans la tentative de réchauffer l'espace, a-t-elle pratiquement cessé d'exister ne subsiste-t-elle plus que théoriquement dans le fait que l'espace s'est réchauffé d'une fraction décimale de degré qui commence par dix zéros et plus ? Cette supposition nie l'indestructibilité du mouvement ; elle admet comme possible que, par suite de la chute successive des corps célestes l'un sur l'autre, tout le mouvement mécanique existant se convertisse en chaleur et que celle-ci soit rayonnée dans l'espace universel, ce qui, malgré toute l' « indestructibilité de la force «, entraînerait cessation absolue de tout mouvement. (Notons en passant combien est erronée la formule: indestructibilité de la force, au lieu de : indestructibilité du mouvement). Nous arrivons donc à la conclusion que, d'une façon qu'il appartiendra aux savants de l'avenir de mettre en lumière, la chaleur rayonnée dans l'espace doit nécessairement avoir la possibilité de se convertir en une autre forme de mouvement, sous laquelle elle peut derechef se concentrer et redevenir active. Ainsi tombe la difficulté essentielle qui s'opposait à la reconversion de soleils morts en nébuleuse incandescente 2. 1 2 Aujourd'hui, c'est par des transmutations nucléaires que ces phénomènes sont expliqués et non par des collisions mécaniques. (N.R.) Engels s'oppose ici radicalement à la thèse de la « mort thermique « de l'univers émise par W. Thomson et par Clausius vers 1850. Par une généralisation de la seconde loi de la thermodynamique, dont l'évolution ultérieure de la physique, - notamment les travaux de Boltzmann sur la théorie cinétique des gaz et les études de Gouy et de jean Perrin sur le mouvement brownien, - ne devait pas tarder à démontrer le caractère arbitraire et erroné, ces savants, pensant en métaphysiciens et mus par le parti pris créationniste, conclurent à la disparition inéluctable de toute forme de mouvement dans la nature, hormis la chaleur, partout répandue avec une température uniforme. Non seulement Engels démontre que cette conclusion contredit la loi de transformation et de conservation de l'énergie, mais, en postulant la capacité de la matière de recréer par elle-même toutes les formes de mouvement, il ouvre devant la science de grandioses perspectives de recherche. Les découvertes de l'astronome soviétique Ambartzoumian, notamment, établissant que des étoiles nouvelles naissent pour ainsi dire à tout instant dans l'Univers, ont confirmé la géniale prévision d'Engels. (N.R.) Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 35 Du reste, la succession des mondes éternellement répétée dans le temps infini n'est que le complément logique de la coexistence de mondes innombrables dans l'espace infini, - proposition dont la nécessité s'impose même au cerveau, rebelle à la théorie, du Yankee Draper 1. C'est dans un cycle éternel que là matière se meut : cycle qui certes n'accomplit sa révolution que dans des durées pour lesquelles notre année terrestre n'est pas une unité de mesure suffisante, cycle dans lequel l'heure du suprême développement, l'heure de la vie organique, et plus encore celle où vivent des êtres ayant conscience d'eux-mêmes et de la nature, est mesurée avec autant de parcimonie que l'espace dans lequel existent la vie et la conscience de soi ; cycle ans lequel tout mode fini d'existence de la matière, - fût-il soleil ou nébuleuse, animal singulier ou genre d'animaux, combinaison ou dissociation chimiques,- est également transitoire, et où il n'est rien d'éternel sinon la matière en éternel changement, en éternel mouvement, et les lois selon lesquelles elle se meut et elle change. Mais, quelle que soit la fréquence et quelle que soit l'inexorable rigueur avec lesquelles ce cycle s'accomplit dans le temps et dans l'espace ; quel que soit le nombre des millions de soleils et de terres qui naissent et périssent ; si longtemps qu'il faille pour que, dans un système solaire, les conditions de la vie organique s'établissent, ne fût-ce que sur une seule planète ; si innombrables les êtres organiques qui doivent d'abord apparaître et périr avant qu'il sorte de leur sein des animaux avec un cerveau capable de penser et qu'ils trouvent pour un court laps de temps des conditions propres à leur vie, pour être ensuite exterminés eux aussi sans merci, -nous avons la certitude que, dans toutes ses transformations, la matière reste éternellement la même, qu'aucun de ses attributs ne peut jamais se perdre et que, par conséquent, si elle doit sur terre exterminer un jour, avec une nécessite d'airain, sa floraison suprême, l'esprit pensant, il faut avec la même nécessité que quelque part ailleurs et à une autre heure elle le reproduise. 1 « La multiplicité des mondes dans l'espace infini conduit à la conception d'une succession de mondes dans le temps infini. « (DRAPER, Histoire du développement intellectuel de l'Europe, tome II, p. 16.) (Note d'Engels.) Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 36 ANCIENNE PRÉFACE A [L' « ANTI-] DUHRING « SUR LA DIALECTIQUE 1 Retour à la table des matières Le travail qui suit n'est nullement le fruit de quelque « impulsion intérieure «. Mon ami Liebknecht pourra, au contraire, témoigner de la peine qu'il a eue à m'amener à faire l'examen critique de la dernière théorie socialiste de M. Dühring. Une fois décidé, je n'avais pas d'autre choix que d'étudier cette théorie, qui se présente ellemême comme le dernier fruit pratique d'un système philosophique nouveau, dans l'ensemble de ce système, et, par suite, d'étudier le système lui-même. J'ai donc été obligé de suivre M. Dühring sur ce vaste terrain où il traite de toutes les choses possibles, et de quelques autres encore. Telle est l'origine d'une série d'articles, qui parurent à partir du début de 1877 dans le Vorwaerts de Leipzig et que l'on trouvera ici réunis. Que la critique d'un système si hautement insignifiant malgré toutes les louanges qu'il se décerne ait pris ces dimensions imposées par le sujet, deux circonstances peuvent l'excuser. D'une part, cette critique me donnait l'occasion de présenter, dans des domaines divers, un développement positif de ma conception sur des questions litigieuses qui sont aujourd'hui d'un intérêt scientifique ou pratique général. Et si peu qu'il puisse me venir à l'idée d'opposer au système de M. Dühring un autre système, 1 Ce chapitre se trouve sous ce titre dans le sommaire de la deuxième liasse, où il a été classé par Engels, au moment du groupement en liasses des matériaux de Dialectique de la nature. Le manuscrit du chapitre lui-même porte en titre le seul mot « Préface «, et, dans le coin supérieur droit de la première page, on peut lire entre parenthèses l'annotation « Dühring, bouleversement de la science «. Ce chapitre a été écrit en mai ou dans les premiers jours de juin 1878 pour servir de préface à la première édition de l'Anti-Dühring qui devait être publié en volume au cours de l'été 1878 (il avait paru en chapitres à partir de janvier 1877 dans le journal Vorwaerts). Cependant, à la dernière minute, Engels décida de remplacer cette longue préface par une plus courte, pour laquelle il utilisa les deux premières pages (et les cinq premières lignes de la troisième page) du manuscrit primitif. Selon ses habitudes, il barra les pages qu'il avait utilisées d'un trait vertical. La nouvelle préface est datée du 11 juin 1878. Le contenu de celle-ci coïncide à peu près, pour l'essentiel, avec les pages barrées de l' « ancienne préface « (sauf le dernier paragraphe qui manque dans l' a ancienne préface «). (O.G.I.Z., Obs.) Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 37 j'espère que, malgré la diversité de la matière traitée, le lien interne qui rattache entre elles les idées présentées par moi n'échappera pas au lecteur. D'autre part, M. Dühring « créateur de système « n'est pas un phénomène isolé dans l'Allemagne d'aujourd'hui. Depuis quelque temps, les systèmes de philosophie, surtout les systèmes de philosophie de la nature, poussent en Allemagne par douzaines, en une nuit, comme des champignons, sans parler des innombrables systèmes nouveaux de politique, d'économie, etc. De même que dans l'État moderne, on suppose que chaque citoyen est mûr pour porter un jugement sur toutes les questions sur lesquelles il est appelé à voter; de même qu'en économie, on admet que chaque consommateur est un parfait connaisseur de toutes les marchandises qu'il est amené à acheter pour sa subsistance, - la même hypothèse doit prévaloir maintenant dans la science. N'importe qui peut écrire sur n'importe quoi, et la « liberté de la science « consiste précisément en ceci que l'on écrit sur tout ce que l'on n'a pas appris et que l'on fait passer cela pour la seule méthode rigoureusement scientifique. Quant à M. Dühring, il est un des types les plus représentatifs de cette pseudo-science tapageuse, qui, dans l'Allemagne d'aujourd'hui, se pousse partout au premier plan et couvre tout du fracas de sa... camelote extra. Camelote extra en poésie, en philosophie, en politique, en économie, en histoire, camelote extra dans la chaire professorale et à la tribune, camelote extra partout, camelote extra qui a des prétentions à la supériorité et à la profondeur de pensée, à la différence de la camelote banale et platement vulgaire d'autres nations, camelote extra qui est le produit le plus caractéristique et le plus massif de l'industrie intellectuelle de l'Allemagne, bon marché, mais de mauvaise qualité, exactement comme d'autres fabrications allemandes à côté desquelles elle n'était malheureusement pas représentée à l'exposition de Philadelphie. Même le socialisme allemand donne à force depuis peu, particulièrement depuis le bon exemple offert par M. Dühring, dans camelote extra ; si le mouvement pratique de la social-démocratie ne s'est pas davantage laissé séduire par cette camelote extra, c'est là une preuve de plus du tempérament remarquablement sain de notre classe ouvrière dans un pays où pourtant, à l'exception de la science de la nature, tout est plutôt malade pour l'instant. Pour que, dans son discours devant les naturalistes assemblés à Munich 1, Nägeli, ait exprimé l'idée que la connaissance humaine ne prendrait jamais le caractère de l'omniscience, il faut manifestement que les performances de M. Dühring lui soient restées inconnues. Ces performances m'ont obligé à les suivre dans toute une série de domaines où je puis, tout au plus, prétendre évoluer en amateur. C'est surtout le cas des différentes branches des sciences de la nature où, dans le passé, on a considéré fréquemment comme plus qu'outrecuidant le « profane « qui voulait placer son mot. Cependant, je me sens encouragé dans une certaine mesure par une parole prononcée également à Munich et commentée plus en détail ailleurs : l'affirmation de M. Virchow 2 que tout savant, en dehors de sa spécialité propre, n'est, lui aussi, qu'un demi-savant, en style vulgaire, un profane. Puisqu'un spécialiste de ce genre peut et doit se permettre d'empiéter, de temps à autre, sur des domaines voisins et puisque, dans ce cas, les spécialistes intéressés lui pardonnent maladresse d'expression et petites inexactitudes, j'ai pris également la liberté de citer des processus naturels et des lois naturelles à titre d'illustration probante de mes conceptions théoriques géné- 1 2 Septembre 1877. (O.G.I.Z., Obs.) Virchow : Die Freiheit der Wissenschaft im modernen Staate, Berlin, 1877, pp. 13-14. (N.R.) Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 38 rales, et j'espère pouvoir compter sur la même indulgence 1. Les résultats de la science moderne de la nature ne s'imposent-ils pas à quiconque s'occupe de choses théoriques avec la même force irrésistible que celle qui pousse les savants d'aujourd'hui, bon gré mal gré, à des conclusions théoriques générales ? Et ici intervient une certaine compensation. Si les théoriciens sont des demi-savants dans le domaine des sciences de la nature, les spécialistes actuels de ces sciences le sont réellement tout autant dans le domaine de la théorie, le domaine de ce qu'on appelait jusqu'ici la philosophie 2. L'étude empirique de la nature a accumulé une masse si énorme de connaissances positives que la nécessité de les ordonner systématiquement et selon leur enchaînement interne dans chaque domaine de recherche séparé est devenue absolument impérieuse. On n'est pas Moins impérieusement tenu de ranger les divers domaines de la connaissance dans leur enchaînement correct l'un par rapport à l'autre. Mais la science de la nature, ce faisant, se transporte dans le domaine de la théorie et ici les méthodes empiriques échouent, la pensée théorique peut seule servir 3. Mais la pensée théorique n'est une qualité innée que par l'aptitude qu'on y a. Cette aptitude doit être développée, cultivée, et, pour cette culture, il n'y a jusqu'ici pas d'autre moyen que l'étude de la philosophie du passé. La pensée théorique de chaque époque, donc aussi £elle de la nôtre, est un produit historique qui prend en des temps différents une forme très différente et par là, un contenu très différent. La science de la pensée est donc, comme toute autre science, une science historique, la science du développement historique de la pensée humaine. Et cela a de l'importance même pour l'application pratique de la pensée à des domaines empiriques. Car, tout d'abord, la théorie des lois de la pensée n'est nullement une « vérité éternelle «, arrêtée une fois pour toutes, comme l'entendement du philistin se le représente à propos du mot de a logique «. La logique formelle elle-même est restée le domaine de violents débats depuis Aristote jusqu'aujourd'hui. Quant à la dialectique, elle n'a été étudiée avec quelque précision jusqu'ici que par deux penseurs, Aristote et Hegel. Or c'est la dialectique qui est aujourd'hui la forme de pensée la plus importante pour la science de la nature, puisqu'elle est seule à offrir l'élément d'analogie et, par suite, la méthode d'explication pour les processus évolutifs qu'on rencontre dans la nature, pour les liaisons d'ensemble, pour les passages d'un domaine de recherche à l'autre. En second lieu, si la connaissance du développement historique de la pensée humaine, avec les conceptions des enchaînements généraux du monde extérieur qui ont paru aux diverses périodes est un besoin pour la science théorique de la nature, c'est encore parce qu'elle fournit un critère pour les théories que cette science a à 1 2 3 Ici se termine la partie du manuscrit barrée par Engels d'un trait de crayon vertical. (O.G.I.Z., Obs.) L'évolution ultérieure de la physique devait corroborer remarquablement ces vues d'Engels sur les rapports entre la science et la philosophie. Les acquisitions nouvelles obtenues entre 1895 et 1905 - électrons, rayons X, radio activité, quanta et relativité - ouvrirent une crise révolutionnaire de l'explication théorique assez profonde pour mettre à nu les fondements philosophiques de la physique traditionnelle. C'est cette crise qu'analyse Lénine dans matérialisme et empiriocriticisme (chap. V). Depuis 1900, les physiciens eux-mêmes ont été contraints de se poser des problèmes qu'auparavant ils croyaient réservés aux philosophes - espace et temps, déterminisme, matière, objet, etc. - et cette tendance s'est accentuée depuis 1927 avec les difficultés théoriques soulevées par la mécanique ondulatoire. (N.R.) Dans le manuscrit, cette phrase ainsi que la précédente est barrée au crayon, apparemment par quelqu'un d'autre qu'Engels. (O.G.I.Z., Obs.) Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 39 édifier. Or, le manque de familiarité avec l'histoire de la philosophie se fait sentir ici, assez souvent et de façon assez voyante. Des thèses qui ont été présentées depuis des siècles en philosophie et qui, philosophiquement, sont assez souvent abandonnées depuis longtemps, apparaissent assez fréquemment chez les savants adonnés à la théorie comme une sagesse toute neuve, et on les voit même rester quelque temps à la mode. C'est certaine. ment un grand succès de la théorie mécanique de la chaleur que d'avoir apporté des preuves nouvelles du principe de la conservation de l'énergie et de l'avoir remis au premier plan; mais ce principe aurait-il pu apparaître comme quelque chose d'aussi absolument neuf si messieurs les physiciens s'étaient souvenus qu'il avait déjà été présenté par Descartes ? Depuis que la physique et la chimie recommencent à manier presque exclusivement des molécules et des atomes, la philosophie atomistique de la Grèce antique est nécessairement revenue au premier plan. Mais comme elle est traitée de façon superficielle même par les meilleurs d'entre eux! Ainsi, Kékulé raconte (Buts et résultats de la chimie) 1, qu'elle vient de Démocrite, au lieu de dire : de Leucippe, et il affirme que Dalton aurait le premier admis l'existence d'atomes élémentaires qualitativement différents, et leur aurait le premier attribué des poids différents, caractéristiques pour les divers éléments, alors qu'on peut lire chez Diogène Laërte (X, I, § 43-44 et 61) 2 qu'Épicure attribue déjà aux atomes la diversité non seulement de la grandeur et de la forme, mais aussi celle du poids, qu'il connaît donc déjà à sa manière le poids atomique et le volume de l'atome. L'année 1848 qui, pour le reste, ne vint à bout de rien en Allemagne, y a apporté un renversement total sur le terrain de la seule philosophie. Tandis que la nation se jetait dans la pratique, fondait ici les premiers éléments de la grande industrie et de la spéculation, inaugurait là, grâce aux prêcheurs de mission et aux caricatures du genre Vogt, Büchner, etc., le puissant essor que la science de la nature a pris depuis en Allemagne, elle rompait résolument avec la philosophie classique allemande, perdue ans les sables du vieil hégélianisme berlinois. Les vieux hégéliens de Berlin l'avaient bien mérité. Mais une nation qui veut rester sur les sommets de la science ne peut se tirer d'affaire sans pensée théorique. Avec l'engouement hégélien, on jeta aussi la dialectique par-dessus bord, - juste au moment où le caractère dialectique des phénomènes de la nature s'imposait irrésistiblement, où, par conséquent, seule la dialectique pouvait aider la science de la nature à surmonter l'obstacle de la théorie, - et c'est ainsi qu'on retomba sans recours dans la vieille métaphysique. Dans le public ont dès lors sévi, d'une part, les réflexions superficielles, faites sur mesure pour le philistin, de Schopenhauer et plus tard, même, de Hartmann, d'autre part, le matérialisme vulgaire, à caractère de prêchi-prêcha missionnaire, d'un Vogt et d'un Büchner. Dans les Universités, les genres les plus divers d'éclectisme se faisaient concurrence, en ne s'accordant qu'en ceci : ils étaient tous des rapiéçages faits uniquement des chutes de philosophies révolues, et ils étaient tous également métaphysiques. Des restes de la philosophie classique, il ne réchappa qu'un certain néo-kantisme, dont le dernier mot était la chose en soi éternellement inconnaissable, donc la partie de Kant qui méritait le moins d'être conservée. Le résultat final fut l'incohérence et la confusion qui règnent actuellement dans la pensée théorique. Il est difficile de prendre en main un livre théorique de science de la nature sans avoir l'impression que les savants sentent eux-mêmes à quel point ils sont dominés par cette incohérence et cette confusion, et comment la soi-disant philosophie actuellement en vogue ne leur offre absolument aucune issue. Ici il n'y a désormais pas 1 2 August KEKULÉ : Die wissenschaftlichen Ziele und Leistungen der Chemie, Bonn 1878. (N.R.) Voir la note sur les atomistes de la Grèce antique (p. 189-191). (O.G.I.Z., Obs.) Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 40 d'autre issue pas d'autre possibilité de parvenir à la clarté que le retour, sous une forme ou sous une autre, de la pensée métaphysique à la pensée dialectique. Ce retour peut se faire par des voies diverses. Il peut se faire naturellement, par la simple puissance des découvertes des sciences de la nature elles-mêmes, découvertes qui ne veulent plus se laisser mettre de force dans le lit de Procuste de la vieille métaphysique. Mais c'est là un processus long, pénible, dans lequel il faut venir à bout d'une masse énorme de frottements superflus. Il est déjà en train en grande partie, surtout en biologie. Il peut être très abrégé, si les savants adonnés à la théorie veulent s'intéresser d'un peu près à la philosophie dialectique sous ses formes historiques existantes. Parmi ces formes, il en est deux surtout qui peuvent être particulièrement fécondes pour la science moderne de la nature. La première est la philosophie grecque. Ici, la pensée dialectique apparaît encore dans sa simplicité naturelle, sans être encore troublée par les charmants obstacles que la métaphysique des XVIIe et XVIIIe siècles, - Bacon et Locke en Angleterre, Wolff en Allemagne, - s'est élevée elle-même et avec lesquels elle s'est barré le passage de la compréhension du singulier à la compréhension du tout, à l'intelligence de l'enchaînement universel. Chez les Grecs, - précisément parce qu'ils n'étaient pas encore parvenus à la désarticulation, à l'analyse de la nature, - la nature est encore conçue comme un tout, dans son ensemble. L'enchaînement général des phénomènes de la nature n'est pas démontré dans le détail, il est pour les Grecs le résultat de l'intuition immédiate. C'est en cela que réside l'insuffisance de la philosophie grecque, insuffisance qui l'a obligée par la suite à céder la place à d'autres façons de voir. Mais c'est aussi en cela que réside sa supériorité sur tous ses adversaires métaphysiques postérieurs. Si, dans le détail, la métaphysique a eu raison vis-à-vis des Grecs, dans l'ensemble les Grecs ont eu raison vis-à-vis de la métaphysique. C'est la première raison pour laquelle nous sommes obligés, en philosophie comme dans tant d'autres domaines, de revenir sans cesse aux productions de ce petit peuple, auquel sa capacité et son activité universelles ont assuré dans l'histoire de l'évolution de l'humanité une place telle qu'aucun autre peuple ne pourra jamais y prétendre. Mais la seconde raison est que dans les formes multiples de la philosophie grecque se trouvent déjà en germe, en train de naître, presque toutes les conceptions postérieures. La science théorique de la nature est donc, elle aussi, obligée de remonter aux Grecs, si elle veut poursuivre l'histoire de la naissance et du développement de ses principes universels d'aujourd'hui. Et cette idée perce de plus en plus. On trouve de moins en moins de savants qui, en maniant eux-mêmes des restes de la philosophie grecque, par exemple l'atomistique, comme des vérités éternelles, considèrent les Grecs avec un dédain tout baconien parce qu'ils n'avaient pas de science empirique de la nature. Il resterait à souhaiter que cette idée se développât en une information réelle sur la philosophie grecque. La deuxième forme de la dialectique, celle qui est la plus familière aux savants allemands, est la philosophie classique allemande de Kant à Hegel. Ici, les premiers pas sont déjà faits, puisque, même en dehors du néo-kantisme déjà cité, il revient à la mode de revenir à Kant. Depuis que l'on a découvert que Kant est l'initiateur de deux hypothèses géniales sans lesquelles la science théorique actuelle de la nature ne peut aller de l'avant, - la théorie précédemment attribuée à Laplace sur l'origine du système solaire et la théorie du ralentissement de la rotation de la terre par la marée, - Kant a été, à juste titre, remis en honneur par les savants; Mais ce serait une besogne inutilement pénible et peu profitable que de vouloir étudier la dialectique chez Kant Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 41 depuis qu'on trouve un vaste compendium de la dialectique, quoique développé en partant de prémisses tout à fait fausses, dans les oeuvres de Hegel. La réaction contre la « philosophie de la nature « était justifiée en grande partie par ces prémisses fausses et par l'encrassement sans remède de l'hégélianisme berlinois, mais elle a eu son libre cours et elle a dégénéré en pures injures; d'autre part, la science de la nature s'est vue brillamment planter là dans ses besoins théoriques par la métaphysique éclectique courante. Après cela il sera sans doute possible de prononcer à nouveau le nom de Hegel devant des savants sans provoquer cette danse de Saint-Guy à laquelle M. Dühring se livre de façon si divertissante. Il faut constater avant tout qu'il ne s'agit nullement ici d'une défense des prémisses de Hegel : à savoir que l'esprit, la pensée, l'idée est l'élément primitif et que le monde réel n'est que la vile copie de l'idée. Cela avait déjà été abandonné par Feuerbach. Nous sommes tous d'accord sur le fait que dans tout le domaine scientifique, dans la nature comme dans l'histoire, il faut partir des faits donnés, donc dans la science de la nature des diverses formes réelles et formes de mouvement de la matière 1, qu'en conséquence, dans la science théorique de la nature, les enchaînements ne doivent pas être introduits dans les faits par construction, mais découverts en partant d'eux, et que, une fois découverts, ils doivent être attestés par l'expérience, clans la mesure où c'est possible. Il ne peut non plus être question de maintenir le contenu dogmatique du système de Hegel tel qu'il a été prêché par l'hégélianisme berlinois d'ancienne et de nouvelle obédience. Avec les prémisses idéalistes, s'écroule aussi le système construit sur elles, donc surtout la philosophie de la nature de Hegel. Mais il faut rappeler que la polémique des sciences de la nature contre Hegel, dans la mesure ou en général elle l'a bien compris, s'est bornée à ces deux points : les prémisses idéalistes et la construction du système qui, confrontée aux faits, est arbitraire. Une fois retiré tout cela, il reste encore la dialectique hégélienne. C'est le mérite de Marx, face à « la tribu des épigones chagrine, prétentieuse et médiocre, qui tient en ce moment en Allemagne le haut du pavé «, d'avoir le premier remis en valeur la méthode dialectique oubliée, sa liaison avec la dialectique hégélienne comme sa différence d'avec elle et d'avoir en même temps appliqué cette méthode, dans le Capital, aux faits d'une science empirique, l'économie politique. Et avec ce résultat que, même en Allemagne, l'école économique nouvelle ne s'élève au-dessus du libre-échangisme vulgaire qu'en copiant Marx (souvent d'une façon assez fausse) sous prétexte de le critiquer. Chez Hegel, il règne dans la dialectique le même renversement de tout enchaînement réel que dans toutes les autres ramifications de son système. Mais, comme dit Marx: Bien que, grâce à son quiproquo, Hegel défigure la dialectique par le mysticisme, ce n'en est pas moins lui qui en a, le premier, exposé le mouvement d'ensemble. Chez lui, elle marche 1 Dans la rédaction primitive du texte, il y avait ici, un point, après lequel commençait cette phrase non terminée, biffée ensuite par Engels : « Nous autres matérialistes socialistes, nous allons même à cet égard considérablement plus loin que les savants, du fait que nous... « (O.G.I.Z.) Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 42 sur la tête; il suffit de la remettre sur les pieds pour lui trouver la physionomie tout à fait raisonnable 1. Même dans la science de la nature, nous rencontrons assez souvent des théories dans lesquelles le rapport réel est mis sur la tête, le reflet pris pour la forme primitive, et qui ont donc besoin d'être retournées de cette façon. Il est assez fréquent que de telles théories règnent quelque temps. Si la chaleur a passé, pendant presque deux siècles, pour une mystérieuse matière particulière, et non pour une forme de mouvement de la matière ordinaire, c'était exactement le cas dont nous parlons, et la théorie mécanique de la chaleur a opéré le retournement 2. Néanmoins, la physique dominée par la théorie de la substance calorique a découvert une série de lois de la chaleur fort importantes et, en particulier avec Fourier 3 et Sadi Carnot, ouvert la voie à la conception juste qui, de son côté, avait à retourner les lois découvertes par sa devancière, à les traduire dans son propre langage 4. De même, en chimie, c'est la théorie du phlogistique qui, grâce à un siècle de travail expérimental, a fourni d'abord les matériaux à l'aide desquels Lavoisier a pu découvrir dans l'oxygène décrit par Priestley le correspondant dans la réalité du phlogiston imaginaire et rejeter de ce fait toute la théorie du phlogistique. Mais cela n'éliminait pas du tout les résultats expérimentaux de la théorie du phlogistique. Au contraire. Ils ont subsisté ; seule, la façon dont ils étaient formulés a été retournée, traduite de la langue phlogistique dans le langage chimique désormais valable, et ils ont continué à garder leur validité. La théorie de la substance calorique est à la théorie mécanique de la chaleur, la théorie du phlogistique est à celle de Lavoisier comme la dialectique de Hegel est à la dialectique rationnelle. 1 2 3 4 K. MARX : Le Capital, livre I, tome I, p. 29. (Postface de la 2e édition allemande.) Éditions sociales, 1948. (N.R.) Les deux conceptions antagonistes de la chaleur - substance chimique originale ou mouvement des molécules de la matière ordinaire - coexistèrent déjà durant les XVIIe et XVIIIe siècles, lapremière plus répandue cependant. Le célèbre. mémoire sur la chaleur de Lavoisier et Laplace (1780) les tient pour également plausibles et ne décide point entre les deux. Mais les expériences ultérieures sur la chaleur de frottement (forage des canons) et surtout le grand développement de la machine à vapeur mirent les deux conceptions en conflit aigu. La théorie mécanique facilitait la prise de conscience, exigée par le progrès des forces productives, de la transformation, avec équivalence quantitative, de la chaleur en mouvement mécanique et de la transformation inverse; plus progressive et plus vraie, elle triompha donc complètement de la théorie du calorique vers 1850, et c'est ce fait qu'évoque Engels. (N.R.) Engels pense ici au mathématicien Jean-Baptiste Fourier auteur du traité Théorie analytique de la chaleur, Paris, 1822. (O.G.I.Z., Obs.) La fonction de Carnot C littéralement renversée [ 1 / C ] = la température absolue. Sans ce retournement, rien à en tirer. (Note d'Engels.). Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 43 LA SCIENCE DE LA NATURE DANS LE MONDE DES ESPRITS 1 Retour à la table des matières Il y a une vieille thèse de la dialectique passée dans la conscience populaire qui dit: les extrêmes se touchent. Il y aura donc peu de chance que nous nous trompions, si nous cherchons le comble de l'esprit chimérique, de la crédulité et de la superstition, non pas dans ce courant des sciences naturelles qui, comme la philosophie de la nature en Allemagne, a cherché à contraindre le monde objectif à entrer clans le cadre de sa pensée subjective, mais bien plutôt dans la direction opposée, dans cette direction qui, se targuant d'utiliser uniquement l'expérience, traite la pensée avec un souverain mépris et, en fait, est allée le plus loin dans la pauvreté de pensée. Cette école est prédominante en Angleterre. Déjà, son ancêtre très glorifié, François Bacon, demande que sa nouvelle méthode empirique et inductive soit appliquée pour réaliser avant tout les fins suivantes: prolonger la vie, rajeunir jusqu'à un certain point, modifier la stature et les traits, métamorphoser des corps en d'autres corps, créer des espèces nouvelles, dominer l'air et provoquer les orages ; il se plaint que les recherches de ce genre aient été abandonnées, et, dans son histoire de la nature, il donne des recettes en bonne et due forme pour fabriquer de l'or et accomplir toutes sortes de miracles. De même, sur ses vieux jours, Isaac Newton s'est beaucoup occupé d'inter1 Ce chapitre porte ce titre sur la première page du manuscrit. Dans le sommaire de la troisième liasse où Engels l'a classé, il est intitulé: « La science de la nature et le monde des esprits. « Selon toute vraisemblance, il a été écrit dans la première moitié ou au milieu de 1878. C'est ce qu'on peut conclure en rapprochant ce qu'Engels dit des « récentes communications « relatives aux « expériences « de Zöllner avec les noeuds dans le fil scellé aux deux bouts sur la table et ce que Zöllner raconte lui-même à ce sujet dans le premier tome de ses « Mémoires scientifiques à publiés dans la deuxième moitié de 1878 (Wissenschaftliche Abhandlungen, I. Band, Leipzig 1878, p. 726). Zöllner y raconte que les « expériences mentionnées « plus haut lui furent présentées à Leipzig le 17 décembre 1877 et qu'avant cela il n'avait jamais été témoin de phénomènes de spiritisme. D'où il résulte que le chapitre d'Engels a été écrit après le 17 décembre 1877. D'autre part, il ressort de son contenu qu'il a été écrit avant qu'Engels ait eu connaissance du livre de Zöllner car, dans le cas contraire, Engels n'aurait eu aucune raison d'émettre l'hypothèse que, peut-être, Zöllner n'avait pas participé lui-même aux délires des spirites. Le chapitre d'Engels ne fut pas imprimé de son vivant. Il fut publié en 1898, dans l'Illustrierter Neuer Welt-Kalender für das Jahr 1898, Hamburg, 1898, pp. 56-59. (O.G.I.Z., Obs.) Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 44 préter l'Apocalypse selon Saint-Jean. Quoi d'étonnant, dans ce cas, si, au cours des dernières années, l'empirisme anglais, en la personne de quelques-uns de ses représentants, - et non des moindres, - semble avoir sombré sans recours dans la manie, importée d'Amérique, de faire tourner les tables et d'évoquer les esprits. Le premier savant que l'on compte parmi ceux-ci est l'éminent zoologiste et botaniste Alfred Russel Wallace, celui-là même qui a établi en même temps que Darwin la théorie de la transformation des espèces par sélection naturelle. Dans son opuscule: On Miracles and Modern Spiritualism 1, Burns, Londres, 1875, il raconte que ses premières expériences dans cette branche des sciences naturelles remontent à 1844, date à laquelle il assista aux cours de M. Spencer Hall sur le mesmérisme, ce qui l'amena à faire des expériences semblables sur ses élèves. a J'étais intéressé au plus haut point par ce sujet et je m'y attachai avec passion (ardour) « [p. 119]. Non seulement il provoqua le sommeil hypnotique, accompagné des phénomènes de rigidité articulaire et d'insensibilité locale, mais il vérifia l'exactitude des localisations cérébrales de Gall, en provoquant chez le patient en état d'hypnose, par attouchement de l'un quelconque des centres de Gall, l'activité correspondante, activité qui se manifestait de la manière prescrite par une vive gesticulation. Il constata en outre qu'il lui suffisait de toucher son patient pour lui faire partager toutes les sensations de l'opérateur ; il l'enivrait avec un verre d'eau, pour peu qu'il lui dise que c'était du cognac. A l'état de veille, il a même pu rendre un garçon à ce point idiot qu'il ne savait plus son propre nom, résultat qu'obtiennent toutefois aussi, sans aucun mesmérisme, d'autres maîtres d'école. Et ainsi de suite. Or il se trouve que j'ai vu ce M. Spencer Hall, précisément pendant l'hiver 184344, à Manchester. C'était un charlatan tout à fait ordinaire qui, sous le patronage de quelques curés, parcourait le pays en procédant sur une jeune fille à des expériences magnéticophrénologiques destinées à prouver l'existence de Dieu, l'immortalité de l'âme et l'inanité du matérialisme, prêché à l'époque dans toutes les grandes villes par les disciples d'Owen. La dame était mise en état de sommeil hypnotique et, dès que l'opérateur touchait un point quelconque de son crâne correspondant à un centre de Gall, elle donnait en spectacle des poses et des gestes théâtraux et démonstratifs qui représentaient la manifestation du centre en question ; quand il palpait le centre de l'amour des enfants (philoprogenetiveness) p. ex., elle cajolait et embrassait un bébé imaginaire, etc. Cependant, le brave Hall avait enrichi la géographie crânienne de Gall d'une nouvelle île de Barataria 2 : tout au sommet du crâne, il avait en effet découvert un centre de l'adoration ; lorsqu'on le lui palpait, la demoiselle en état d'hypnose tombait à genoux, joignait les mains et présentait à l'assemblée des philistins ébahis l'image de l'ange dans l'extase de l'adoration. C'était la conclusion et l'apothéose de la représentation. L'existence de Dieu était prouvée. L'effet sur un ami et moi fut le même que sur M. Wallace : les phénomènes nous intéressèrent et nous cherchâmes jusqu'à quel point nous pouvions les reproduire. Un garçon éveillé de douze ans s'offrit comme sujet. Il suffisait de le regarder un peu fixement ou de lui faire de légères passes pour le mettre sans difficulté en état d'hypnose. Mais comme nous procédions avec un peu moins de crédulité et un peu moins de fougue que M. Wallace, nous sommes arrivés à des résultats tout à fait différents. Outre la rigidité musculaire et l'insensibilité, faciles à provoquer, nous trouvâmes un 1 2 Sur les miracles et le spiritualisme moderne. (N.R.) Dans le Don Quichotte de Cervantes, l'île de Barataria est une île imaginaire, dont le fidèle écuyer Sancho Pança obtient le gouvernement. (N.R.) Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 45 état de passivité complète de la volonté lié à une excitabilité particulièrement excessive de la sensibilité. Le patient, tiré de sa léthargie par une quelconque excitation de l'extérieur, manifestait bien plus de vivacité encore qu'à l'état de veille. De rapport mystérieux avec l'opérateur, nous ne trouvâmes pas trace ; n'importe qui pouvait tout aussi facilement mettre en mouvement le sujet endormi. Faire agir les centres crâniens de Gall était pour nous l'enfance de l'art ; nous sommes allés bien plus loin encore : nous avons non seulement pu les intervertir et les transférer sur tout le corps, mais nous avons encore fabriqué autant d'autres centres qu'il nous plaisait, centres qui faisaient chanter, siffler, corner, boxer, coudre, réparer les chaussures, fumer le tabac, etc., et nous les transportions où nous voulions. Si Wallace enivrait son patient avec de l'eau, nous avons découvert dans le gros orteil un centre de l'ivresse que nous n'avions qu'à palper pour déclencher la plus belle comédie de l'ébriété. Mais bien entendu : aucun centre ne manifestait l'ombre d'une action tant qu'on n'avait pas donné à comprendre au patient ce qu'on attendait de lui ; le garçon se perfectionna bientôt à tel point par la pratique que la moindre indication suffisait. Les centres ainsi créés conservaient alors une fois pour toutes leur efficacité même pour des hypnoses ultérieures, à moins qu'on ne les ait modifiés par le même procédé. Le patient avait précisément une double mémoire, une pour l'état de veille, une seconde, tout à fait distincte, pour l'état d'hypnose. Quant à la passivité de la volonté, à sa subordination absolue à la volonté d'un tiers, elle perd toute apparence de miracle, pour peu que nous n'oubliions pas qu'à l'origine de tout cet état il y a la soumission de la volonté du patient à celle de l'opérateur et qu'il ne saurait être provoqué sans elle. L'hypnotiseur ayant la plus grande puissance miraculeuse du monde est au bout de son latin, dès que son patient lui rit au nez. Tandis que, de cette façon, avec notre scepticisme frivole, nous trouvions pour fondement à la charlatanerie magnéticophrénologique une série de phénomènes qui, dans la plupart des cas, ne diffèrent qu'en degré de ceux de l'état de veille, et n'ont besoin d'aucune interprétation mystique, la passion (ardour) de M. Wallace le conduisit à une série d'illusions grâce auxquelles il vérifia dans tous leurs détails les localisations cérébrales de Gall et constata un rapport mystérieux entre opérateur et patient 1. Partout, le récit de M. Wallace, récit sincère au point d'en être naïf, laisse percer qu'il s'agit bien moins pour lui d'étudier les dessous effectifs de la charlatanerie que de reproduire à tout prix tous les phénomènes. Il suffit de cette disposition d'esprit pour transformer à bref délai le chercheur du début en adepte, au moyen d'une illusion simple et facile. M. Wallace a fini par croire aux miracles magnéticophrénologiques, et alors il avait déjà un pied dans le monde des esprits. Il y a mis l'autre en 1865. Au retour de ses douze années de voyage dans la zone tropicale, des expériences de tables tournantes l'introduisirent dans la société de divers « médiums «. Combien ses progrès furent rapides, à quel point il possédait bien son sujet, l'opuscule mentionné plus haut en témoigne. Il exige que nous prenions pour de l'or en barre non seulement les prétendus miracles des Home, des frères Davenport et autres « médiums «, s'exhibant plus ou moins à prix d'argent et pour la plupart fréquemment démasqués comme imposteurs, - mais aussi toute une série d'histoires spirites du passé soi-disant authentifiées. Les pythonisses de l'oracle grec, les sorcières du moyen âge étaient des « médiums «, et Jamblique, dans le de 1 Comme nous l'avons déjà dit, les patients se perfectionnent par la pratique. Il est donc bien possible que, une fois la soumission de la volonté transformée en habitude, le rapport entre participants se fasse plus intime, que des phénomènes isolés s'intensifient et se manifestent, à un faible degré même à l'état de veille. (Note d'Engels.) Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 46 divinatione, décrit déjà très exactement « les phénomènes les plus étonnants du spiritisme moderne « p. 229). Un exemple seulement pour montrer combien M. Wallace est peu scrupuleux lorsqu'il s'agit de la constatation et de l'authentification scientifique de ces miracles. Il est certainement un peu fort de prétendre nous faire croire que MM. les esprits se laissent photographier, et, à coup sûr, nous avons le droit d'exiger, avant de les tenir pour véridiques, que ces photographies d'esprits soient authentifiées de la façon la plus irrécusable. Or M. Wallace raconte (p. 187) qu'en mars 1872 un maître médium, Mme Guppy, née Nicholls, se fit photographier avec son mari et son petit garçon chez M. Hudson, à Notting HiII 1, et que, sur deux clichés différents, une haute silhouette de femme, élégamment (finely) drapée de gaze blanche, aux traits un peu orientaux, apparut derrière elle, le geste bénisseur. Or ici, de deux choses, l'une sont absolument certaine 2. Ou bien un être vivant, doué d'intelligence, mais invisible, était présent, ou bien M. et Mme Guppy, le photographe et quelque quarte personne ont monté une infâme (wicked) imposture et l'ont toujours soutenue depuis. Mais je connais très bien M. et Mme Guppy et j'ai la certitude absolue qu'ils sont aussi incapables d'une imposture de ce genre que n'importe quel chercheur sérieux de la vérité dans le domaine de la science de la nature (p. 188). Donc, ou bien il y a imposture, ou bien photographie des esprits. D'accord. Et, en cas de supercherie, ou bien l'esprit était déjà à l'avance sur les plaques, ou bien quatre personnes y ont pris part, trois éventuellement, si nous. laissons de côté comme hors de cause ou dupé le vieux M. Guppy, qui mourut en janvier 1875 à l'âge de 84 ans (il suffisait de 1 envoyer derrière le paravent du fond). Qu'un photographe ait pu se procurer sans difficulté un « modèle « pour l'esprit, il est inutile d'y insister. Mais, peu après, le photographe Hudson a été accusé publiquement de falsification répétée de photographies d'esprits, de sorte que M. Wallace dit en guise d'apaisement : Une chose est évidente : au cas où il y a eu supercherie elle a été immédiatement découverte par des spirites eux-mêmes (p. 189). On ne peut donc guère se fier au photographe non plus. Reste Mme Guppy, et seule la « conviction absolue « de l'ami Wallace parle en sa faveur, et rien d'autre. Rien d'autre ? Mais si. En faveur de la confiance absolue qu'on peut mettre en Mme Guppy, il y a sa propre affirmation : un soir, vers le début de juin 1871, elle a été transportée à travers les airs, en état d'inconscience, de sa propre maison à Highbury Hill Park jusqu'au 69 de la Lambs Conduit Street - trois milles anglais en ligne droite - et déposée sur la table dans la dite maison du numéro 69 au milieu d'une séance de spiritisme. Les portes de la pièce étaient fermées à clef, et, bien que Mme Guppy fût une des dames les plus corpulentes de Londres, et ce n'est pas peu dire, sa brusque intrusion n'a cependant pas laissé le moindre trou ni dans les portes, ni dans le plafond (raconté dans l'Écho de Londres, 8 juin 1871). Et tant pis pour celui qui maintenant ne croit pas à l'authenticité des photographies. 1 2 Quartier de Londres. (N.R.) Here then, one of two things are absolutely certain. Le monde des esprits est au dessus de la grammaire. Un plaisantin fit évoquer une fois l'esprit du grammairien Lindley Murray. A la question : « Es-tu là « ? il répondit : I are (dialecte américain au lieu de I am). Le médium était américain. (Notes d'Engels.) Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 47 Le second adepte notable parmi les savants anglais est Sir William Crookes, qui a découvert un corps chimique, le thallium, et inventé le radiomètre (appelé aussi « moulin à lumière « en Allemagne) 1. M. Crookes commença, vers 1871, à étudier les manifestations spirites, et il utilisa à cette fin toute une série d'appareils physiques et mécaniques, des balances à ressort, des batteries électriques, etc. Y a-t-il apporté l'appareil essentiel, une tête critique et sceptique, ou l'a-t-il gardée jusqu'à la fin en état de travailler, c'est ce que nous allons voir. En tout cas il n'a pas fallu très longtemps pour que M. Crookes soit tout aussi complètement subjugué que M. Wallace. Depuis quelques années, - raconte ce dernier, - une jeune dame, Miss Florence Cook, a fait preuve de remarquables qualités de médium; et, ces temps derniers, celles-ci ont atteint leur point culminant, allant jusqu'à engendrer une figure féminine intégrale qui prétendait venir du monde des esprits et apparaissait pieds nus et en vêtements blancs flottants, tandis que le médium, habillé de sombre, était étendu, ligoté et plongé dans un sommeil profond, dans une pièce (cabinet) tendue de rideaux ou dans une pièce voisine (loc. cit. p. 181). Un soir, cet esprit, qui se donnait le nom de Katey et ressemblait étonnamment à Mlle Cook, fut brusquement saisi par la taille et solidement tenu par M. Volckmann, l'actuel époux de Mme Guppy, - pour voir s'il n'était pas précisément Mlle Cook en édition numéro Jeux. L'esprit se révéla être une jeune fille tout à fait à poigne ; il se défendit vigoureusement, les spectateurs s'en mêlèrent, on éteignit le gaz et lorsque après un peu de bagarre le calme fut revenu et la pièce éclairée à nouveau, l'esprit avait disparu, et Mlle Cook était couchée, attachée et sans connaissance, dans son coin. Mais on dit que M. Volckmann prétend aujourd'hui encore que c'est bien Mlle Cook qu'il a empoignée et personne d'autre. Pour constater cela scientifiquement, un électricien célèbre, M. Varley, fit passer, lors d'un nouvel essai, le courant d'une batterie à travers le médium, Mlle Cook, de façon telle qu'elle n'aurait pu jouer l'esprit sans couper le courant. L'esprit apparut cependant. C'était donc en fait un être différent de Mlle Cook. La suite des constatations fut l'affaire de M. Crookes. Sa première démarche fut de gagner la confiance de la dame fantôme. Cette confiance -, dit-il luimême dans le Spiritualist du 5 juin 1874, grandit peu à peu au point qu'elle refusait de donner une séance, à moins que je n'en dirige les arrangements. Elle disait qu'elle souhaitait me voir toujours à côté d'elle ou à proximité du cabinet; je trouvais, - une fois cette confiance établie et qu'elle était sûre que j e ne romprais pas une promesse que je lui avais faite, - que les apparitions augmentaient considérablement d'intensité et que des preuves étaient volontairement offertes qu'il n'eût pas été possible d'obtenir par une autre voie. Elle me consultait fréquemment sur les personnes présentes aux séances et sur les places à leur attribuer, car ces derniers temps elle était devenue très inquiète (nervous) à la suite de certaines suggestions déraisonnables, selon lesquelles, à côté d'autres méthodes d'investigation plus scientifiques, on devait aussi employer la force 2. La demoiselle fantôme récompensa pleinement cette confiance, aussi aimable que scientifique. Elle apparut, - ce qui ne saurait plus maintenant nous étonner, - jusque dans la maison de M. Crookes, joua avec ses enfants leur raconta des « anecdotes sur 1 2 Le radiomètre a été inventé par Crookes en 1874. Le mot allemand Lichtmühle montre qu'il s'agit d'un moulinet qui tourne sous l'action des rayons lumineux et calorifiques. Le thallium a été découvert en 1861. (O.G.I.Z., Obs.) Tous les passages soulignés le sont par Engels. Ces citations sont tirées de l'article de Crookes publié par l'hebdomadaire londonien The Spiritualist, et intitulé a La dernière apparition de Katey King «. p. 270. (O.G.I.Z., Obs.) Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 48 ses aventures aux Indes «, confia aussi à M. Crookes « quelques-unes des expériences amères de sa vie passée 1 «, se laissa prendre dans ses bras pour le convaincre de sa matérialité bien palpable, lui fit constater le nombre de ses pulsations et de ses respirations par minute et, en fin de compte, se laissa aussi photographier aux côtés de M. Crookes. Cette figure - dit M. Wallace - après qu'on l'eut vue, touchée, photographiée, et qu'on se fut entretenu avec elle, disparaissait absolument d'une petite pièce, d'où il n'y avait pas d'autre issue qu'à travers une pièce attenante, remplie de spectateurs (loc. cit. p. 183), - ce qui n'est pas un tel tour de force, en admettant que les spectateurs aient été assez polis pour ne pas témoigner à M. Crookes, dans la maison duquel ces choses se passaient, moins de confiance qu'il n'en témoignait lui-même à l'esprit. Malheureusement, ces « phénomènes absolument attestés « ne sont nullement d'emblée vraisemblables, même pour des spirites. Nous avons vu plus haut comment le très spirite M. Volckmann s'est permis une intervention très matérielle. Et voici qu'un ecclésiastique, membre du comité de Y « Association nationale britannique des spirites «, a assisté également à une séance de Miss Cook, et il a constaté sans difficulté que la pièce par laquelle l'esprit venait et disparaissait, communiquait avec le monde extérieur par une deuxième porte. La conduite de M. Crookes, également présent, « porta le coup fatal à ma croyance qu'il puisse y avoir quelque chose de sérieux dans ces manifestations «. (Mystic London, par le Rév. C. Maurice Davies. Londres, Tinsley Brothers [p. 319].) Et, au surplus, on nous a révélé en Amérique la façon dont on « matérialise « les « Katey «. Un ménage Holmes donnait à Philadelphie des représentations au cours desquelles apparaissait également une « Katey «, à qui les naïfs faisaient de riches présents. Cependant un sceptique n'eut de cesse qu'il n'eût retrouvé la trace de ladite Katey, laquelle, d'ailleurs, avait une fois déjà fait grève pour défaut de paiement : il la découvrit dans une pension de famille (boarding house) sous la forme d'une jeune dame incontestablement en chair et en os et qui était en possession de tous les cadeaux faits à l'esprit. Cependant il fallait que le continent, lui aussi, eût ses visionnaires venus de la science. Un corps scientifique de Saint-Pétersbourg, - je ne sais pas exactement si c'est l'Université ou même l'Académie, - a délégué MM. le conseiller d'État Aksakov et le chimiste Butlerov pour étudier les phénomènes du spiritisme ; mais il ne semble pu en être sorti grand'chose 2. Par contre, - s'il faut accorder quelque crédit aux bruyantes proclamations des spirites, - l'Allemagne a maintenant fourni son visionnaire en la personne du professeur Zöllner à. Leipzig. On sait que, depuis des années, M. Zöllner a fort travaillé dans la « quatrième dimension « de l'espace; il a découvert que beaucoup de choses, qui sont impossibles dans un espace à trois dimensions, vont tout à fait de soi dans un espace à quatre 1 2 Même article, même page. (O.G.I.Z., Obs.) Il s'agit de la « Commission pour l'étude des phénomènes de médium « constituée par la Société de physique de l'Université de Saint-Pétersbourg le 6 mai 1875 et qui a terminé ses travaux le 21 mars 1876. Cette commission s'adressa à des personnes qui diffusaient le spiritisme en Russie. Aksakov, Butlerov et Wagner, en se proposant de fournir des informations sur des phénomènes « authentiques « de spiritisme... Elle arriva à cette conclusion que « les phénomènes spirites ont pour origine des mouvements inconscients ou une supercherie consciente et que la doctrine spiritiste est superstition «. Elle publia les résultats de ses travaux dans le journal la Voix du 25 mars 1876. (O.G.I.Z., Obs.) Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 49 dimensions. C'est ainsi que, dans ce dernier, on peut retourner comme un gant une sphère métallique sans y faire de trou, de même qu'on peut faire un noeud dans un fil sans fin ou fixé aux deux extrémités, ou bien encore entrelacer deux anneaux séparés et fermés sans ouvrir l'un d'eux et autres tours de force du même genre. Selon de récents bulletins de victoire venus du monde des esprits, M. Zöllner se serait adressé à un ou plusieurs médiums pour déterminer d'une façon plus précise, avec leur aide, le lieu de résidence dé la quatrième dimension. Le succès aurait été surprenant. Le dossier de chaise, sur lequel il avait appuyé son bras, tandis que sa main ne quittait pas la table, aurait été entrelacé avec son bras après la séance, un fil scellé aux deux bouts à la table aurait eu quatre noeuds, etc. Bref, tous les miracles de la quatrième dimension auraient été accomplis en se jouant par des esprits. Notez bien que relata refero 1, je ne me porte pas garant de l'exactitude des bulletins des esprits et, s'ils contenaient des choses inexactes, M. Zöllner devrait m'être obligé de lui donner l'occasion de les corriger. Mais au cas où ils rendraient fidèlement les expériences de M. Zöllner, ils marquent manifestement une ère nouvelle dans la science du spiritisme comme dans celle des mathématiques. Les esprits prouvent l'existence de la quatrième dimension, de même que la quatrième dimension garantit l'existence des esprits. Et, une fois ce point établi, on voit s'ouvrir devant la science un champ tout neuf et incommensurable. Toutes les mathématiques et la science de la nature jusqu'à nos jours ne deviennent qu'une école préparatoire pour les mathématiques de la quatrième dimension et des suivantes, ainsi que pour la mécanique, la physique, la chimie et la physiologie des esprits qui se tiennent dans ces dimensions supérieures. M. Crookes n'a-t-il pas constaté scientifiquement quelle perte de poids les tables et autres meubles subissent lors de leur passage - nous pouvons bien le dire maintenant - dans la quatrième dimension et M. Wallace ne proclame-t-il pas comme acquis que le feu n'y blesse pas le corps humain ? Et voici maintenant la physiologie de ces corps de fantômes ! Ils respirent, ils ont un pouls, donc des poumons, un coeur et un appareil circulatoire et, par suite, ils sont sûrement pour le moins aussi bien pourvus que vous et moi quant aux autres organes du corps. Car pour respirer, il faut des hydrates de carbone qui sont brûlés dans les poumons, et ceux-ci ne peuvent venir que de l'extérieur : il faut donc un estomac, des intestins et leurs accessoires... et une fois que nous avons constaté tout cela, le reste suit sans difficulté. Mais l'existence de tels organes implique qu'ils peuvent tomber malades, et, de ce fait, il pourrait encore arriver à M. Virchow qu'il soit dans l'obligation d'écrire une pathologie cellulaire du monde des esprits. Et comme la plupart de ces esprits sont de jeunes dames d'une merveilleuse beauté qui ne se distinguent en rien, mais en rien du tout des demoiselles de la terre, sinon par leur beauté surnaturelle, comment pourraient-elles manquer longtemps d'apparaître « à des hommes qui ressentent de l'amour « 2; et si, d'après ce qu'a constaté M. Crookes par les pulsations, « le coeur féminin ne manque pas non plus «, c'est également une quatrième dimension qui s'ouvre devant la sélection naturelle, dimension où elle n'aura pas à craindre. d'être confondue avec la méchante social-démocratie 3. 1 2 3 Je rapporte ce qui a été dit. (N.R.) Mozart: la Flûte enchantée, acte 1, scène XVIII. (N.R.) Engels fait allusion ici aux attaques réactionnaires contre le darwinisme qui connurent en Allemagne une extraordinaire extension après la Commune de Paris de 1871. Même un grand maître comme Virchow, précédemment partisan de cette théorie, émit en 1877 la proposition d'interdire l'enseignement du darwinisme, en soutenant que celui-ci était étroitement lié au mouvement socialiste, et qu'en conséquence il était un danger pour l'ordre social établi. (O.G.I.Z., Obs.) Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 50 Il suffit. On voit apparaître ici manifestement quel est le plus sûr chemin de la science de la nature au mysticisme. Ce n'est pas l'impétueux: foisonnement théorique de la philosophie de la nature, mais l'empirisme le plus plat, dédaignant toute théorie, se méfiant de toute pensée. Ce n'est pas la nécessité a priori qui démontre l'existence des esprits, mais l'observation expérimentale de MM. Wallace, Crookes et Cie. Si nous avons foi dans les observations d'analyse spectrale de Crookes qui ont amené la découverte du thallium ou dans les riches découvertes zoologiques de Wallace dans l'archipel malais, on exige de nous que nous croyions de même aux expériences et découvertes spirites de ces deux savants. Et si nous déclarons qu'il y a tout de même là une petite différence, à savoir que nous pouvons vérifier les unes et non pas les autres, les voyants spirites nous rétorquent que ce n'est pas le cas et qu'ils sont prêts à nous donner l'occasion de vérifier aussi les Phénomènes de spiritisme. En fait, on ne méprise pas impunément la dialectique. Quel que soit le dédain qu'on nourrisse pour toute pensée théorique, on ne peut tout de même pas mettre en liaison deux faits de la nature ou comprendre le rapport existant entre eux sans pensée théorique. Mais alors, la question est seulement de savoir si, dans ce cas, on pense juste ou non, et le mépris de la théorie est évidemment le plus sûr moyen de penser de façon naturaliste, c'est-à-dire de penser faux. Or, selon une vieille loi bien connue de la dialectique, la pensée fausse, poussée jusqu'à sa conclusion logique, aboutit régulièrement au contraire de son point de départ. Et voilà comment se paie le mépris empirique de la dialectique : il conduit quelques-uns des empiristes les plus terre à terre à la plus saugrenue de toutes les superstitions, au spiritisme moderne. Il en va de même des mathématiques. Les mathématiciens communs du genre métaphysique sont très fiers du fait que leur science obtient des résultats absolument irréfutables. Or, parmi ces résultats, il y a aussi les grandeurs imaginaires, qui prennent de ce fait une certaine réalité. Mais une fois qu'on a pris l'habitude d'attribuer à -1 ou à la quatrième dimension quelque réalité en dehors de notre tête, peu importe de faire un pas de plus et d'accepter aussi le monde spirite des médiums. Il en va comme Ketteler disait de Döllinger : Cet homme a défendu tant d'absurdités dans sa vie qu'en vérité il pouvait bien encore accepter l'infaillibilité par-dessus. le marché 1 ! En fait, l'empirisme pur n'est pas capable d'en finir avec le spiritisme. Premièrement, les phénomènes « supérieurs « ne sont jamais montrés que lorsque le « savant « intéressé est déjà subjugué au point de ne plus voir que ce qu'on veut lui faire voir ou ce qu'il veut voir, - ainsi que Crookes le décrit lui-même avec une inimitable naïveté. Mais, deuxièmement, il est indifférent aux spirites que des centaines de soi-disant faits soient dévoilés comme des escroqueries et des douzaines de soi-disant médiums convaincus d'être de vulgaires escamoteurs. Tant que chaque prétendu miracle en particulier n'est pas balayé par l'explication, il leur reste suffisamment de terrain; et Wallace lui-même le dit nettement à l'occasion des photographies d'esprits truquées : l'existence des truquages prouve l'authenticité des photographies vraies. 1 En 1870 fut proclamé à Rome le dogme de l'infaillibilité du pape. Le théologien catholique allemand Döllinger refusa de le reconnaître. L'évêque de Mayence, Ketteler "était aussi au début hostile à la proclamation du nouveau dogme, mais il s'y soumit très vite et en devint un défenseur zélé. (O.G.I.Z., Obs.) Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 51 Et alors l'empirisme se voit contraint d'opposer à l'importunité des voyants, non pas des expériences empiriques, mais des considérations théoriques, et de dire avec Huxley : A mon avis, le seul bien qui pourrait sortir de la démonstration de la vérité du spiritisme, ce serait de fournir un nouvel argument contre le suicide. Plutôt balayer les rues sa vie durant que de raconter, une fois mort, des âneries par la bouche d'un médium qui se loue à une guinée la séance 1 ! 1 Ces paroles sont tirées de la lettre du biologiste Thomas Huxley à la « Dialectical Society « de Londres, qui l'avait invité à participer au travail du comité pour l'étude des phénomènes spirites. Huxley déclina cette invitation en faisant une série de remarques ironiques sur le spiritisme. Sa lettre, datée du 29 janvier 1869, fut imprimée dans le Daily News du 17 octobre 1871. Elle est citée également à la page 389 du livre de Davies mentionné plus haut: Mystic London (1875). (O.G.I.Z., Obs.) Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature LA DIALECTIQUE 52 1 Retour à la table des matières (Développer le caractère général de la dialectique en tant que science des connexions, en opposition à la métaphysique.) C'est donc de l'histoire de la nature et de celle de la société humaine que sont abstraites les lois de la dialectique. Elles ne sont précisément rien d'autre que les lois les plus générales de ces deux phases du développement historique ainsi que de la pensée elle-même. Elles se réduisent pour l'essentiel aux trois lois suivantes: - la loi du passage de la quantité à la qualité et inversement; - la loi de l'interpénétration des contraires; - la loi de la négation de la négation. Toutes trois sont développées à sa manière idéaliste par Hegel comme de pures lois de la pensée : la première dans la minière partie de la Logique, dans la doctrine de l'Être ; la seconde emplit toute la deuxième partie, de beaucoup la plus importante, de sa Logique, la doctrine de l'Essence ; la troisième enfin figure comme loi fondamentale pour l'édification du système tout entier. La faute consiste en ce que ces lois sont imposées d'en haut à la nature et à l'histoire comme des lois de la pensée au lieu d'en être déduites. Il en résulte toute cette construction forcée, à faire souvent dresser les cheveux sur la tête : qu'il le veuille ou non, le monde doit se conformer à un système logique, qui n'est lui-même que le produit d'un certain stade de développement de la pensée humaine. Si nous inversons la chose, tout prend un aspect très simple, et les lois dialectiques, qui dans la philosophie idéaliste paraissent extrêmement mystérieuses, deviennent aussitôt simples et claires comme le jour. 1 Tel est le titre initial de cet article, ainsi qu'il figure à la première page du manuscrit. A la cinquième et à la neuvième page du manuscrit (c'est-à-dire au début du deuxième et du troisième feuillet), on lit en haut dans la marge : « Lois dialectiques. « Dans les éditions précédentes de Dialectique de la nature on donnait cet article sous le titre : « Caractère général de la dialectique en tant que science « (formule qui représente les cinq premiers mots du texte allemand de la phrase entre parenthèses constituant le début de l'article). Il est resté inachevé. Il a été vraisemblablement rédigé en 1879 (On y cite le deuxième tome de la Chimie de Roscoe-Schorlemmer, qui a paru en 1879, mais il n'y est pas question de la découverte du scandium dont Engels aurait sûrement fait mention en rapport avec. la découverte du gallium, s'il avait écrit cet article après 18 79, année de-la découverte du scandium). (O.G.I.Z., Obs.) Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 53 D'ailleurs quiconque connaît tant soit peu son Hegel sait bien que celui-ci, dans des centaines de passages, s'entend à tirer de la nature et de l'histoire les exemples les plus péremptoires à l'appui des lois dialectiques. Nous n'avons pas ici à rédiger un manuel de dialectique, mais seulement à montrer que les loi§ dialectiques sont de véritables lois de développement de la nature, c'est-à-dire valables aussi pour la science théorique de la nature. Aussi ne pouvonsnous entrer dans l'examen. détaillé de la connexion interne de ces lois entre elles. 1. Loi du passage de la quantité à la qualité et inversement. Nous pouvons, pour notre dessein, exprimer cette loi en disant que dans la nature, d'une façon nettement déterminée pour chaque cas singulier, les changements qualitatifs ne peuvent avoir lieu que par addition ou retrait quantitatifs de matière ou de mouvement (comme on dit, d'énergie). Toutes les différences qualitatives dans la nature reposent soit Sur Une composition chimique différente, soit sur des quantités ou des formes différentes de mouvement (d'énergie), soit, ce qui est presque toujours le cas, sur les deux à la fois. Il est donc impossible de changer la qualité d'aucun corps sans addition ou retrait de matière ou de mouvement, c'est-à-dire sans modification quantitative du corps en question. Sous cette forme, la mystérieuse proposition de Hegel n'apparaît donc pas seulement tout à fait rationnelle, mais même assez évidente. Il est sans doute à peine nécessaire d'indiquer que même les différents états allotropiques et d'agrégation des corps reposent, parce qu'ils dépendent d'un groupement moléculaire différent, sur une quantité plus ou moins grande du mouvement communiqué à ces corps. Mais que dire du changement de forme du mouvement ou, comme on dit, de l'énergie ? Lorsque nous transformons de la chaleur en mouvement mécanique ou inversement, la qualité est pourtant modifiée et la quantité reste la même ? Tout à fait exact. Mais il en est du changement de forme du mouvement comme du vice de Heine: chacun pour soi peut être vertueux, mais pour le vice il faut toujours être deux 1. Le changement de forme du mouvement est toujours un processus qui s'effectue entre deux corps au moins,, dont l'un perd une quantité déterminée de mouvement de la première qualité (par exemple de chaleur), tandis que l'autre reçoit une quantité correspondante de mouvement de l'autre qualité (mouvement mécanique, électricité, décomposition chimique). Quantité et qualité se correspondent donc ici de part et d'autre et réciproquement. jusqu'ici on n'a pas réussi à l'intérieur d'un corps singulier isolé à convertir du mouvement d'une forme dans l'autre. Il n'est question ici pour l'instant que de corps inanimés; la même loi est valable pour les corps vivants, mais elle procède en eux dans des conditions très complexes, et aujourd'hui encore la mesure quantitative nous est souvent impossible. Si nous nous représentons un corps inanimé quelconque divisé en particules de plus en plus petites, il ne se produit tout d'abord aucun changement qualitatif. Mais il y a une limite : si, comme dans l'évaporation, nous parvenons à libérer les molécules isolées, nous pouvons certes, dans la plupart des cas, continuer encore à diviser 1 Engels a en vue la préface de Heine à la troisième partie du « Salon «, écrite en 1837 et intitulée « Le Délateur «. (O.G.I.Z., Obs.). Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 54 celles-ci, mais seulement au prix d'un changement total de la qualité. La molécule se décompose en ses atomes, qui ont isolément des propriétés tout à fait différentes de celles de la molécule. Dans le cas des molécules qui se composent d'éléments chimiques différents, la molécule composée est remplacée par des molécules ou des atomes de ces corps simples eux-mêmes; dans le cas des molécules des éléments apparaissent les atomes libres, qui ont des effets qualitatifs tout à fait différents: les atomes libres de l'oxygène à l'état naissant produisent en se jouant ce que les atomes de l'oxygène atmosphérique liés dans la molécule ne réalisent jamais. Mais la molécule elle-même est déjà qualitativement différente de la masse du corps physique dont elle fait partie. Elle peut accomplir des mouvements indépendamment de cette masse et tandis qu'en apparence celle-ci reste en repos, par exemple des vibrations caloriques; elle peut, grâce à un changement de position ou de liaison avec les molécules voisines, faire passer le corps à un état d'allotropie ou d'agrégation différent, etc. Nous voyons donc que l'opération purement quantitative de la division a une limite, où elle se convertit en une différence qualitative : la masse ne se compose que de molécules, mais elle est quelque chose d'essentiellement différent de la molécule, comme celle-ci l'est à son tour de l'atome. C'est sur cette différence que repose la séparation de la mécanique, science des masses célestes et terrestres, de la physique, mécanique des molécules, et de la chimie, physique des atomes. Dans la mécanique, on ne rencontre pas de qualités ; tout au plus des états comme l'équilibre, le mouvement, l'énergie potentielle, qui tous reposent sur la transmission mesurable du mouvement et qui peuvent eux-mêmes s'exprimer quantitativement. Donc, dans la mesure où un changement qualitatif se produit, il est déterminé par un changement quantitatif correspondant. En physique les corps sont traités comme chimiquement invariables ou indifférents ; nous avons affaire aux modifications de leurs états moléculaires et au changement de forme du mouvement, changement qui, dans tous les cas, au moins d'un des deux côtés, met en jeu les molécules. Ici, toute modification est une conversion de la quantité en qualité, une conséquence d'un changement quantitatif de la quantité du mouvement, quelle qu'en soit la forme, qui est inhérent au corps ou qui lui est communiqué. Ainsi, par exemple, le degré de température de l'eau est tout d'abord indifférent relativement à sa liquidité; mais, si l'on augmente ou diminue la température de l'eau liquide, il survient un point où cet état de cohésion se modifie et où l'eau se change d'une part en vapeur et d'autre part en glace. (HEGEL, Encycl., Éd. Complète, tome VI, p. 217 1.) Ainsi, il faut une intensité minimum déterminée du courant pour porter à l'incandescence le fil de platine (de la lampe électrique) ; ainsi, chaque métal a sa température d'incandescence et de fusion, chaque liquide son point de congélation et son point d'ébullition, fixes pour une pression connue, - dans la mesure où nos moyens 1 En ce qui concerne le sixième tome du recueil allemand des oeuvres de Hegel, le texte et la pagination coïncident entièrement entre la première édition (Berlin, 1840) et la deuxième édition (Berlin, 1843). Engels cite le sixième tome, semble-t-il, d'après la seconde édition. (O.G.I.Z., Obs.) Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 55 nous permettent de réaliser la température en question; ainsi, enfin, chaque gaz a lui aussi son point critique où la pression et le refroidissement le rendent liquide. En un mot, les soi-disant constantes de la physique ne sont en majeure partie pas autre chose que la désignation de points nodaux, auxquels un apport ou un retrait quantitatifs de mouvement entraînent dans l'état du corps en question une modification qualitative, donc où la quantité se convertit en qualité. Cependant le domaine dans lequel la loi de la nature découverte par Hegel connaît ses triomphes les plus prodigieux est celui de la chimie. On peut définir la chimie comme la science des changements qualitatifs des corps qui se produisent par suite d'une composition quantitative modifiée. Cela, Hegel lui-même le savait déjà (Logique, éd.. compl. III, p. 433) 1. Soit l'oxygène: si, au lieu des deux atomes habituels, trois atomes s'unissent pour former une molécule, nous avons l'ozone, corps qui par son odeur et ses effet se distingue d'une façon bien déterminée de l'oxygène ordinaire. Et que dire des proportions différentes dans lesquelles l'oxygène se combine à l'azote ou au soufre et dont chacune donne un corps qualitativement différent de tous les autres ! Quelle différence entre le gaz hilarant (protoxyde d'azote N2O) et l'anhydride azotique (pentoxyde d'azote N2O5) ! Le premier est un gaz, le second, à la température habituelle, un corps solide et cristallisé. Et pourtant toute la différence dans la combinaison chimique consiste en ce que le second contient cinq fois plus d'oxygène que le premier. Entre les deux se rangent encore trois autres oxydes d'azote NO, N2O3, NO2), qui tous se différencient qualitativement des deux premiers et sont différents entre eux. Ceci apparaît d'une façon plus frappante encore dans les séries homologues des carbures, notamment des hydrocarbures les plus simples. Des paraffines normales, la première de la série est le méthane CH4 ; ici les 4 valences de l'atome de carbone sont saturées par 4 atomes d'hydrogène. La seconde, l'éthane C2H6 comprend deux atomes de carbone qui ont échangé une valence, et les six valences libres sont saturées par six atomes d'hydrogène. Et ainsi de suite, C3 H8, C4 H10, etc., selon la formule algébrique CnH2n+2, si bien qu'en ajoutant dans chaque cas CH2, on obtient chaque fois un corps qualitativement différent du précédent. Les trois premiers termes de la série sont des gaz; le dernier connu, l'hexadécane C16 H34, est un solide avec comme point d'ébullition 270º C. Il en est de même des alcools primaires de formule Cn H2n+2 O, (théoriquement) dérivés des paraffines, et des acides gras monobasiques (formule Cn H2n O2,). Quelle différence qualitative peut provoquer l'addition quantitative de C3 H6 ? L'expérience nous l'apprend si nous consommons de l'alcool éthylique C2 H6 O sous une forme assimilable quelconque sans addition d'autres alcools, et si une autre fois nous prenons le même alcool éthylique, mais additionné légèrement d'alcool amylique C5 H12 O, qui constitue l'élément essentiel de l'infâme tord-boyaux. Notre tête s'en apercevra certainement le lendemain matin et à ses dépens; si bien qu'on pourrait dire que l'ivresse et ensuite le mal aux cheveux sont également la conversion en qualité d'une quantité... d'alcool éthylique d'une part, de ce C3 H6, ajouté d'autre part. Cependant nous rencontrons dans ces séries la loi de Hegel sous une autre forme encore. Les premiers termes n'admettent qu'une seule disposition réciproque des atomes. Mais, si le nombre des atomes qui constituent une molécule atteint une grandeur déterminée pour chaque série, le groupement des atomes dans la molécule peut 1 Engels indique les pages du troisième tome-du recueil allemand des oeuvres de Hegel d'après la deuxième édition. (Berlin, 1841.) (O.G.I.Z., Obs.) Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 56 s'opérer de façon multiple ; de la sorte on peut rencontrer deux corps isomères ou plus qui ont le même nombre d'atomes C, H, O par molécule, mais qui sont pourtant qualitativement différents. Nous pouvons même calculer combien il y a de tels isomères possibles pour chaque terme de la série. Ainsi dans la série de paraffines il y en a deux pour C4 H10, trois pour C5 H12 ; pour les termes supérieurs le nombre des isomères possibles augmente très rapidement. C'est donc ici derechef la quantité des atomes par molécule qui détermine la possibilité et, dans la mesure où elle est prouvée par l'expérience, l'existence effective de tels corps isomères qualitativement différents. Il y a plus De l'analogie des corps qui nous sont connus dans chacune des séries, nous pouvons tirer des conclusions sur les propriétés physiques des termes encore inconnus de la série et, tout au moins pour ceux qui suivent immédiatement les termes connus, prédire avec une certaine certitude ces propriétés, point d'ébullition, etc. Enfin la loi de Hegel n'est pas valable seulement pour les corps composés, mais aussi pour les éléments chimiques eux-mêmes. Nous savons maintenant « que les propriétés chimiques des éléments sont une fonction périodique de leurs poids atomiques «. (ROSCOE-SCHORLEMMER : Manuel complet de chimie, tome II, p. 823) 1, que leur qualité est donc déterminée par la quantité de leur poids atomique. Et la confirmation en a été fournie d'une façon éclatante. Mendeléiev démontra que dans les séries, rangées par poids atomiques croissants, des éléments apparentés, on rencontre diverses lacunes, qui indiquent qu'il y a là de nouveaux éléments restant à découvrir. Il décrivit à l'avance les propriétés chimiques générales d'un de ces éléments inconnus qu'il appela l'Ekaaluminium, parce qu'il suit l'aluminium dans la série qui, commence par ce corps 2, et il prédit approximativement son poids spécifique et atomique ainsi que son volume atomique. Quelques années plus tard Lecoq de Boisbaudran découvrait effectivement cet élément, et les prédictions de Mendeléiev se trouvèrent exactes à de très légers écarts près. L'Ekaaluminium était réalisé dans le gallium (ibid., p. 828). Grâce à l'application - inconsciente - de la loi hégélienne du passage de la quantité à la qualité, Mendeléiev avait réalisé un exploit scientifique qui peut hardiment se placer aux côtés de celui de Leverrier calculant l'orbite de la planète Neptune encore inconnue 3. Dans la biologie comme dans l'histoire de la société humaine, la même loi se vérifie à chaque pas, mais nous voulons nous en tenir ici à des exemples empruntés aux sciences exactes, puisque c'est ici que les quantités peuvent être exactement mesurées et suivies. 1 2 3 ROSCOE-SCHORLEMMER: Manuel complet de chimie, tome Il, Brunswick, 1879. (N.R.) Pour désigner les maillons manquants du système périodique des éléments, Mendeléiev proposait de se servir des noms de nombre sanscrits « eka «, « dvi «, « tri « « tchatour «, en les employant comme préfixes du nom des éléments après lesquels ces maillons manquants devaient venir se ranger. (O.G.I.Z., Obs.) Depuis, la loi hégélienne appliquée aux éléments a reçu d'autres brillantes confirmations, prolongeant la découverte de Mendeléiev. Tout d'abord, la qualité chimique de l'élément est définie par le nombre de protons que renferme son noyau, tandis que sa variété isotopique, c'est-à-dire sa qualité nucléaire (ses propriétés radioactives par exemple) ainsi que celles de ses propriétés physiques qui dépendent de sa masse atomique sont déterminées par le nombre de neutrons que contient le noyau. En outre, à partir d'une loi découverte par Pauli selon laquelle il ne peut exister dans un même atome deux électrons possédant les mêmes caractéristiques de mouvement, il est possible d'établir une règle quantitative donnant l'explication rationnelle (bien qu'encore imparfaite) du caractère périodique de la classification de Mendeléiev. (N.R.) Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 57 Sans aucun doute ces mêmes messieurs qui ont jusqu'à présent taxé de mysticisme et de transcendentalisme incompréhensible la loi du passage de la quantité à la qualité vont-ils déclarer maintenant qu'il s'agit là de quelque chose de tout à fait évident, de banal et de plat qu'ils ont utilisé depuis longtemps et qu'ainsi on ne leur a rien appris de nouveau. Mais cela restera toujours un haut fait historique d'avoir exprimé pour la première fois une loi générale de l'évolution de la nature, de la société et de la pensée sous sa forme universellement valable. Et, si ces messieurs ont depuis des années laissé se convertir l'une en l'autre quantité et qualité sans savoir ce qu'ils faisaient, il faudra bien qu'ils se consolent de concert avec le monsieur Jourdain de Molière, qui avait lui aussi fait de la prose toute-sa vie sans en avoir la moindre idée. Friedrich Engels (1883) Dialectique de la nature 58 LES FORMES FONDAMENTALES DU MOUVEMENT 1 Retour à la table des matières Le mouvement, au sens le plus général, conçu comme mode d'existence de la matière, comme attribut inhérent à elle, embrasse tous les changements et tous les processus qui se produisent dans l'univers, du simple changement de lieu jusqu'à la pensée. L'étude de la nature du mouvement devait, cela va sans dire, partir des formes les plus basses, les plus simples de ce mouvement et apprendre à les saisir, avant de pouvoir arriver à quelque résultat dans l'explication des formes supérieures et complexes. Ainsi, nous voyons que, dans le développement historique de la science de la nature, c'est la théorie du simple changement de lieu, la mécanique des corps célestes et des masses terrestres qui est élaborée la première; viennent ensuite la théorie du mouvement moléculaire, la physique, et aussitôt après, allant presque de pair avec elle et parfois la précédant, la science du mouvement des atomes, la chimie. C'est seulement après que ces diverses branches de la connaissance des formes du mouvement régnant dans la nature inanimée eurent atteint un haut degré de développement que l'explication des phénomènes de mouvement représentant le processus de la vie pouvait être entreprise avec succès. Elle progressa dans la mesure où la mécanique, la physique et la chimie progressaient. Ainsi, tandis que, en ce qui concerne le corps animal, la mécanique est, depuis assez longtemps déjà, capable de ramener de façon satisfaisante les effets des leviers osseux mis en mouvement par contraction des muscles à ses propres lois, valables aussi dans la nature inanimée, le fondement physicochimique des autres phénomènes de la vie en est encore presque à ses débuts 2. Si donc nous voulons étudier ici la nature du mouvement, nous sommes obligés de laisser de côté les formes de mouvement organiques. Aussi nous limiterons-nous par force, - étant donné l'état de la science, - aux formes de mouvement de la nature inanimée. 1 2 Tiré de la troisième liasse de manuscrits. Ce chapitre semble avoir été écrit en 1880 ou 1881. (O.G.I.Z., Obs.) Depuis, la nat...

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