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Rousseau, plantes et botanique !

Publié le 21/05/2010

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Les plantes semblent avoir été semées avec profusion sur la terre, comme les étoiles dans le ciel, pour inviter l'homme, par l'attrait du plaisir et de la curiosité, à l'étude de la nature; mais les astres sont placés loin de nous; il faut des connaissances préliminaires, des instruments, des machines, de bien longues échelles, pour les atteindre et les rapprocher à notre portée. Les plantes y sont naturellement. Elles naissent sous nos pieds, et dans nos mains, pour ainsi dire, et si la petitesse de leurs parties essentielles les dérobe quelquefois à la simple vue, les instruments qui les y rendent sont d'un beaucoup plus facile usage que ceux de l'astronomie. La botanique est l'étude d'un oisif et paresseux solitaire : une pointe et une loupe sont tout l'appareil dont il a besoin pour les observer. Il se promène, erre librement d'un objet à l'autre; il fait la revue de chaque fleur avec intérêt et curiosité, et sitôt qu'il commence à saisir les lois de leur structure, il goûte à les observer un plaisir sans peine aussi vif que s'il lui en coûtait beaucoup. Il y a dans cette oiseuse occupation un charme qu'on ne sent que dans le plein calme des passions mais qui suffit seul alors pour rendre la vie heureuse et douce. J.-J. ROUSSEAU, Rêveries du promeneur solitaire.

A la fin de sa vie, Rousseau cherche à donner l'impression de la sérénité retrouvée après de longs dérèglements et d'une paisible préparation à la mort, se présente « comme un navigateur entrant au port après avoir échappé au naufrage et s'abandonnant désormais, la tempête apaisée, au doux bercement des flots «. Il feint de croire que le temps de « penser assez profondément « est pour lui passé et ne veut plus que s'adonner à la rêverie et à la botanique.  Des dix promenades qui constituent le dernier livre, inachevé, de Rousseau, les Rêveries du promeneur solitaire, la septième, entièrement consacrée à la botanique et à ses plaisirs est l'une des plus développées, montrant bien ainsi le lien qui existe entre ces deux occupations de l'écrivain dans ses derniers mois. Mais c'est aussi la rêverie après laquelle Rousseau s'arrête pour un temps d'écrire — il ne reprendra son ouvrage qu'au printemps suivant — car peu à peu, l'un des divertissements prend le pas sur l'autre, la botanique devenant la seule occupation pendant la belle saison et empêchant toute autre activité : « le recueil de mes longs rêves est à peine commencé, et déjà je sens qu'il touche à sa fin. Un autre amusement lui succède, m'absorbe, et m'ôte même le temps de rêver «. Ainsi commence cette septième promenade.

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« C'est précisément le cas de cette e oiseuse occupation » qu'est la botanique; cette expression mérite uneexplication : de nos jours, l'adjectif oiseux ne s'emploie plus qu'en parlant de choses inutiles ou sans intérêt; maisdans la langue classique qu'emploie Rousseau, oiseux avait bien plutôt le sens de paresseux, d'inactif et s'appliquaitfort bien à des personnes; on voit donc que c'est à dessein que Rousseau associe deux mots en quelque sortecontradictoires, soulignant par là le caractère éminemment particulier qu'a pour lui cette occupation.

En un mot, elleest pour lui, au même titre que la rêverie ou la composition musicale un délassement certes, mais aussi : undivertissement au sens fort et pascalien du mot dans la mesure où elle le détourne du sentiment malheureux d'êtrepersécuté; dans les Confessions, Rousseau appelle ces occupations des « suppléments » c'est-à-dire des illusionsdélibérément cultivées.La botanique est donc l'occupation simple et sereine d'un homme simple et serein : comme le dit notre texte : e ilerre librement d'un objet à l'autre », les choses se présentent à lui sans manifester de hiérarchie ou de contrainte.Ainsi la phrase décrivant les activités de l'écrivain se contente-t-elle de juxtaposer simplement les actions et lespropositions : « il se promène...

il erre...

il fait la revue...

il goûte ».

La langue elle-même de l'écrivain se faitsereine, mélodieuse : l'étude des sonorités dans la dernière phrase de notre texte le montrerait aisément, ou encoreles répétitions de mots qui créent à travers le texte un tissu de leitmotive et donnent une impression musicale : «intérêt et curiosité » (ligne 16) reprennent « plaisir et curiosité » (l.

3), « l'étude d'un oisif » (l.

12) annonce «oiseuse occupation » (l.

19). *** Mais on a vu que cette occupation particulière qu'est la botanique est surtout agréable à Rousseau en ce qu'ellefavorise « le plein calme des passions ».

A vrai dire elle ne suppose même pas tant un acte volontaire résultant d'undésir plus ou moins aigu qu'un simple consentement à l'appel de la nature.

Car plus encore que l'homme ne se tournevers la nature, c'est celle-ci qui l'invite, qui lui fait face comme un tout cosmique où l'infiniment grand et lointain («les étoiles dans le ciel...

les astres ») comme ce qui est le plus proche de nous (« les plantes...

semées avecprofusion sur la terre s) conduisent au même résultat : l'étude par l'homme de la nature.Si donc la nature possède une beauté intrinsèque (s les arbres, les arbrisseaux, les plantes sont la parure et levêtement de la terre », dit Rousseau un peu plus haut dans le même texte) cette beauté est avant tout destinée àl'homme, il est le partenaire indispensable pour que cette beauté soit enfin perçue, lui seul peut, face à un élémentde la nature, une fleur par exemple, « saisir les lois de [sa] structure » et e goûter à les observer un plaisir vif ».Kant, qui appréciait beaucoup l'oeuvre de Rousseau, s'en est sans doute quelque peu inspiré dans son esthétique oùseule la nature atteint au beau véritable, l'art n'étant jamais que de second rang', mais où seul l'homme est capablede percevoir cette beauté. Rousseau souligne ce dernier point en indiquant que les fleurs se confient à l'homme en quelque sorte:' « ellesnaissent sous nos pieds, et dans nos mains, pour ainsi dire », il est donc naturel que l'organisation végétale méritepour elle-même l'attention.

La puissance invitante de la nature est mise en valeur par des mots comme « charme »(1.

20) ou « attrait » (1.

3) qu'il ne faut pas prendre au sens affaibli qu'ils ont aujourd'hui mais au sens fort qu'ilsavaient encore à l'époque de Rousseau; un charme, c'est un sortilège, une puissance magique; l'attrait vers quelquechose, c'est le mouvement irraisonné qui nous y conduit.

On voit donc que si l'homme est bien libre d'accepter ou derefuser une telle invitation, c'est malgré tout la nature qui mène le jeu.Et c'est en quoi Rousseau n'est pas encore tout à fait, face à la nature, un homme moderne.

Goethe a dit un jour :« avec Voltaire c'est le monde ancien qui finit, avec Rousseau, c'est le monde nouveau qui commence »; sansdoute; mais Rousseau a encore un pied dans le monde ancien : le texte que nous étudions ne se termine pas surune vision de bonheur et de douceur comme on pourrait le croire en le lisant ici; après « vie heureuse et douce » laphrase n'est même pas terminée, et Rousseau, dans une seconde et très longue période envisage tout aussitôtl'absence de « vrai plaisir » qui accompagne la botanique « sitôt qu'on y mêle un motif d'intérêt ou de vanité ».

Maiscette attitude, c'est précisément celle de l'homme moderne pour qui la nature n'est plus une merveilleuse énigmequ'on ne peut qu'admirer; elle est devenue un objet à conquérir, une richesse à exploiter, un élément à dominer :l'homme n'attend plus l'invitation de la nature pour y répondre, il la somme de lui fournir ce qu'il exige, ce queréclame son « intérêt matériel ».

Le botaniste lui-même n'est plus de nos jours un amateur solitaire comme l'étaitRousseau, mais un chercheur parmi d'autres et qui apporte sa contribution à la vaste entreprise de la dominationtotale, par l'homme, de la nature.Rousseau, déjà, en perçoit les signes avant-coureurs.

Une page après le texte que nous étudions il relate comment,au fond d'un précipice et dans un endroit qu'il croyait encore inviolé par l'homme, il découvrit un jour unemanufacture de bas.

Mais un objet, dans son ambiguïté, offre comme un symbole de la position de Rousseau : sonherbier, ou plutôt ses herbiers, puisqu'il en confectionna de nombreux, depuis ceux conservés au musée Carnavaletou à Chaalis jusqu'au grand herbier en onze volumes in-quarto qui fut détruit à Berlin durant la Seconde Guerremondiale.

En un sens ces herbiers ne sont que des albums de souvenirs permettant, bien plus tard, de retrouver leplaisir des lieux qui leur ont donné naissance : « je n'ai qu'à ouvrir mon herbier, écrit Rousseau, et bientôt il m'ytransporte ».

Mais d'un autre côté ces herbiers appartiennent à la science moderne et organisatrice puisqu'ilssuivent la classification des plantes de Linné et qu'ainsi ils cherchent à trouver dans la nature un ordre, unemanifestation de la Raison au lieu de se contenter de la laisser simplement être dans sa beauté et sa diversité.On comprend alors mieux pourquoi la nature est déjà chez Rousseau objet de nostalgie plus encore que d'amour,pourquoi l'état de nature a irrémédiablement fui derrière nous.

Rousseau, plus que ses successeurs (Chateaubriandou Thoreau par exemple pour prendre deux écrivains très différents) en est conscient; peut-être est-ce pour celaqu'il flotte sur ces pages comme un léger parfum de tristesse.. »

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