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Suis-je responsable de ce dont je suis inconscient ?

Publié le 22/02/2012

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Dans Le Feu, d'Henri Barbusse, l'auteur dépeint la naïveté enjouée et l'engouement des jeunes recrues qui débarquent sur le front en 1914-18, et qui montent à l'assaut des tranchées ennemies sans douter du bien fondé des crimes qu'ils vont commettre. Mais il est une scène plus tardive, où les mêmes hommes, passés au feu de la tourmente, survivants hébétés d'un bombardement dans un champ de boue crayeuse, s'interrogent sur eux-mêmes, fantômes revenus de l'enfer, et prennent conscience de l'absurdité de leur condition. Il aura fallu du temps pour que ces hommes comprennent l'horreur de leur situation. Pour autant, sont-ils dédouanés de toute responsabilité dans les crimes qu'ils ont commis alors qu'ils étaient encore naïfs et manipulés par la propagande ? C'est la question qui mérite d'être posée, et qui mérite d'être d'autant plus posée que le scandale de la guerre de 1914, c'est sans doute plus les millions de morts qui consentirent à la boucherie, que les seuls quatre milliers de mutins qui s'y opposèrent.

« Pour illustrer cette thèse, on peut faire référence à Wilhelm Reich, continuateur de la pensée de Freud, qui auramontré que l'adhésion aveugle de tous ces jeunes hommes allemands à l'idéologie nationale-socialiste s'explique enpartie… par le refoulement de leur homosexualité ! L'adoration d'un chef, le culte de la force brute, lacamaraderie entre hommes, tout cela procède d'abord d'une incapacité totale à assumer sa part féminine, en raisond'une société bismarkienne et luthérienne, réactionnaire et extrêmement conservatrice où le droit au plaisir estbanni, où le refoulement règne en maître absolu.

C'est toute une génération d'allemands qui vont être marqués parune incapacité à assumer la possibilité d'une sensualité partagée avec un partenaire féminin et qui vous refouler ceblocage en se jetant à corps perdu dans la fusion identitaire avec l'armée surmasculinisée du Reich.

Tiendra-t-onpour absolument responsables tous ces hommes qui se sont jetés dans les bras du Führer par défaut de pouvoir sejeter sans crainte dans les bras d'une maîtresse ? S'ils avaient eu conscience de ces surdéterminations libidineusesdans l'adulation d'Hitler, sans doute auraient-ils réformé leur conduite.

Mais ne le sachant pas eux-mêmes, n'enétant pas conscients, on ne peut complètement les tenir responsables de leur embrigadement.

Si la dénazificationétait nécessaire et impérieuse pour les cadres du Régime, elle l'était sans doute moins pour ces jeunes hommesfragiles, qui ont pour eux des circonstances atténuantes : on ne les tiendra donc pas totalement responsables descrimes qu'ils ont pu commettre sous l'uniforme, parce qu'ils se sont enrôlés en étant poussés par des fantasmesdont ils n'étaient pas conscients.

C'est plus la société allemande, pudibonde et sanglée dans des principes austèresqui est cause d'un tel gâchis. ☼ Mais d'un autre côté, n'est-ce pas se dédouaner facilement de sa responsabilité que de se laver les mains de toutce que l'on a pu faire ou dire ou penser, pourvu qu'on ait été déterminé à le faire, sans le savoir soi-même, par desforces psychiques ou historiques ? N'est-ce pas finalement bien commode, et moralement assez reposant, qued'excuser tous les crimes au prétexte qu'ils n'ont pas été faits exprès ?On peut soutenir en effet la thèse adverse et proclamer que je suis responsable de tout, même de ce dont je n'aipas conscience.

L'étourderie, la maladresse, l'ignorance ou la manipulation n'y font rien : je peux faire des chosessans les réfléchir, par automatisme ou par routine, par résultat d'embrigadement, soit, mais enfin, c'est bien moi quiles fait, et sinon qui d'autre ? Aussi, le fait que je sois inconscient n'est-il pas une excuse suffisante pour medédouaner de ma responsabilité.

Car alors, il serait bien facile d'excuser les pires vilénies en disant qu'au moment decommettre le forfait on en avait mal mesuré les conséquences.Kant, dans ses Fondements de la métaphysique des moeurs ne dit pas autre chose.

En tout homme, dit-il, retentitla loi morale, et nul ne peut échapper à son tribunal suprême.

Certes, il est toujours possible de retarder l'échéancede la comparution, et l'on peut s'étourdir à coups de divertissements pour éviter le face à face avec sa propreconscience.

Mais enfin, un jour ou l'autre, j'aurais à comparaître devant le seul juge qui soit inflexible : celui de maconscience.

Et Kant va plus loin : la conscience morale est le fait de tout homme ; nul n'en est dépourvu, parcequ'elle n'est pas le fruit d'une culture ou d'une éducation, mais qu'elle existe de manière innée et coextensive àtoute pensée humaine.

On pourrait répondre à Kant qu'il est bien des choses dont je n'ai pas conscience, parce queles instincts, les besoins ou les tendances naturelles m'ont poussés à agir sans que je n'y puisse rien.

Ainsi pourrais-je dire que je n'ai pas pris pleinement conscience de ce que j'ai pu faire (donc que ma responsabilité en seraitatténuée) parce que mon jugement a été aveuglé par les passions.

Mais justement, quand mes tendances naturellessont plus fortes que la loi morale, c'est que j'ai accepté librement de capituler devant elle, c'est que j'ai décidé derenoncer à ma volonté.

La conséquence est claire et sans appel : loin d'être une excuse, le fait d'agirinconsciemment est une démission de la volonté, et donc une aggravation de ma responsabilité moraleLe philosophe Alain, sensible à l'argumentaire de Kant, va plus loin et s'en sert pour pourfendre une certaineconception du freudisme.

Il estime pour sa part que l'argument de l'inconscient, dont on se sert souvent pourexcuser la bassesse de nos conduites, est l'aveu d'une lâcheté.

On personnalise l'inconscient, on dit de lui qu'il agitcomme une force plus terrible et plus pressante que la bonne volonté, et voilà que nous perdons la tête, que nousagissons « inconsciemment », sans mesurer la portée de nos actes.

En ce cas, l'homme qui n'agit pas conformémentà la conscience morale est vite excusé dans ses responsabilités : il a eu à lutter contre des forces psychiquesredoutables devant lesquelles il a dû battre en retraite.

Or, pour Alain, l'inconscient qu'on dépeint comme une forcequi serait plus forte que notre volonté n'a pas d'existence propre.

C'est une excuse que nous invoquons pourjustifier les faiblesses de notre vouloir moral, les petites lâchetés ordinaires qui font que nous capitulons tropfacilement devant les frémissements du corps ou les fièvres de la passion.

Ainsi, lorsque je dis que ma conscience aété un temps obscurcie par la passion ou le désordre du corps, ou encore que l'inconscient m'a poussé à agir en cesens plutôt qu'en un autre, je me dédouane facilement de la mollesse de mon caractère.

Précisons cependant unpoint : il n'est pas question pour Alain, de nier les avancées médicales de la psychanalyse ; il est question de ruinerla mythologie morale qui en découle et qui déresponsabilise l'homme.Reprenons en ce cas l'exemple utilisé précédemment : il est des hommes qui de 1933 à 1944 soutinrent le parti nazi.On ne leur en voudra guère parce qu'ils ont été manipulés par la propagande ? Parce qu'ils mesuraient mal lesconséquences criminelles de leur adhésion ? Mais enfin, ils furent la caution de la barbarie ! Car, comme tout unchacun, ils avaient pour eux la loi morale innée et, endoctrinés ou non, il leur restait la conscience par quoi ilspouvaient juger que les lois de l'Etat n'étaient pas conformes à la justice universelle.

Comment expliquer alors qu'il yeut, dès 1933, et pendant toute la guerre, des résistants de nationalité allemande organisés clandestinement et ce,malgré la propagande du Reich ? Comment expliquer alors que, malgré tous les efforts faits par toutes les dictaturesdu XXème siècle pour formater et fabriquer de toute pièce le psychisme humain, pas une ne soit parvenue à étoufferla voix de la dissidence, même par la torture ou par les camps ? De Soljenitsyne à Patocka en passant Stefan Sweig,toutes ces figures de l'héroïsme moral confirment bien la thèse selon laquelle nul ne peut être dédouané de saresponsabilité individuelle au motif qu'il n'était pas conscient de ce qu'il faisait, parce que tout homme, en tantqu'homme, dispose d'une conscience inaliénable dont aucune dictature ne peut étouffer la voix.. »

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