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SPINOZA: Comment les philosophes et les hommes politiques conçoivent la nature humaine

Publié le 22/02/2012

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§ 1. Les philosophes conçoivent les affects qui se livrent bataille en nous comme des vices dans lesquels les hommes tombent par leur faute; c'est pourquoi ils ont accoutumé de les tourner en dérision, de les déplorer, de les réprimander, ou, quand ils veulent paraître plus vertueux, de les détester. Ils croient ainsi agir divinement et s'élever au faîte de la sagesse, prodiguant toute sorte de louanges à une nature humaine qui n'existe nulle part, et flétrissant par leurs discours celle qui existe réellement. Ils conçoivent les hommes, en effet, non tels qu'ils sont, mais tels qu'eux-mêmes voudraient qu'ils fussent : de là cette conséquence que la plupart, au lieu d'une Éthique, ont écrit une Satire, et n'ont jamais eu, en Politique, de vues qui puissent être mises en pratique, la Politique, telle qu'ils la conçoivent, devant être tenue pour une Chimère, ou comme convenant soit au pays d'Utopie, soit à l'âge d'or des poètes, c'est-à-dire là où nulle institution n'était nécessaire. Entre toutes les sciences, donc, qui ont une application, c'est la Politique où la théorie passe pour différer le plus de la pratique, et il n'est pas d'hommes qu'on juge moins propres à gouverner un État que les théoriciens, c'est-à-dire les philosophes. § 2. Pour les hommes politiques en revanche, on les croit plus occupés à tendre aux hommes des pièges qu'à les diriger pour le mieux, et on les juge rusés plutôt que sages. L'expérience en effet leur a enseigné qu'il y aura des vices aussi longtemps qu'il y aura des hommes; ils s'appliquent donc à prévenir la malice humaine, et cela par des moyens dont une longue expérience a fait connaître l'efficacité, et que des hommes mus par la crainte plutôt que guidés par la raison ont coutume d'appliquer; agissant en cela d'une façon qui paraît contraire à la religion, surtout aux théologiens : selon ces derniers en effet, le souverain devrait conduire les affaires publiques conformément aux règles morales que le particulier est tenu d'observer. Il n'est pas douteux cependant que les hommes politiques ne traitent dans leurs écrits de la Politique avec beaucoup plus de bonheur que les philosophes : ayant eu l'expérience pour maîtresse, ils n'ont rien enseigné en effet qui fût éloigné de la pratique. Traité politique, (1677) chapitre I, §§ 1-2. Traduction Ch. Appuhn (légèrement modifiée) in oeuvres, Tome IV, Paris, Garnier/Flammarion, p. 11-12.
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« b) Sans vouloir à toute force mettre des étiquettes sous les différents types suggérés par Spinoza, il n'est pasinterdit, en reprenant les différentes projections dont fait état la suite du paragraphe (Ils conçoivent...

...nécessaire), de mettre en place l'ébauche d'une table de correspondance : la Satire, en effet, est parexcellence le genre littéraire moral qui prétend attaquer, voire tourner en ridicule, les vices et les mœurs dutemps; la Satire entretient donc une relation directe avec la dérision (Ménippe, un philosophe cynique du Ille s. av.

J.-C., serait l'un des fondateurs du genre satirique); à l'opposé, l'Éthique qui, ainsi que le dit Spinoza, traitedes affects comme s'il s'agissait « de lignes, de surfaces et de solides », se veut au sens strict a-morale.

Dèsque les moralistes s'intéressent à la Politique, ils la conçoivent d'abord comme une Chimère, c'est-à-dire tout àla fois comme un animal fabuleux et comme un vain projet.

Ainsi s'effectue la première projection (négative) oùla chimère pourrait apparaître comme le corrélat de la dérision : une censure des affaires de la Cité au nom, parexemple, d'un nécessaire repli sur soi comme seule voie d'accès à la sagesse et à la vertu; dérision,provocation, invective font effectivement partie de l'arsenal de la tradition cynique depuis Diogène de Sinopedéclarant, du fond de son tonneau, n'appartenir à aucune Cité. En revanche, l'Utopie et l'âge d'or constituent des projections positives qui correspondent d'une part à lalamentation, d'autre part à la réprimande et à la détestation (autrement dit à l'attitude théologique, mais aussiau fanatisme de ceux qui veulent renchérir en matière de sainteté).

L'Utopie (il s'agit de l'Utopia de Thomas More - 1516, dont Spinoza possédait un exemplaire dans sa bibliothèque) est une projection dans un ailleurs dece qui n'est nulle part, l'investissement d'une nature humaine illusoire dans un espace autre; elle apparaît comme le corrélat de la lamentation dans la mesure où il s'agit de se détourner de ce monde-ci, corrompu etperverti, pour installer la « vraie » nature humaine dans un autre lieu, pur de toute contamination.

L'âge d'or,pour sa part, représente la projection de la nature idéale dans un autre temps, le temps d'avant l'histoire; on peut le considérer comme le corrélat de la réprimande dans la mesure où l'âge d'or est toujours rompu par unefaute qui entraîne un châtiment divin. Nous aurions ainsi une correspondance quasiment terme à terme entre le déni de la vraie nature humaine et lapromotion, en contrepartie, d'une nature humaine fictive qui ou bien entraînerait le mépris de la Politique, oubien conduirait à en projeter l'exercice dans un ailleurs ou un autrefois.

Dans tous les cas, Chimère, Utopie, âged'or sont le fruit de l'imagination et non de la raison.

c) La conclusion du paragraphe (Entre toutes les sciences...

les philosophes), en élargissant la perspective, apparaît résolument anti-platonicienne.

Ce qui est refusé, c'est l'idée du philosophe-roi 3 : le théoricien, sur la base des préjugés examinés, est inapte à gouverner la Cité.

Le problème politique n'estsans doute ni celui de l'innovation ni celui de la normalisation.

La question du pouvoir (politique) est plusprobablement celle de la compatibilité des puissances (individuelles). 3.

Le paragraphe 2 s'attache à la manière dont sont ordinairement perçus les hommes politiques : la ruse l'emporte sur la sagesse, l'art de la chasse prend la place d'une vocation gestionnaire; bref, ce qui vient sur ledevant de la scène, c'est la capture et non la protection.

Mais ce calcul repose sur un présupposé qui invoquel'autorité de l'expérience; Spinoza reprend ici à sa manière le précepte du réalisme en matière politique tel que l'énonce la maxime de Machiavel : il faut traiter les hommes comme des fripons.

Ce réalisme anthropologique,qui tranche sur l'irréalisme des théoriciens, marque toutefois un point : chez les théoriciens, la projection de lasanction morale accompagne la négation du réel; en revanche, le réalisme des hommes politiques s'inspire del'expérience au sens large, du constat; il implique une action préventive (prévenir la malice humaine) qui déjouepar avance toute sanction morale; l'homme politique est « réaliste » parce qu'il travaille sur l'immanence desaffects, dont il prend acte, en rejetant toute perspective transcendante.

Or, le présupposé stipule que c'est lacrainte, et non la raison, qui conduit l'humanité : de même que la crainte — comme l'indique ailleurs Spinoza —est la cause qui engendre, entretient et alimente la superstition, de même la crainte est encore le ressort de ladépendance mutuelle des individus, crainte qui, dans tous les cas, ne peut être surmontée que par unprocessus cognitif (la démarche même de l'Éthique) et non simplement social.

C'est de là que les politiciens utilisent les vices en vue de l'efficacité de l'action et que la crainte est le moteur de l'entreprise.

Mais, à ladifférence des théologiens, l'attitude n'est pas « morale »; la politique n'a pas à être un art de l'illusion, elledoit prendre les hommes comme ils sont; c'est là la spécificité de la Politique par rapport, notamment, à lareligion où le gouvernement de soi-même sert de norme pour la conduite des affaires publiques.

Ce refus d'unmodèle « privé » hypertrophié par les théologiens engage une relative autonomie du champ politique que le Traité politique a à charge de circonscrire. 4.

La récusation globale et sans appel de l'attitude des théoriciens n'engage pas cependant à proposer commepur et simple modèle l'attitude réaliste des hommes politiques : leur compétence repose essentiellement surl'expérience; à ce titre, leur mode d'action est d'abord indice d'efficacité; mais on peut soupçonner que larançon de l'efficacité est l'absence d'une fondation solide de la pratique elle-même.

C'est pourquoi l'Éthique, quiconcerne au premier chef le travail de l'individu sur lui-même, représente le préalable à toute réflexionpolitique; mais, pour autant, le passage du travail sur soi au gouvernement des hommes n'est pas évident; sil'Éthique est un préalable, elle apparaît difficilement comme un modèle pour l'organisation politique : il n'estsans doute pas de saine réflexion sur la politique sans le rappel des acquis de l'Éthique, mais la politique ne peut être perçue comme une simple application de l'Éthique.

L'expérience constitue le terrain immédiat, lethéâtre des opérations politiques; mais l'expérience, dans l'ordre de la connaissance, n'est autre chose que le. »

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