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Le tragique dans Manon Lescaut ?

Publié le 27/11/2009

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  • Citation à analyser : « Au tragique un peu guindé et hiératique du héros qui fait son malheur hors du monde en cinq actes, en vers " et sans bavures ", se substitue un tragique dans le monde, un tragique impur, plus souple et plus aéré. La réalité et la vie (...) en sont en quelque sorte rachetées, et le tragique, s'il est dilué, ne perd rien de sa force. « (Agrégation externe)

Si dans l'imaginaire populaire Manon Lescaut n'évoque plus qu'une idylle entre un « noble « et une « catin « selon les termes de Montesquieu, il reste que ce roman de Prévost est l'illustration d'une « tragédie [qui] ressemble à une comédie qui tourne mal «. Cela étant, car à première vue cette oeuvre ne se laisse pas emmurer par les cloisons de genres et de styles qui furent l'apanage du XVIIe siècle classique. Au contraire, de ce « tragique un peu hiératique et guindé du héros qui fait son malheur hors du monde « dans la langue versifiée et sublimée du classicisme, on passe à un tragique « dilué « qui tranche sur les conventions , et s'affranchit d'une part de tous codes prédéfinis et d'autre part libéré de tout lieu commun tel que l'inexorable mort du héros. De là, s'il est indéniable que «le « tragique hors du monde « a connu son âge d'or grâce à sa mise en scène de personnages quintessenciés dans un ailleurs lointain dans le respect "parfois guindé" des bienséances et des codes théâtraux, le tragique du roman se défait de ses règles strictes pour s'inscrire dans un espace-temps non seulement vraisemblable, mais de surcroît qui semble épouser la réalité. En outre, si la vie du héros pouvait être « rachetée « dans la pureté de sa mort, au contraire dans ce « tragique dans le monde «, le héros devra subir des tribulations indignes de la tragédie, la confrontation au danger de l'argent…Ainsi la volonté idéale de perfection se compromet au bénéfice du contingent. Cette compromission, l'ancrage de l'intrigue dans un cadre réaliste trahissent comme une dégradation du tragique, lequel si « souple « et « aéré « deviendrait « impur «. Toutefois, loin de précipiter le drame romanesque dans le médiocre, le tragique demeure tout aussi frappant et stimulant. Mais alors, comment expliquer que le roman de Prévost soit emblématique d'un tel retournement de la notion de tragique ?Si, en effet, Manon Lescaut s'apparente au genre tragique classique, le roman ne manque d'en transgresser les codes, et de suggérer jusqu'à son renouvellement : toute cette réflexion ne concourrait-elle pas à montrer que ce tragique original se présente comme rachat moral du fait narré et de l'oeuvre elle-même ?

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« tragique du héros se reflète surtout dans son langage.

A l'intérieur de la narration, Des Grieux s'exprime très souventdans un registre tragique : il s'exclame avec force d'hyperboles et d'itérations: « Perfide Manon ! Ah ! Perfide !Perfide ! » ; il multiplie les adieux déchirants ; les adjectifs tels que « funeste, cruel, affreux, mortel » ; il parle avecemphase : « adieu père barbare et dénaturé ».

Tout comme dans une tragédie classique, le héros existe à traversson langage : le drame, qui pourrait être, finalement, tout à fait silencieux, éclate dans les mots.

Le théâtre est,comme le rappelle Barthes , le lieu où la parole devient drame ; dans le roman, le langage est là comme tentative dedrame qui aboutit à l'échec.

Le langage du héros devient alors plainte désespérée contre le malheur, et lafatalité.Car Manon Lescaut est tragique surtout par le rôle remarquable de la Fatalité comme moteur même del'intrigue.

Les expressions qui font appel au Ciel, à la fatalité, à la destinée, sont en effet omniprésentes.

On parlede « l'ascendant de ma destinée… », du « Ciel », on se demande « Par quelle fatalité suis-je devenu sicriminel ? ».

Cette mise en cause de la fatalité, si elle semble être un prétexte confortable, caractérise cependant ledéchirement du personnage : chez Des Grieux, la conscience morale, le sens du devoir, l'aptitude au remords,l'horreur du mal se heurtent aux impulsions génératrices de violences et de crimes, aux entraînements mystérieuxcontraignant la volonté et sapant les derniers remparts moraux, sans jamais pour autant étouffer totalement laconnaissance du bien.

C'est dans cette coexistence « dyadique » d'une vérité impuissante et d'un destin ravageurque réside la dualité tragique du passionné.

Or, ces accents sont bien ceux des grandes figures tragiques dupaysage littéraire : la Médée d'Ovide condensée dans « video meliora proboque, deteriora sequor » trouve son échodans la plainte de Des Grieux, « s'il est vrai que les secours célestes sont à tous moments d'une force égale à celledes passions, qu'on m'explique donc par quel funeste ascendant on se trouve emporté (…) sans se trouvercapable de la moindre résistance ».

Ces références au ciel et au funeste dénotent la fatalité comme principeorganisateur de tout le roman ; c'est même un expédient narratif par excellence : la « fatalité » permet, en effet, unagencement serré des péripéties, qui semblent avoir ni cause, ni origine, et se déroulent les unes après les autres,s'enchaînant sur un tempo presque furieux.

Une phrase telle que « La Fortune me délivra d'un précipice que pour mefaire tomber dans un autre » justifie l'enchaînement de deux séquences narratives rapides.

Il est dit également : «C'est quelque chose d'admirable que la manière dont la Providence enchaîne les évènements ».Il est enfinintéressant de voir comment le romancier traite la mort (en somme, le poncif tragique par excellence) qui clôt leroman tragique.

Là où la tragédie, en vertu de la règle de bienséance, utilise l'hypotypose pour représenter la mort,le roman la met directement en scène, dans un passage qui, par son caractère saisissant, a été comparé à unescène tragique.

Le dépouillement des lieux, l'ampleur de l'espace, le désert, la solitude qui environnent lespersonnages, évoqueraient le dépouillement théâtral, l'abstraction d'une tragédie.

Le tableau de la mort de Manon «à la pointe du jour » serait un tenebroso racinien, selon le mot de Barthes. En refermant le livre le lecteur sera donc frappé au premier abord par le tragique d'intensité croissante, qui culminepar la mort de Manon.Toutefois, faire de Manon Lescaut la restitution romancée d'une tragédie de Racine seraitréduire le roman à ce seul aspect, en forcer certains traits à outrance, et oublier les éléments qui dépassent ledomaine du tragique, ou constituent même une transgression de ses règles.Cette transgression se voit déjà dans laconstruction de l'intrigue ; elle est perceptible dans la présence d'un certain réalisme ; elle devient enfin flagrante àla lecture les aspects humoristiques et parodiques du roman.La construction de l'intrigue du roman diffèreradicalement de celle d'une tragédie classique.

La tragédie classique se résout selon la règle des trois unités ; sonintrigue est linéaire, et se doit avancer d'une façon toujours égale et nécessaire, jusqu'à la crise finale.

L'intriguepeut même être simple, sans crime, ni sang, comme le rappelle Racine dans la préface à Bérénice.

L'intrigue deManon Lescaut bien au contraire, est complexe, construite autour d'une série de répétitions, de péripéties,d'évènements secondaires qui sont en quelque sorte contingents (on pourrait supprimer plusieurs péripéties sansaffecter le sens général de l'intrigue et son déroulement global)A la multiplication de scènes et d'actions qui brise laperfection d'une unité tragique, s'ajoute l'ancrage dans un monde réel.

Alors que la tragédie classique se dérouledans un espace et un temps aussi clos que lointains, Manon Lescaut se développe dans un cadre spatio-temporelproche du lecteur, qui contribue à la restitution d'un monde réel : ce sont Le Havre, Chaillot, Paris et ses lieuxcélèbres : l'Hôpital de la Salpêtrière, le quartier Saint Lazare, les Tuileries, l'Opéra…Le monde évoqué par desdétails qui tendent à recomposer une réalité concrète n'est pas le monde élevé et sublime des classiques.

Aucontraire, et comme le souligne le Dictionnaire du théâtre (Pavis) au fil de sa rubrique sur le « désamorçage dutragique », « la possibilité même du tragique est liée à l'ordre social ».

C'est pourquoi dans Manon Lescaut toute unepartie des évènements se déroule dans des auberges, des carrosses, des appartements loués, des cabanes, lieuxinintéressants et médiocres.

Cette succession de décors n'est pas sans rappeler que, selon Marx, « le personnagen'est pas une substance atemporelle mais le marqueur de certaines classes » ; et c'est bel et bien une sociétécorrompue, où délinquance et prostitution sont présentes que Prévost dépeint "Montesquieu comprendra d'ailleurs lesuccès comme découlant d'une intrigue tragique mettant en scène un « fripon » et une « catin »".

Le roman traiteaussi d'un monde obscur, de la répression, qui se déroule en partie dans des prisons et des hôpitaux.

Cette idéeoriginale du tragique dans le monde, en rupture avec le paradigme classique, découle de l'implication de l'homme,ainsi que nous le suggère encore une fois une maxime de Chamfort : « (…) dans la solitude on pense auxchoses, et (…) dans le monde, on est forcé de penser aux hommes et à leurs vices ».Et, comme dans lasociété réelle, s'il est une force qui, dans le roman, motive le drame, c'est celle de l'argent.

L'escalade dans ladébauche est provoquée par le besoin d'argent de Manon : la question est cruciale : chaque somme payée,empruntée, ou perdue, est spécifiée.

Immanquablement, le temps dramatique accélérant l'histoire, de surcroît meten exergue l'étroite relation du protagoniste à l'argent : temps et argent sont connexes, à tel point que c'estl'argent qui fait prendre conscience du temps.

Dans sa vingtième année, Des Grieux entre par exemple en droitd'exiger la part du bien de sa mère et il argue que « soixante mille francs peuvent [les] soutenir pendant dix ans ».Et contre toute attente, ce n'est pas la passion qui exige de l'argent, c'est l'existence même qui en réclame pourpermettre à la passion de s'accomplir ; telle est l'ironie du sort.

Si le temps est une valeur comptée en francs, alorson a affaire à un tragique impur.

Un héros tragique ne s'abaisserait en effet jamais à faire ses comptes ou à parler. »

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