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La rencontre avec Mme de Warens - Confessions de ROUSSEAU

Publié le 02/10/2010

Extrait du document

rousseau

 

«Je ne trouvai point Mme de Warens ; on me dit qu'elle venait de sortir pour aller à l'église. C'était le jour des Rameaux de l'année 1728. Je cours pour la suivre : je la vois, je l'atteins, je lui parle... Je dois me souvenir du lieu ; je l'ai souvent depuis mouillé de mes larmes et couvert de mes baisers. Que ne puis-je entourer d'un balustre d'or cette heureuse place ! Que n'y puis-je attirer les hommages de toute la terre ! Quiconque aime à honorer les monuments du salut des hommes n'en devrait approcher qu'à genoux. C'était un passage derrière sa maison, entre un ruisseau à main droite qui la séparait du jardin, et le mur de la cour à gauche, conduisant par une fausse porte à l'église des Cordeliers. Prête à entrer dans cette porte, Mme de Warens se retourne à ma voix. Que devins-je à cette vue ! je m'étais figuré une vieille dévote bien rechignée : la bonne dame de M. de Pontverre ne pouvait être autre chose à mon avis. Je vois un visage pétri de grâces, de beaux yeux bleus pleins de douceur, un teint éblouissant, le contour d'une gorge enchanteresse. Rien n'échappa au rapide coup d'oeil du jeune prosélyte, car je devins à l'instant le sien, sûr qu'une religion prêchée par de tels missionnaires ne pouvait manquer de mener en paradis. Elle prend en souriant la lettre que je lui présente d'une main tremblante, l'ouvre, jette un coup d'oeil sur celle de M. de Pontverre, revient à la mienne, qu'elle lit tout entière, et qu'elle eût relue encore si son laquais ne l'eût averti qu'il était temps de rentrer.«

Plan

I. Mise en scène du souvenir a. cadre spatio-temporel b. rythme II. L'émotion a. le temps aboli b. l'émotion physique III. Image de Mme de Warens a. tradition du portrait b. transfiguration 

 

rousseau

« II.

a.

Le vieil écrivain retrouve ici le moment fondateur de son être, la rencontre avec celle qui non seulement offriraau pauvre orphelin un foyer et la tendresse d'une mère, mais restera son seul et grand amour.

Raconter ce premierinstant de bonheur absolu ne peut se faire sans émotion.

L'intrusion du présent de narration dans ce récit au passéen est la marque la plus évidente : dès la troisième ligne, il s'impose avec quatre verbes successifs : «cours, vois,atteins, parle» qui font revivre la scène dans toute son intensité.

Le passé refait parfois surface, dans l'imparfait dela description du chemin, puis dans le plus-que-parfait «je m'étais figuré», ensuite dans le passé simple décrivant laflamme du prosélyte, et enfin dans le subjonctif passé final : les entorses à la concordance des temps sontnombreuses, le présent ressuscitant le passé.

Une fois l'être aimé disparu, il ne reste plus qu'un lieu qui devient, parune déformation fétichiste, objet de culte et de pèlerinage. II.

b.

La force de l'émotion se marque aussi par des «transports» au sens classique, c'est-à-dire des troublesphysiques.

Ils sont explicites dans la mention des tremblements de mains au moment de l'approche, dans les larmeset les baisers du souvenir.

Par le rythme lui-même, le texte mime le halètement de celui qui vient de courir et quireçoit une commotion, en particulier par l'asyndète : «je cours pour la suivre : je la vois, je l'atteins, je lui parle», etque l'on retrouve dans le passage de la lecture de la lettre.

Les exclamations sont des signes de l'émotion : ellesaccompagnent le regret rhétorique sur le culte dû à l'aimée et l'étonnement devant la beauté inattendue de la«dévote».

Le désordre du corps, vécu sur le moment puis dans le souvenir, reflète le trouble amoureux dans letexte. Le «je» de l'autobiographe se dédouble donc entre les deux Rousseau, celui de l'adolescence et celui de l'âge mûr.Le récit devient écrin pour un moment précieux entre tous ; comment la description de l'être aimé participe-t-elle àcette célébration ? III.

a.

La vision est le sens de prédilection de la découverte amoureuse, d'où le verbe voir : «je la vois», «quedevins-je à cette vue», «je vois un visage pétri de grâces», «rapide coup d'oeil du prosélyte».

Cet aspect de lascène de rencontre est typique des romans de l'époque.

Cependant, chez Rousseau, le sens visuel est d'autant plusexacerbé que la lettre dispense le garçon de s'exprimer, lui laissant le loisir de dévorer la dame des yeux.

De même,le portrait de la femme s'inscrit dans une tradition littéraire : la beauté des yeux, du teint, de la taille et de la«gorge», c'est-à-dire la poitrine, correspond à des stéréotypes bien connus des lecteurs.

La divinisation de l'êtreaimé est un autre aspect de cette tradition issue de la littérature courtoise qui place la femme sur un piédestal : onest aux Rameaux, temps de l'avènement du Christ Sauveur, et ce portrait hyperbolique la rapproche de la mère deJésus ; le terme de «grâces» peut alors se comprendre au sens spirituel, et pas seulement physique.

Les yeux bleusrappellent la couleur mariale, et le sourire parachève la ressemblance.

Cette perception idéalisante et sanctifiantede la femme-mère autorisera toutes les pudeurs et tous les refus de la chair, malgré la séduction physique. III.

b.

L'adoration prend pourtant des dimensions extraordinaires chez lui, au point de lui faire vouloir instaurer unculte particulier.

La digression au présent d'énonciation qui prive le lecteur des détails sur la rencontre montre lafrénésie de l'adorateur à travers les exclamations et le propos implicitement impératif («quiconque aime à (...) n'endevrait approcher qu'à genoux»).

Le rituel démonstratif dont il rêve frappe par son caractère d'exagération : ilfaudrait «un balustre d'or», une approche «à genoux»; il ne craint pas d'y convier la terre entière ; syndrome del'universel qui donne aussi au Préambule son tour si grandiloquent.

Ainsi, Mme de Warens, égérie du candidat à laconversion catholique, devient une déesse païenne qui peut lui accorder son «salut».

À l'inverse de la Béatrice deDante, dont la beauté conduisait vers la divinité, elle détourne l'amour sacré vers l'amour profane.

Rousseau n'estpas dupe d'une telle confusion, puisqu'il précise malicieusement qu'il était «sûr qu'une religion prêchée par de telsmissionnaires ne pouvait manquer de mener en paradis» : élevé dans la religion calviniste, il est pourtant prévenucontre les illusions de la chair ! Peut-être décoche-t-il aussi à cette occasion une petite flèche à la religioncatholique qui, depuis la Contre-Réforme, affiche son parti pris de la sensualité, dans la décoration des églises,comme chemin de la révélation. Rousseau signe ici une page inoubliable avec son art de la mise en scène, sa faculté à ressusciter l'émotion et satransfiguration de la femme aimée, qui dépasse des schémas préétablis.

Cette scène de rencontre est le réceptacled'un souvenir cher entre tous qui préfigure les fièvres romantiques.

Sa vision subjective ne nous dit rien sur lesvéritables sentiments de Mme de Warens.

C'est là la limite de l'autobiographie, qui ne peut parler que de son objet :le «moi» de l'auteur.

Stendhal, reprenant cette scène au début de son oeuvre, Le Rouge et le Noir, choisira un pointde vue omniscient afin de montrer les pensées et sentiments divergents des deux héros.

Dans Les Confessions, onassiste à une «cristallisation» amoureuse, au sens stendhalien, sur la scène fantasmée d'une conscience.

Comments'étonner que Les Rêveries du promeneur solitaire, l'ouvrage ultime, s'achèvent sur l'image de «Maman» ?. »

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