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Penser l'incalculable

Publié le 05/01/2020

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Penser l'incalculable

J.-T. DESANTI (né en 1914)

 

Les nombres « irrationnels » (comme par exemple -/2) sont des grandeurs qu'on ne peut pas exprimer sous la forme d'un rapport (ou raison, ou logos) entre deux nombres entiers, c'est-à-dire sous la forme d'un nombre « rationnel ». C'est le cas de la diagonale du carré, « incommensurable » avec le côté du carré. Naufrage de la raison mathématique ?

 

Si l’on en croit le premier scolie du livre X des Eléments d’Euclide, [...] le pythagoricien qui avait, le premier, divulgué l’irrationnalité de 71 aurait péri dans un naufrage : « Les auteurs de la légende ont voulu parler par allégorie. Ils ont voulu dire que tout ce qui est irrationnel et privé de forme doit demeurer caché. Que si quelque âme veut pénétrer dans cette région secrète et la laisser ouverte, alors elle est entraînée dans la mer du devenir et noyée dans l’incessant mouvement de ses courants ». La découverte de 72 avait donc paru livrer accès à l’univers redoutable de la démesure, à un domaine difficile à penser, irréductible aux normes habituelles du calcul et du discours bien réglé.

 

Alogon, le mot grec qui désigne la notion d’« irrationnelle », peut en effet s’entendre en deux sens. En un sens restreint logos signifie « proportion », « rapport calculable ». Alogon désignerait alors la catégorie des grandeurs qui ne comportent pas de commune mesure : assymetra mégéthé. En un autre sens, plus général, logos veut dire « raison » (cf. logon didonai : « rendre compte »). Alogon signifierait alors : « dont on ne peut rendre compte », « dont l’existence met en danger les normes propres à assurer la cohérence du discours ».

 

L’examen du raisonnement attribué aux pythagoriciens montre qu’à l’origine du moins ces deux sens furent ressentis comme liés l’un à l’autre.

 

Soit AC la diagonale d’un carré ; et supposons la commensu-rable avec le côté AB. Soit a/b le rapport AC/AB et supposons la fraction a/b réduite à sa plus simple expression : les entiers a et b doivent être premiers entre eux. Le théorème de Pythagore nous conduit à écrire a2 = 2b2 ; a est donc un nombre pair [puisque tout nombre carré pair est le carré d’un nombre pair]. Dès lors, si a et b sont premiers entre eux, b doit être nécessairement impair [autrement, il aurait 2 comme diviseur commun avec a]. D’autre part, la parité de a nous conduit à écrire a = 2c, c’est-à-dire a2 = 4c2 = 2b2. D’où b2 = 2 2, ce qui entraîne la parité de b. Ainsi, l’hypothèse (a/b irréductible) entraîne une contradiction : b doit être à la fois pair et impair. La situation ainsi créée est intolérable. Ou bien le rapport a/b est « pensable », et dans ce cas il est alogon « incalculable »... Ou bien on pose que le rapport a/b doit être calculable, mais dans ce cas, il est alogon « impensable » : la fraction a/b comporte un dénominateur absurde ; il est à la fois pair et impair; le principe du tiers exclu est en défaut. Penser l’incalculable ? Calculer l’impensable ? Quelle est la voie ?

 

J.-T. Desanti, « Une crise de développement exemplaire “ La découverte \"des nombres irrationnels » in Logique et connaissance scientifique, ss la dir. de J. Piaget, © Gallimard 1967, pp.441-444.

« fraction alb réduite à sa plus simple expression : les entiers a et b doivent être premiers entre eux.

Le théorème de Pythagore nous conduit à écrire a' = 2b2; a est donc un nombre pair [puisque tout nombre carré pair est le carré d'un nombre pair].

Dès lors, si a et b sont premiers entre eux, b doit être nécessairement impair [autrement, il aurait 2 comme diviseur commun avec a].

D'autre part, la parité de a nous conduit à écrire a= Zc, c'est-à-dire a2 = 4c2 = 2b2• D'où b2 = 2 2, ce qui entraîne la parité de b.

Ainsi, l'hypothèse (alb irréductible) entraîne une contradiction: b doit être à la fois pair et impair.

La situation ainsi créée est intolérable.

Ou bien le rapport alb est «pensable », et dans ce cas il est alogon «incalculable» ...

Ou bien on pose que le rapport a!b doit être calculable, mais dans ce cas, il est alogon « impensable » : la • fraction a/b comporte un dénominateur absurde ; il est à la fois pair et.impair; le principe du tiers exclu est en défaut.

Penser l'incalculable? Calculer l'impensable? Quelle est la voie? J.-T.

DESANTI,« Une crise de développement exemplaire " "La découverte "des nombres irrationnels» in Logique et connaissance scientifique, ss la dir.

de J.

Piaget, ©Gallimard 1967, pp.441-444.

POUR MIEUX COMPRENDRE LE TEXTE Ce texte reconstitue le raisonnement par lequel les pythagoriciens démontraient l'irrationalité de la diagonale du carré.

C'est un raisonnement par l'absurde: l'hypothèse dans laquelle la diagonale est commensurable au côté, qu'il y a donc entre eux un rapport (logos, ratio) exprimable sous la forme d'une fraction.de nombres premiers entre eux, aboutit à une contradiction.

·On sait que les pythagoriciens (V8-IVe siècle av.

J.-C.) considéraient les nombres comme les constituants réels de l'univers entier, et attachaient à certains d'entre eux une signification mystique.

La décade (le nombre 10), par exemple, était fétichisée sous le nom de tétractys et vénérée pour ses vertus cosmiques récapitulatives (10 = 1 +2+3+4).

Quelle que soit sa part de folklore ou d'exagération, une telle conception privilégie la contempla­ tion statique des rapports numériques sur la manipulation novatrice.

Le nombre est conçu comme un élément ultime. »

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