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La rencontre avec Mme de Warens Livre II, Folio (Gallimard), pp. 82-84 - Rousseau in Confessions

Publié le 02/08/2014

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rousseau

 

Jean-Jacques, qui a seize ans, vient de fuir Genève, sa ville natale (fin du livre I). Après un premier moment d'ivresse et d'exaltation (voir Texte 3), vagabond, affamé et influençable, il est recueilli par un curé savoyard, M. de Pontverre, qui le per¬suade de se convertir au catholicisme, et l'envoie à Annecy, chez Mme de Warens.

J'arrive enfin ; je vois Mine de Warens. Cette époque de ma vie a décidé de mon caractère; je ne puis me résoudre à la passer légèrement. J'étais au milieu de ma seizième année. Sans être ce qu'on appelle un beau garçon, j'étais bien pris dans ma petite taille ; j'avais un joli pied, la jambe fine, l'air

5 dégagé, la physionomie animée, la bouche mignonne, les sourcils et les che¬veux noirs, les yeux petits et même enfoncés, mais qui lançaient avec force le feu dont mon sang était embrasé. Malheureusement, je ne savais rien de tout cela, et de ma vie il ne m'est arrivé de songer à ma figure que lorsqu'il n'était plus temps d'en tirer parti. Ainsi j'avais avec la timidité de mon âge celle d'un

10 naturel très aimant, toujours troublé par la crainte de déplaire. D'ailleurs, quoique j'eusse l'esprit assez orné, n'ayant jamais vu le monde, je manquais totalement de manières, et nies connaissances, loin d'y suppléer, ne servaient qu'à m'intimider davantage, en me faisant sentir combien j'en manquais. Craignant donc que mon abord ne prévînt pas en ma faveur, je pris autre 

15 ment mes avantages, et je fis une belle lettre en style d'orateur, où, cousant des phrases des livres avec des locutions d'apprenti, je déployais toute mon éloquence pour capter la bienveillance de Mme de Warens. J'enfermai la lettre de M. de Pontverre dans la mienne, et je partis pour cette terrible audience. Je ne trouvai point Mme de Warens; on me dit qu'elle venait de sor¬tir pour aller à l'église. C'était le jour des Rameaux de l'année 1728. Je cours pour la suivre : je la vois, je l'atteins, je lui parle... je dois me souvenir du lieu ; je l'ai souvent depuis mouillé de mes larmes et couvert de mes baisers. Que ne puis-je entourer d'un balustre d'or cette heureuse place ! que n'y puis*, attirer les hommages de toute la terre! Quiconque aime à honorer les monu 

25 monts du salut des hommes n'en devrait approcher qu'à genoux.

C'était un passage derrière sa maison, entre un ruisseau à main droite qui la séparait du jardin, et le mur de la cour à gauche, conduisant par une fausse porte à l'église des cordeliers. Prête à entrer dans cette porte, Mme de Warens se retourne à ma voix. Que devins-je à cette vue Je m'étais figuré

no une vieille dévote bien rechignée : la bonne daine de M. de Pontverre ne pouvait être autre chose à mon avis. Je vois un visage pétri de grâces, de beaux yeux bleus pleins de douceur, un teint éblouissant, le contour d'une gorge enchanteresse. Rien n'échappa au rapide coup d'oeil du jeune prosé-lyte; car je devins à l'instant le sien, sûr qu'une religion prêchée par de tels

35 missionnaires ne pouvait manquer de mener en paradis. Elle prend en sou-riant la lettre que je lui présente d'une main tremblante, l'ouvre, jette un coup d'oeil sur celle de M. de Pontverre, revient à la mienne, qu'elle lit tour

cri

 

entière, et qu'elle eût relue encore si son laquais ne l'eût avertie qu'il était temps d'entrer. <41? mon enfant, me dit-elle d'un ton qui me fit tressaillir,

40 vous voilà courant le pays bien jeune; c'est dommage en vérité.« Puis, sans attendre ma réponse, elle ajouta: «Allez chez moi m'attendre ; dites qu'on vous donne à déjeuner; après la messe j'irai causer avec vous«.

CCOMMENTAIRE)

Enjeu: la surprise d'une rencontre, l'émotion de son souvenir

Ici paraît pour la première fois un personnage capital dans le récit des Confessions (livre II à VI) : Mme de Warens. Le récit donne à la rencontre l'éclat d'une découverte: il joue sur l'éblouissement de l'adolescent. Cependant l'écrivain Rousseau, narrateur de sa propre histoire, ne peut ignorer l'évolution de sa relation avec cette femme: il deviendra son amant (livres V et VI). Le récit introduit cette dimension rétrospective. Malgré son éloignement dans le temps (une quarantaine d'années), l'événement a laissé une trace sensible dans la mémoire. L'émotion est prête à resurgir.

P Un récit aux effets calculés

Le récit de la rencontre est fragmenté. Rousseau nous dit à plusieurs reprises qu'il voit Mme de Warens, sans nous la donner à voir: cela aiguise la curio¬sité du lecteur, et prépare la surprise face à la beauté de Mme de Warens.

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« entière, et qu'elle eùt relue encore si son laquais ne l'eùt averlie qu'il était ternps d'entrer.

«Eh! 1non enfant, me dit-elle d'un ton qui me fit tressaillir, 40 vous voilà couranl le pays bien jeune; c'est donunage en vérité.» Puis, sans attendre ma réponse, elle ajouta: «Allez chez n1oi rn'attendre; dites qu'on vous donne à déjeuner; après la n1esse j'irai causer avec vous».

(COMMENTAIRE) Enjeu: la surprise d'une rencontre, l'émotion de son souvenir Ici paraît pour la première fois un personnage capital dans le récit des (:onjessions (li\Te II à VI): Mme de \!Varens.

Le récit donne à la rencontre l'éclat d'une découverte: il joue sur l'éblouissement de l'adolescent.

Cependant l' écrivdin Rousseau, narrateur de sa propre histoire, ne peut ignorer l'évolution de sa relation avec cette femme: il deviendra son an1ant (li\Tes V et VI).

Le récit introduit cette din1ension rétrospective.

Malgré son éloignen1ent dans le temps (une quarantaine d'années), l'événe1nent a laissé une trace sensible dans la mémoire.

L'é1notion est prête à resurgir.

Un récit aux effets calculés Le récit de la rencontre est frag1nenté.

Rousseau nous dit à plusieurs reprises qu'il voit Mme de \!Varens, sans nous la donner à voir: cela aiguise la curio­ sité du lecteur, et prépare la surprise face à la beauté de Mme de \!Varens.

Une apparition retardée.

L.a première phrase est comme un résu1né: un but atteint, deux êtres, une rencontre; les fait~, rapportés au présent de nar­ ration, sont livrés brièvement, sans comn1entaires.

Le récit reprend (1.

14) avec un léger retour en arrière dans le temps (l'adolescent rédige une lettre pour se présenter) puis il enchaîne sur la rencontre.

La femme échappe encore («je ne trüUvai point 1\1rne de Warens»); l'adolescent part à sa poursuite.

Le récit, comme au début, revient au présent de narration (L 21), rnais il y a une plus grande proximité des deux êtres par le jeu des pronoms («je fa,,; «je l',,/ je lui»), et l'évolution inverse du volume de la phrase (L 1, progression ascendante: 4 + 7 ou 8 syllabes; ici, répartition inverse: 5 + 3 + 3) donne à celle-ci quelque chose de haletant, qui transcrit l'émoi de l'adolescent.

C~ependant l'objet de la vision reste invisible.

Après que le narrateur s'est attardé sur les circonstances de la rencontre (1.

22-29), le récit reprend au présent de narration («Mme de Warens se retourne à ma voix"• 1.

30) qui s'en­ chaîne logique1nent avec «je lui parle" (l.

21).

Enfin, la vision tant atten­ due, par l'adolescent et par le lecteur, se produit.. »

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