LA CRITIQUE UNIVERSELLE AU XVIIIe siècle
Publié le 28/06/2011
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ASMODÉE s'était libéré, et maintenant on le trouvait partout. Il soulevait le toit des maisons, pour se renseigner sur les moeurs; il parcourait les rues, pour interroger les passants; il entrait dans les églises, pour s'enquérir du credo des fidèles : c'était même son passe-temps favori. Il ne s'exprimait plus avec la lourdeur passionnée, avec la cruauté triste de Pierre Bayle; il gambadait, il folâtrait, démon rieur. Le dix-septième siècle avait fini dans l'irrespect, le dix-huitième commença dans l'ironie. La vieille satire ne chôma point; Horace et Juvénal ressuscitèrent; mais le genre était débordé; les romans se faisaient satiriques, et les comédies, épigrammes, pamphlets, libelles, calottes, pullulaient ; ce n'étaient que pointes, que piques, que flèches ou que pavés : on s'en donnait à coeur joie. Et quand les écrivains ne suffisaient pas à la besogne, les caricaturistes venaient à leur aide.
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est ingénu; parce que, n'ayant rien appris, il n'a point de préjugés; parce que son entendement, n'ayant point étécourbé par l'erreur, est demeuré dans sa rectitude; parce qu'après Usbek, Rica, Rhédi, Lun Chi Altangi, il prétend,pour la première fois, voir les choses comme elles sont.
— Le Huron se civilise, entre dans les armées du roi, devientphilosophe et guerrier intrépide, perdant du coup son intérêt.
L'Espagne se demandait quel étranger elle pouvait biensusciter encore; elle choisit un Africain.
Gazel Ben Aly, Marocain, étudia Madrid et les provinces, et décrivit à BenBelly, dans une série de lettres, les moeurs de l'Espagne, en même temps qu'il marquait les causes de sa grandeur etde sa décadence, et qu'il indiquait les remèdes qui déjà commençaient à la guérir.
Ce furent, dans la dernière partiedu siècle, les Cartas Marruecas, par José Cadalso.
— Il y a eu, entre chacun de ces seigneurs et comme pourremplir les intervalles, des figurants bariolés, des Turcs, des Chinois, des Sauvages dépaysés, des Péruviens, desSiamois, des Iroquois, des Indiens, qui menèrent joyeusement leur carnaval critique.Enfin — troisième procédé -- d'autres voyageurs, des voyageurs imaginaires qui n'avaient jamais quitté leur logis,découvrirent des pays merveilleux qui faisaient honte à l'Europe.
C'étaient l'Empire du Cantahar, ou l'Ile des Femmesmilitaires, ou la nation du centre de l'Afrique dont les habitants étaient aussi anciens, aussi nombreux, aussi civilisésque les Chinois, ou la ville des Philadelphes, ou la république des Philosophes Agoiens : on ne se lassait pas decélébrer les vertus de ces inexistants, tous logiques, tous heureux.
On réimprimait les vieilles Utopies : DomingoGonsales ressuscitait, pour s'élancer jusqu'à la lune.
On en écrivait de nouvelles; Nicolas Klimius pénétrait dans lemonde souterrain, où il rencontrait le royaume des Potuans, éclairés et sages ; la terre des Pies ; la terre glaciale,dont les habitants fondent quand ils sont frappés par un rayon de soleil ; sans compter les Acéphales, qui parlent aumoyen d'une bouche qui se trouve au milieu de l'estomac; et les Bostankis, qui ont le coeur placé dans la cuissedroite.
Délires d'imagination, qui ne faisaient pas oublier le dessein principal : montrer combien la vie était absurde,en Angleterre, en Allemagne, en France, dans les Provinces Unies, et généralement dans tous pays prétenduscivilisés; combien elle pourrait devenir belle si elle se décidait enfin à obéir aux lois de la raison.A partir de 1726 se faisait sentir, sur ces multiples Utopies, l'influence du maître du genre, Jonathan Swift.
Commeles enfants se sont emparés des Voyages de Gulliver pour en faire un de leurs jouets favoris, nous avons peine àvoir encore leur portée redoutable.Swift, pourtant, prend en main la créature humaine; il la réduit à des proportions minuscules; il l'agrandit jusqu'à luiprêter des proportions gigantesques; il la transporte dans des pays où toutes les formes normales de notre vie sontbouleversées; il ne se contente pas de nous donner la plus grande leçon de relativité que nous ayons jamais reçue;avec une fièvre mauvaise, d'un mouvement qui devient dévastateur, il attaque tout ce que nous avions appris àcroire, à respecter, ou à aimer.
Les hommes d'État ? Des ignorants, des imbéciles, des vaniteux, des criminels; lesrois donnent les décorations, les rubans bleus, noirs ou rouges, à ceux qui savent le mieux sauter à la corde; lespartis s'entre-tuent pour savoir s'il convient de couper les oeufs à la coque par le gros bout ou par le petit bout.
Lessavants ? Des fous : à l'Académie de Lagrado, celui-ci travaille à extraire le soleil des concombres et à l'enfermerdans des fioles, pour l'hiver; celui-là bâtit des maisons en commençant par le toit; l'un, qui est aveugle, fabrique descouleurs; l'autre veut remplacer la soie par des fils d'araignée.
Les philosophes ? Des cervelles folles qui fonctionnentà vide; il n'y a rien d'absurde ou d'extravagant qui n'ait été soutenu par l'un d'entre eux.
Au royaume de Luggnagg,Gulliver rencontre des immortels, qui s'appellent Straldbruggs : affreuse et dégoûtante immortalité! Dans certainesfamilles naissent des enfants marqués au front d'une tache, prédestinés à vivre toujours.
Dès trente ans, ilsdeviennent mélancoliques; à quatre-vingts ans, ils sont accablés de toutes les misères des vieillards, et torturés enoutre par la conscience de la caducité qui les attend; à quatre-vingt-dix ans, ils sont sans dents et sans cheveux,ils ont perdu le goût des aliments, perdu la mémoire; à deux cents ans, à cinq cents ans, débris méprisés et honnis,horribles à voir, plus effrayants que des spectres, ils sont sans recours et sans espoir.
— Enfin Swift nous rendodieuse notre existence même.
Au pays des chevaux vivent dans l'esclavage des bêtes puantes, qu'on appelle desYahous.
Les Yahous ont de longs cheveux qui leur tombent sur le visage et sur le cou; leur poitrine, leur dos et leurspattes de devant sont couvertes d'un poil épais; ils portent de la barbe au menton, comme les boucs.
Ils peuventse coucher, s'asseoir, ou se tenir debout sur leurs pattes de derrière; ils courent, bondissent, grimpent aux arbresen se servant de leurs griffes.
Les femelles sont un peu plus petites que les mâles; leurs mamelles pendent entreleurs deux pattes de devant, et quelquefois touchent la terre.
Ces Yahous répugnants, ce sont les hommes...Quand on a fini la lecture des Voyages de Gulliver on est tenté d'en changer le titre et de leur donner celui d'un livreappartenant à la bibliothèque de Glumdalclitch, la jeune géante de Brobdingnag : Traité de la faiblesse du genrehumain.Aussi les fils de Gulliver, fils légitimes et portant son nom, ou fils bâtards, prolifèreront-ils au point de former encoreune tribu critique, celle des aigris, des inadaptés, ou seulement des rêveurs.
Ils montreront au siècle, dans lesdéserts transformés en jardins, dans les îles où se cache l'Eldorado, sur la côte de Groenkaof, dans l'archipel deMangahour qu'aucune carte n'indique, une humanité qui a su trouver des constitutions meilleures, des religions pluspures, la liberté, l'égalité et le bonheur.
Pourquoi, quand nous pourrions nous procurer tous ces biens, continuons-nous à nous traîner dans notre misère ? A cause de nos vices; et nos vices ne viennent que de notre longue erreur.C'est bien la critique universelle; elle s'exerce dans tous les domaines, littérature, morale, politique, philosophie; elleest l'âme de cet âge querelleur; je ne vois aucune époque cù elle ait eu des représentants plus illustres, où elle sesoit plus généralement exercée, où elle ait été plus acide, avec ses airs de gaîté.Pourtant, elle ne demande pas une transformation radicale de notre être; elle ne s'attaque pas à l'égoïsme éternelque les moralistes du XVIIe siècle avaient dénoncé; elle ne demande pas que nous changions notre nature pourdevenir des saints, pour devenir des dieux.
Il y a deux tendances mêlées dans la psychologie de ces réclamants,l'une de colère et l'autre d'espoir.
Même Jonathan Swift, si sombre, ne laisse pas de nous faire entrevoir un peud'azur au milieu des nuages de notre ciel.
Il déclare qu'il déteste l'animal qu'on appelle l'homme et que ses voyagessont échafaudés sur cette grande construction de misanthropie.
Mais il lui arrive aussi, tout d'un coup, de tenir despropos moins décourageants : à supposer que la parcelle de raison qui est inexplicablement mise en nous sedéveloppât; que la politique se réduisît au sens commun et à la prompte expédition des affaires; que quelqu'un fûtcapable de faire croître deux épis, ou seulement deux brins d'herbe, sur un morceau de terre où auparavant il n'y en.
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- BAYLE, Pierre (1647-1706) Ecrivain, il est l'auteur d'un Dictionnaire historique et critique, dont l'esprit critique annonce la pensée philosophique du XVIIIe siècle.
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