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LOCKE: Il n'y a ni idées innées ni consentement universel

Publié le 22/02/2012

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Il n'y a pas d'opinion plus communément reçue que celle qui établit qu'il y a de certains principes, tant pour la spéculation que pour la pratique (car on en compte de ces deux sortes), de la vérité desquels tous les hommes conviennent généralement : d'où l'on infère qu'il faut que ces principes-là soient autant d'impressions que l'âme de l'homme reçoit avec l'existence, et qu'elle apporte au monde avec elle aussi nécessairement et aussi réellement qu'aucune de ses facultés naturelles. Je remarque d'abord que cet argument, tiré du consentement universel, est sujet à cet inconvénient que, quand le fait serait certain, je veux dire qu'il y aurait effectivement des vérités sur lesquelles tout le genre humain serait d'accord, ce consentement universel ne prouverait point que ces vérités fussent innées, si l'on pouvait montrer une autre voie par laquelle les hommes ont pu arriver à cette uniformité de sentiment sur les choses dont ils conviennent, ce qu'on peut fort bien faire si je ne me trompe. Mais, ce qui est encore pis, la raison qu'on tire du consentement universel pour faire voir qu'il y a des principes innés est, ce me semble, une preuve démonstrative qu'il n'y a point de semblable principe, parce qu'il n'y a effectivement aucun principe sur lequel tous les hommes s'accordent généralement. Et pour commencer par les notions spéculatives, voici deux de ces principes célèbres auxquels on donne, préférablement à tout autre, la qualité de principes innés : Tout ce qui est, est, et II est impossible qu'une chose soit et ne soit pas en même temps. Ces propositions ont passé si constamment pour des maximes universellement reçues qu'on trouvera sans doute fort étrange que qui que ce soit ose leur disputer ce titre. Cependant je prendrai la liberté de dire que tant s'en faut qu'on donne un consentement général à ces deux propositions qu'il y a une grande partie du genre humain à qui elles ne sont pas même connues. Car premièrement, il est clair que les enfants et les idiots n'ont pas la moindre idée de ces principes et qu'ils n'y pensent en aucune manière, ce qui suffit pour détruire ce consentement universel que toutes les vérités innées doivent produire nécessairement. Car de dire qu'il y a des vérités imprimées dans l'âme que l'âme n'aperçoit ou n'entend point, c'est, ce me semble, une espèce de contradiction, l'action d'imprimer ne pouvant marquer autre chose (supposé qu'elle signifie quelque chose de réel en cette rencontre) que faire apercevoir certaines vérités. Car imprimer quoi que ce soit dans l'âme, sans que l'âme l'aperçoive, c'est, à mon sens, une chose à peine intelligible. Si donc il y a de telles impressions dans l'âme des enfants et des idiots, il faut nécessairement que les enfants et les idiots aperçoivent ces impressions, qu'ils connaissent les vérités qui sont gravées dans leur esprit, et qu'ils y donnent leur consentement. Mais comme cela n'arrive pas, il est évident qu'il n'y a point de telles impressions. Or si ce ne sont pas des notions imprimées naturellement dans l'âme, comment peuvent-elles être innées? Et si elles y sont imprimées, comment peuvent-elles lui être inconnues? Dire qu'une notion est gravée dans l'âme, et soutenir en même temps que l'âme ne la connaît point, et qu'elle n'en a eu encore aucune connaissance, c'est faire de cette impression un pur néant.
locke

« la conclusion ne vaut pas; en confondant les deux plans, on a effectué un saut qui hypothèque par avance toute possibilité d'établir autrement (par la voie de l'expérience notamment) l'éventuelleconsistance du consentement universel (la voie par laquelle les hommes ont pu arriver à cette uniformité...) : si l'opinion du consentement universel, point d'appui pour l'argument de l'innéité, peut être reconnue comme le fruit d'une genèse, d'une acquisition, le prétendu argument se donne alors pour ce qu'il est, à savoir un présupposé, un préjugé, et non pas le résultat concluant d'un raisonnement bien mené. 3.

Mais, notons-le, cette première attaque fait encore une concession : elle laisse supposer qu'il pourrait y avoir un consentement universel sur certains principes, le seul point à débattre concernant le statut des vérités qui en sont l'objet (sont-elles innées? sont-elles acquises?). La seconde attaque est plus décisive (§ 4), puisqu'elle remet en question la possibilité même d'unquelconque consentement universel à propos des principes spéculatifs apparemment les plus indiscutables: le principe d'identité et le principe de contradiction (ceux-là mêmes qu'Aristote appelait « principes communs ») qui sont immédiatement opératoires à l'intérieur de toute pensée et de tout discours.

Lockeest d'ailleurs conscient de sa hardiesse (on trouvera sans doute fort étrange...), mais il n'hésite pasnéanmoins à prendre la liberté d'affirmer que lesdits principes échappent à une bonne partie du genrehumain. L'argument (§ 5) qui permet d'étayer cette radicale remise en cause du consentement universel sur lesgrands principes logiques se fonde sur le fait que les enfants et les simples d'esprit ignorent totalement ces principes.

L'expérience commune suffirait donc à récuser l'opinion d'un accord universel.

On pourraits'en tenir là et considérer le débat comme clos.

Mais, dans la suite du texte, Locke répond en réalité àune objection que l'on pourrait lui opposer : certaines vérités sont imprimées dans l'âme de chacun, maischacun n'est pas toujours en mesure d'en prendre clairement conscience.

On peut imaginer, par exemple,que tant que l'enfant n'aura pas atteint l'âge de raison, l'usage des principes spéculatifs ne sera pasrésolument à sa portée ; autrement dit, ces vérités sont en puissance dans son esprit (vérités...

--> ... que l'âme n'aperçoit point), elles n'y seront en acte que lorsque ses facultés intellectuelles se seront développées.

De même, on peut imaginer que le simple d'esprit possède en puissance (comme tout êtrehumain) les principes d'identité et de contradic tion, mais que des circonstances particulières (maladie, environnement culturel, etc.) l'empêchent, peut-être à tout jamais, de les actualiser pleinement(vérités...

—> ...

que l'âme n'entend point).

Dans le même esprit, certains auteurs considéraient, aumoment de la conquête du Nouveau Monde, que les principes de la loi morale étaient naturellementgravés dans l'âme des sauvages, mais que la spécificité de leur culture constituait un obstacle àl'actualisation de ces principes (le même argument, parallèle, de l'enfant et du simple d'esprit étaitd'ailleurs utilisé pour la circonstance). En réponse à cette objection, qui permet de maintenir conjointement la thèse de l'innéité des principes etl'affirmation du consentement universel en jouant sur les notions (d'origine aristotélicienne) de puissance etd'acte, Locke met en évidence une contradiction : si quelque chose est imprimée dans l'âme, on doit l'apercevoir ; et les enfants ainsi que les simples d'esprit ne peuvent faire exception à la règle; si toutefois ils yfont exception (ce qui est le cas), cela prouve seulement qu'il n'y a pas de vérités imprimées dans l'âme, doncpas d'idées innées.

On ne peut pas dire en même temps qu'une idée est imprimée dans l'âme et que l'âme ne la connaît pas encore (cas des enfants) ou ne peut pas la connaître (cas des simples d'esprit); si l'on soutientces deux affirmations simultanément, on réduit l'impression (au sens premier : le fait d'imprimer quelque chose)à un pur néant, ce qui, à l'évidence, détruit la thèse de l'innéité.

Les partisans de l'argument de la puissance etde l'acte (certains scolastiques et leurs héritiers) ne voient donc pas, selon Locke, que cet argument met enpéril la thèse qu'ils soutiennent par ailleurs et prétendent ainsi défendre. Pour bien saisir l'enjeu de l'attaque frontale menée par Locke contre le consentement universel et l'innéité desprincipes spéculatifs, on doit, en conclusion, souligner la différence entre la connaissance empirique et laconnaissance rationnelle : Locke est le premier à reconnaître qu'un enfant sait fort bien que sa nourrice n'estpas, comme il le dira plus loin, « le chat avec lequel il badine »; de même il ne confondra pas la moutarde avecle sucre, et aucun doute ne vient l'effleurer dans ces deux circonstances.

Mais ce que Locke refuse, c'estl'idée que l'enfant puisse avoir connaissance de ces distinctions en vertu du principe logique de contradiction et que ce soit la possession active de ce principe qui détermine le repérage des distinctions empiriques.

Ni lesenfants, ni les simples d'esprit ne détiennent ces maximes abstraites que l'on n'enseigne que dans les Écoles. 4.

Tout au long du livre I de l'Essai, Locke poursuivra pas à pas son entreprise critique vis-à-vis de la thèse de l'innéité des principes et des idées.

Le seul philosophe cité sera Herbert de Cherbury (1582-1648) dont lesouvrages mettent en avant, dans l'héritage stoïcien, les théories du consentement universel et des notionscommunes, cibles privilégiées de Locke.

Mais, par-delà Cherbury, on pourrait tout aussi bien considérer queLocke vise pêle-mêle l'école des Platoniciens de Cambridge (Ralph Cudworth en particulier, auteur du Vraisystème intellectuel de l'univers, 1678) et, derrière eux, Platon lui-même (la théorie de la réminiscence), lathéorie cartésienne des idées innées et même un certain héritage scolastique.

Peu importe ici.

L'essentielréside dans le fait que cet « empirisme métaphysique », pour reprendre le mot de Hegel, s'efforce de mettre aujour, au sein de toute une tradition rationaliste (au sens fort), un certain irrationalisme plus secret qui, enfondant les vérités de raison sur un instinct naturel dont un prétendu consentement naturel serait l'indice,. »

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