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MÉMOIRE, TEMPS, ÉTERNITÉ SELON MARCEL PROUST

Publié le 24/03/2015

Extrait du document

temps

Les arguments présentés par les psychologues contre l'exis­tence d'une mémoire affective (le souvenir ne découvre pas le passé affectif mais le recouvre de l'émotion présente) ne valent pas contre la mémoire proustienne. Pour l'auteur du Temps retrouvé les moments du passé ne nous sont pas rendus dans l'état où ils ont été vécus une première fois. Qu'est-ce que nous donne cette mémoire? « Rien de plus qu'un moment du passé ? Beaucoup plus peut-être ; quelque chose qui, commun à la fois au passé et au présent, est beaucoup plus essentiel qu'eux deux. « C'est l'essence métaphysique de la vie que Proust, grâce à la mémoire inconsciente et par une intuition plus plato­nicienne que bergsonienne retrouve et s'efforce de restituer par la magie de son art.

TEXTE

« ... Un maître d'hôtel... m'ayant apporté dans la bibliothèque où j'étais, pour m'éviter d'aller au buffet, un choix de petits fours, un verre d'orangeade, je m'essuyai la bouche avec la serviette qu'il m'avait donnée ; mais aussitôt comme le per­sonnage des Mille et une Nuits qui, sans le savoir accomplit précisément le rite qui fait apparaître, visible pour lui seul, un docile génie prêt à le transporter au loin, une... vision d'azur passa devant mes yeux... il était pur et salin, il se gonfla en mamelles bleuâtres ; l'impression fut si forte que le moment où je vivais me sembla être le moment actuel... Je croyais que le domestique venait d'ouvrir la fenêtre sur la plage et que tout m'invitait à descendre me promener le long de la digue à marée haute ; la serviette que j'avais prise pour m'essuyer la bouche avait précisément le genre de raideur et d'empesé de celle avec laquelle j'avais eu tant de peine à me sècher devant la fenêtre le premier jour de mon arrivée à Balbec, et maintenant elle déployait, réparti dans ses plis et dans ses cassures, le plumage d'un océan vert et bleu comme la queue d'un paon. Et je ne jouissais pas que de ces couleurs, mais de tout un instant de ma vie qui les soulevait... dont quelque sentiment de fatigue ou

de tristesse m'avait peut-être empêché de jouir à Balbec et qui maintenant, débarrassé de tout ce qu'il y a d'imparfait dans la perception extérieure, pur et désincarné, me gonflait d'allégresse... La cause de cette félicité, je la devinais en comparant entre elles ces diverses impressions bienheureuses et qui avaient entre elles ceci de commun que je les éprouvais à la fois dans le moment actuel et dans un moment éloigné où le bruit de la cuiller sur l'assiette, l'inégalité des dalles, le goût de la madeleine allaient jusqu'à faire empiéter le passé sur le présent, à me faire hésiter à savoir dans lequel des deux je me trouvais. Au vrai l'être qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce qu'elle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu'elle avait d'extra-temporel, un être qui n'apparaissait que quand par une de ces identités entre le présent et le passé il pouvait se trouver dans le seul milieu où il pût vivre, jouir de

l'essence des choses, c'est-à-dire en dehors du temps... Cet être-là ne s'était jamais manifesté qu'en dehors de l'action, de la jouissance immédiate, chaque fois que le miracle d'une analogie

m'avait fait échapper au présent. Seul il avait le pouvoir de me faire retrouver les jours anciens, le Temps Perdu, devant quoi les efforts de ma mémoire et de mon intelligence échouaient toujours... «

 

(Marcel Proust, Le temps retrouvé, Gallimard, t. II, p. 7... 14 passim.)

temps

« ..

de tristesse m'avait peut-être empêché de jouir à Balbec et qui maintenant, débarrassé de tout ce qu'il y a d'imparfait dans la perception extérieure, pur et désincarné, me gonflait d'allégresse ...

La cause de cette félicité, je la devinais en comparant entre elles ces diverses impressions bienheureuses et qui avaient entre elles ceci de commun que je les éprouvais à la fois dans le moment actuel et dans un moment éloigné où le bruit de la cuiller sur l'assiette, l'inégalité des dalles, le goût de la madeleine allaient jusqu'à faire empiéter le passé sur le présent, à me faire hésiter à savoir dans lequel des deux je me trouvais.

Au vrai l'être qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce qu'elle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu'elle avait d'extra-temporel, un être qui n'apparaissait que quand par une de ces identités entre le présent et le passé il pouvait se trouver dans le seul milieu où il pût vivre, jouir de l'essence des choses, c'est-à-dire en dehors du temps ...

Cet être­ là ne s'était jamais manifesté qu'en dehors de l'action, de la jouissance immédiate, chaque fois que le miracle d'une analogie m'avait fait échapper au présent.

Seul il avait le pouvoir de me faire retrouver les jours anciens, le Temps Perdu, devant quoi les efforts de ma mémoire et de mon intelligence échouaient toujours ...

" COMMENTAIRE a) Présentation du texte (Marcel Proust, Le temps retrouvé, Gallimard, t.

II, p.

7 ...

14 passim.) Marcel Proust, en entrant dans l'hôtel des Guermantes, a buté contre des pavés inégaux et ressent aussitôt un bonheur énig­ matique.

Il se revoit à Venise et reconnaît la sensation qu'il avait « ressentie jadis sur deux dalles inégales du baptistère de Saint­ Marc ».

Conduit par un domestique dans la bibliothèque, il entend ce dernier « cogner une cuiller contre une assiette ».

Le même genre de félicité l'envahit et cette fois c'est le souvenir d'un voyage qui revient, avec le bruit du marteau d'un cheminot contre une roue du train ...

Dans notre texte c'est le contact avec une serviette qui évoque le même bonheur avec un autre sou­ venir encore.

Le « narrateur » fait donc ici, en peu de temps, 57. »

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