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Rousseau contre Molière (Lettre à d'Alembert)

Publié le 02/04/2011

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1er § Vous ne sauriez me nier deux choses : l'une, qu'Alceste, dans cette pièce, est un homme droit, sincère, estimable, un véritable homme de bien; l'autre, que l'auteur lui donne un personnage ridicule. C'en est assez, ce me semble, pour rendre Molière inexcusable. On pourrait dire qu'il a joué dans Alceste, non la vertu, mais un véritable défaut, qui est la haine des hommes. A cela je réponds qu'il n'est pas vrai qu'il ait donné cette haine à son personnage : il ne faut pas que ce nom de misanthrope en impose, comme si celui qui le porte était ennemi du genre humain. Une pareille haine ne serait pas un défaut, mais une dépravation de la nature et le plus grand de tous les vices. Le vrai misanthrope est un monstre. S'il pouvait exister, il ne ferait pas rire, il ferait horreur. Vous pouvez avoir vu à la Comédie Italienne une pièce intitulée La Vie est un songe. Si vous vous rappelez le héros de cette pièce, voilà le vrai misanthrope. 2e § Qu'est-ce donc que le misanthrope de Molière? Un homme de bien qui déteste les mœurs de son siècle et la méchanceté de ses contemporains ; qui, précisément parce qu'il aime ses semblables, hait en eux les maux qu'ils se font réciproquement et les vices dont ces maux sont l'ouvrage. S'il était moins touché des erreurs de l'humanité, moins indigné des iniquités qu'il voit, serait-il plus humain lui-même? Autant vaudrait soutenir qu'un tendre père aime mieux les enfants d'autrui que les siens, parce qu'il s'irrite des fautes de ceux-ci, et ne dit jamais rien aux autres.

3e § Ces sentiments du misanthrope sont parfaitement développés dans son rôle. Il dit, je l'avoue, qu'il a conçu une haine effroyable contre le genre humain. Mais en quelle occasion le dit-il ? Quand, outré d'avoir vu son ami trahir lâchement son sentiment et tromper l'homme qui le lui demande, il s'en voit encore plaisanter lui-même au plus fort de sa colère. Il est naturel que cette colère dégénère en emportement et lui fasse dire alors plus qu'il ne pense de sang-froid. D'ailleurs la raison qu'il rend de cette haine universelle en justifie pleinement la cause : Les uns parce qu'ils sont méchants... Et les autres, pour être aux méchants complaisants. 4e § Ce n'est donc pas des hommes qu'il est ennemi, mais de la méchanceté des uns et du support que cette méchanceté trouve dans les autres. S'il n'y avait ni fripons ni flatteurs, il aimerait tout le genre humain. Il n'y a pas un homme de bien qui ne soit misanthrope en ce sens; ou plutôt les vrais misanthropes sont ceux qui ne pensent pas ainsi; car, au fond, je ne connais point de plus grand ennemi des hommes que l'ami de tout le monde, qui, toujours charmé de tout, encourage incessamment les méchants, et flatte, par sa coupable complaisance, les vices d'où naissent tous les désordres de la société.

Après avoir exposé, au début de la Lettre à d'Alembert, les raisons théoriques qui s'opposent à une influence heureuse du théâtre sur les mœurs du public, Rousseau passe à la pratique et aux exemples. La comédie lui paraît plus dangereuse encore que la tragédie parce que plus proche de nous; parmi toutes les comédies, il choisit le Misanthrope de Molière. Il déclare en effet : Puisqu'elle est sans contredit de toutes les comédies de Molière celle qui contient la meilleure et la plus saine morale, sur celle-là jugeons les autres. Ce raisonnement, d'ailleurs discutable, donne le climat du passage que nous avons à commenter.

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« note, deux vers de Molière), il le dit dans une crise de colère qui ne préjuge en rien de ses véritables sentiments. Il y a, comme toujours, des vérités dans ce développement.

Il est juste de dire qu'Alceste n'est pas un véritablemisanthrope (on a souvent remarqué que le sous-titre de la pièce L'atrabilaire amoureux lui convenait mieux); il estvrai qu'Alceste déteste les mœurs de son siècle (voir son attitude dans le salon de Célimène, vers 651,et sa riposteà Arsinoé, vers 1081); il est non moins exact qu'il est lui même en état de crise, car Molière, comme tous lesclassiques, étudie les sentiments au moment où ceux-ci sont portés à leur paroxysme. Mais ce que Rousseau n'a pas vu, ou pas voulu voir, c'est qu'Alceste déteste les mœurs de son siècle, pour desraisons d'ordre personnel, un peu égoïstes : il est amoureux de Célimène et il hait tous ceux qui, comme Oronte,Acaste, ou Clitandre, lui font la cour; d'autre part, il semble indigné beaucoup plus des iniquités qu'il subit que decelles qu'il voit; il vient de perdre un procès, sa sincérité envers Oronte lui attire dès le début de la pièce unenouvelle affaire.

Enfin, s'il déclare qu'il hait tout le genre humain, c'est parce qu'il a la manie, comme beau-55 coupde jeunes gens, de généraliser à l'extrême et de tirer de ses aventures personnelles (voir le Misanthrope etl'Auvergnat de Labiche) des conclusions en disproportion avec ce qui lui arrive. III.

Une arrière-pensée de défense personnelle. Rousseau n'a jamais caché son admiration pour Molière.

Ce texte même le laisse entrevoir (Ces sentiments sontparfaitement développés...

il est naturel que...).

S'il reproche à Molière d'avoir rendu Alceste ridicule, c'est doncplutôt pour des raisons d'ordre personnel qu'on a souvent mises en évidence.

Il compose en effet la Lettre àd'Alembert dans l'été de 1757, à l'époque où il se brouille avec Grimm et Madame d'Epinay.

Il vient de quitterl'Ermitage pour s'installer à Montmorency, où il écrit sans livre et à la hâte d'où son erreur dans la citation.

On letraite d'« ours », on lui reproche sa conduite un peu brutale et c'est à sa propre vie que pense Rousseau, quand ilparle des rapports d'Alceste avec le monde.

Défendre Alceste, c'est se défendre lui-même, attaquer Philinte, l'« amide tout le monde », c'est lancer un coup de griffe à Grimm qui l'a desservi auprès de tous.

Rousseau le fait d'autantplus volontiers que la plupart des moralistes du XVIIIe siècle (Toussaint et Duclos en particulier) ont constammentfait l'éloge de l'homme du monde.

Sur ce point, comme sur tant d'autres, le siècle de Voltaire et du Mondaincontinue la tradition du Grand Siècle.

Au prix de quelques affirmations un peu trop catégoriques, que Marmonteln'aura pas de peine à réfuter dans son Apologie du Théâtre, Rousseau trouve donc l'occasion d'être une fois de plusoriginal et d'illustrer une de ses plus chères maximes : J'aime mieux être un homme à paradoxes qu'un homme àpréjugés.. »

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