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SUJET : Peut-on reprocher à l'art d'être inutile ?

Publié le 21/07/2010

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 Comment l’art nous apparaît-il ? quand ? Pour la plupart d’entre nous, aujourd’hui, sans doute à nos moments de loisir, lorsque nous nous distrayons des fatigues du travail, lorsque nous cherchons à nous libérer, pour un temps de repos, des contraintes que la vie sociale fait peser sur nous. C’est alors que nous pouvons ressentir à la fois la nécessité et le luxe que représente l’art. L’art est utile à notre divertissement, sans doute. Mais le divertissement est-il vraiment utile ? La question est plus difficile qu’il y paraît au premier abord. Sans le repos qu’il procure, comment pourrions-nous continuer à travailler ? Mais si nous nous divertissons en pensant à son utilité pour le travail, nous sombrons dans l’ennui, tellement cela nous semble absurde. L’art, sans doute, peut nous faire oublier ce cercle. D’autres fins pourraient lui être assignées : éduquer agréablement, ouvrir l’esprit, embellir l’environnement etc.. Autant de critères possibles pour adresser reproche d’inutilité, non pas à l’art en général, mais à ces œuvres, ou à ces artistes qui exposent d’étranges objets dont on ne comprend ni le sens, ni la fonction, et qui grèvent les finances publiques, et enlaidissent le paysage urbain.

« pas séparé de sa mise en œuvre, de sa réalisation, de son devenir chose.

Le savoir se montre dans le faire, parce qu’il ne suffit pasde savoir pour faire (Kant § 43 de la C.F.J.).

Tout ce qui peut être fait ainsi relève du mécanisme, non de l’art (Alain).

C’est ce quela production industrielle nous apprend, que les Anciens ne pouvaient pas savoir, même s’ils le pressentaient.

« Art » est donc le nom d’une espèce de causalité : conjonction de quatre causes : matérielle, formelle, mécanique, finale.

Il fautun sujet capable de les conjuguer correctement, ce qui ne se fait pas à l’aveuglette.

Telle est la disposition : non pas une capacitéinnée, mais acquise par exercice.

Et l’exercice n’est pas un simple entraînement physique : il est plutôt de l’ordre de la répétition àlaquelle se livre le musicien ou le comédien, incorporation de l’idée qui passe par son intelligence.

Le travail mécanique, celui quin’aboutit pas à une œuvre mais à un effet (ex.

le travail de l’ouvrier à la chaîne), est objet d’un simple entraînement.

Ensuite il n’y aplus qu’à répéter.

On peut donc dire que lorsqu’il n’y a qu’à appliquer une recette, faire « entrer » la forme dans la matière, il n’y a pas art.

Celui-cisuppose une résistance de la matière, laquelle contraint l’intelligence.

Tel est l’origine commune à tous les arts, qu’ils aboutissent àun produit d’usage, ou à une « belle » chose.

Comment se fait le partage entre les deux ? Tout art est d’abord artisanal : l’idéalisme qui méprise la technicité du faire, qui neveut pas entendre parler de la matière, méprise ce qu’il y a de plus humain en l’homme, la capacité de transformer le donnésensible.

« La loi suprême de l’invention humaine est que l’on n’invente qu’en travaillant.

Artisan d’abord.

Dès que l’inflexible ordrematériel nous donne appui, alors la liberté se montre » (Alain Système des beaux-arts, I, 7).

L’art commun de l’artisan et de l’artiste consiste en un faire : produire quelque chose de solide.

C’est en ce sens qu’ils sont l’un etl’autre une pensée : penser c’est penser quelque chose ; une idée est idée de quelque chose.

Il y a des degrés dans les idées,comme dans la réalité.

L’artisan ou l’artiste qui pense son ouvrage ne le pense vraiment qu’à proportion de ce qu’il est, et il ne saitce qu’il est que s’il le fait exister.

« Penses ton œuvre, oui certes ; mais on ne pense que ce qui est : fais ton œuvre » (id., I, 6).L’idée ne provient donc pas de rien, ni de la fantaisie de l’imagination, trop faible par elle-même pour créer.

C’est au travail que cefait le départ entre l’artiste et l’artisan.

« L’œuvre souvent, même dans l’industrie, redresse l’idée en ce sens que l’artisan trouvemieux qu’il n’avait pansé dès qu’il essaye ; en cela il est artiste, mais par éclair » (I, 7).

L’artiste invente en faisant, provoqué parles résistances que la matière lui oppose.

En conséquence « l’idée lui vient à mesure qu’il fait ; il serait même plus rigoureux de dire que l’idée lui vient ensuite, comme auspectateur, et qu’il est spectateur de son œuvre en train de naître » (id.).

On trouverait de nombreux témoignages d’artistes allantdans ce sens : Léonard de Vinci pratiquant une sorte de dessin automatique jusqu’à trouver la forme qui s’impose ; Michel-Angeméditant devant des blocs de marbres ; Aragon affirmant « je n’ai jamais appris à écrire.

» etc..

Il y a une nécessité propre àl’œuvre qui s’impose dans la réalité matérielle, dont l’artiste se fait le récepteur, jusqu’à trouver le point où elle rencontre sapensée.

Ainsi quand on sculpte une racine, invité par un nœud du bois, comme si on délivrait, selon le mot de Michel-Ange, lemodèle qui y est enveloppé.

« Mais comment ? C’est lui qui le dira, en se montrant mieux à mesure qu’on le dessine lui-même.

(…)Il s’agit de faire une statue qui ressemble de mieux en mieux à elle-même » (Alain, Vingt leçons sur les beaux-arts, 15e leçon).

L’art dépasse l’utile sans le nier, en ne soumettant pas la matière au désir de l’homme, mais en cherchant au contraire une penséeimmanente à la matière même.

Comment en rendre raison ? Tout le problème posé ici est métaphysique : articulation de la pensée et de la matière.

Une pensée qui ne se donnerait pas l’objetde sa pensée, qui ne s’extérioriserait pas, ne penserait pas.

Nécessité inhérente à la conscience et à la conscience de soi.

En elle-même la pensée ne trouverait rien d’autre qu’elle même.

Si elle peut penser toute chose, elle ne peut le faire qu’en posant hors desoi ce qu’elle pense.

L’art procède donc de la nécessité qui est celle de l’être de la pensée, pensée non pas désincarnée, mais dans le monde.« L’universalité du besoin d’art ne tient pas à autre chose que l’homme est un être pensant et doué de conscience.

En tant que douéde conscience, l’homme doit se placer en face de ce qu’il est, (…) et en faire un objet pour soi » (Hegel Esthétique, I, p.

61 ChampsFlammarion).

D’où l’analogie entre l’art et l’enfant qui jette des cailloux dans l’eau : « il veut voir des choses dont il soit lui-mêmel’auteur » (id.).

Il s’ensuit que la question de l’utilité ou de l’inutilité de l’art est sans objet : l’art est nécessaire, c’est-à-dire qu’il ne peut pas ne pasêtre.

Comme activité, il est expression de l’être de l’homme conçu comme être conscient et conscient de soi.

Ce qui ne préjuge pasdu contenu, de la signification des œuvres ainsi réalisées.

Ni de la nécessité de chacune en particulier : nous avons essayé de saisirl’art au plus près de ce qu’il est comme activité productrice d’œuvre.

Pourquoi alors ce reproche, qui existe souvent ? La question est mal posée : il faut savoir de quel point de vue et au nom de quoice reproche peut s’énoncer, pour en proposer une généalogie.

Qu’est-ce qu’un reproche ? Pas une critique, ni un jugement.

Celui-ci suppose celle-là : on juge après avoir peser les raisons, doncaprès s’être donné un critère qui permette de distinguer.

Critiquer, c’est faire ce partage.

Reprocher, c’est mettre devant les yeux, pour opposer ce qui est et ce qui doit être.

Posture de la leçon de morale : « tu n’auraispas dû faire ça ! ».

Celui qui reproche se met au-dessus, en position transcendante.

Position de l’utilisateur à l’égard de l’artisan.Nous venons justement d’en voir l’inanité, dès lors qu’on saisit l’art à sa racine, comme activité d’une pensée qui s’incarne.

Mais si on considère l’art dans sa nécessité, comme mouvement de l’être qui devient ce qu’il est, reprocher à l’art d’être inutile,c’est se situer au-delà de l’être, opposer le devoir-être à l’être.

Ce qui revient à faire primer le néant sur l’être : on ne peut opposerquoi que ce soit à ce qui est qu’en supposant le primat de ce qui n’est pas sur ce qui est, de l’idéal sur le réel.

Toute la difficulté duraisonnement métaphysique est alors de déterminer ce qui est vraiment réel : le sensible toujours changeant ou l’idée immuable,éternelle ? A moins de parvenir à penser l’être comme devenir.

L’idée ne serait plus le terme qui donne sens à un processus, maisce qui en pense l’unité.

Ex.

: le chêne n’est pas plus, et pas moins, dans le gland que dans l’arbre adulte ; il est ce qui rend raisondu devenir chêne du gland (et inversement).

Telle est l’idée : vue de la totalité du mouvement.

Reprocher au gland de ne pas êtrechêne est inconsistant.

Ou au chêne de ne pas être charpente.

Le point de vue du reproche est un point de vue paresseux si l’on veut : il veut l’achèvement sans en passer par le processus, pasle travail, la mise en œuvre (Wirklichkeit, energeïa), au risque de l’échec.

Il est oubli du sens de « parfait » : il prend ce mot commedésignant un modèle absolu, alors qu’il signifie ce qui a été complètement fait, ce dont l’achèvement se présente à nous.

Point devue de l’artisan qui réfléchit son travail.

Si, comme on l’a vu, reprocher à l’art son inutilité, c’est considérer l’art comme un ensemble d’œuvres, et non comme activitéfaisant advenir une chose, on peut donc en déduire que ce reproche exprime un oubli du travail.

Il s’agit donc d’un point de vue deconsommateur qui attend de trouver sur le marché les produits conformes à son désir, sans effort.

Point de vue qui voit l’usage,dans l’oubli de la chose, mais aussi point de vue de l’usure, c’est-à-dire de la destruction de la chose en quoi consiste touteconsommation.

La posture du reproche exprime donc une primauté de la mort sur la vie : elle est nihiliste.

Sans doute est-elleprivilégiée par une époque où la technique semble offrir des produits de consommation sans effort, escamotant le geste du travail.A l’opposé, l’art peut être dit « parti pris des choses » (F.

Ponge).

La nature morte peut être prise alors comme paradigme de l’art.

Regardons celle de P.

Claesz, dite « aux instruments demusique » et conservée au Louvre.

Une table au second plan.

Trois plats en étain, disposés en triangle, sur lesquels on voitrespectivement, en partant de celui qui nous est le plus proche : un pain coupé, le couteau reposant sur le plat, lui-même enéquilibre au bord de la table ; sur un autre des choses difficiles à identifier, biscuits, friandises ? Puis un gâteau partiellementmangé.

A côté, sur la gauche, un verre de vin rouge qui se reflète dans un miroir, dont il est éloigné par le gâteau.

A gauche duverre, un pot de charbons ardents.

Devant lui une mèche d'amadou fume, posée sur une pipe en terre.

Au premier plan deuxbonbonnes en verre noir, avec une tache de lumière, posées sur une console.

La seconde est ouverte.

Contient-elle le vin ? Duparfum ? Une tortue vient donner une note étrange à cette scène.

Sur la droite du tableau, une viole de gambe s'impose au premier. »

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