Un chimiste heureux de son métier de P. LÉVI
Publié le 06/01/2020
Extrait du document

Le travail n'est pas réductible au labeur et l'on pourra lire dans cette page, extraite d'une œuvre littéraire, un témoignage de la satisfaction trouvée à l'exercice d’un métier.
Je m’épris de mon travail dès le premier jour, bien qu’il ne s’agît pas d’autre chose, au cours de cette période, que d’analyses quantitatives sur des échantillons de roche : attaques à l’acide fluorhydrique, et allez donc, le fer avec l’ammoniaque, le nickel (si peu ! une pincée de sédiment rose) avec la diméthylglyoxime, le magnésium avec le phosphate — toujours la même chose, toute la sainte journée : en soi, ce n’était pas très excitant. Mais une autre impression était excitante et nouvelle : l’échantillon à analyser n’était plus une poudre anonyme manufacturée, comme une devinette matérialisée, c’était un morceau de roche, un morceau des viscères de la terre, arraché à la terre à coups de mine. Et sur les données des analyses quotidiennes naissait peu à peu une carte, le dessin des veines souterraines. Pour la première fois depuis dix-sept années de carrière scolaire, d’aoristes et de guerres du Péloponèse, les choses apprises commençaient donc à me servir. L’analyse quantitative, tellement avare d’émotions, lourde comme du granit, devenait vivante, vraie, utile, insérée dans une œuvre sérieuse et concrète. Elle servait : elle était encadrée dans un plan, un petit cube dans la mosaïque. La méthode analytique que je suivais n’était plus un dogme livresque, elle était vérifiée à nouveau chaque jour, elle pouvait être affinée, rendue conforme à nos buts, dans un jeu subtil de la raison, avec ses essais et ses erreurs. Se tromper n’était plus un malheur vaguement comique, qui vous gâche un examen ou abaisse votre note : se tromper, c’était comme lorsqu’on va sur la roche se mesurer, voir et toucher, monter un peu plus haut, c’est ce qui vous rend plus vaillant et plus capable.
Primo LÉV1, Le système périodique (1975), trad. A. Maugé, 1987, Albin-Michel, pp. 90-91.

«
carrière scolaire, d'aoristes et de guerres du Péloponèse, les
choses apprises commençaient donc à me servir.
L'analyse
quantitative, tellement avare d'émotions, lourde comme du gra
nit, devenait vivante, vraie, utile, insérée dans une œuvre
sérieuse et concrète.
Elle servait : elle était encadrée dans un
plan, un petit cube dans la mosaïque.
La méthode analytique
que je suivais n'était plus un dogme livresque, elle était véri
fiée à nouveau chaque jour, elle pouvait être affinée, rendue
conforme à nos buts, dans un jeu subtil de la raison, avec ses
essais et ses erreurs.
Se tromper n'était plus un malheur vague
ment comique, qui vous gâche un examen ou abaisse votre
note: se tromper, c'était comme lorsqu'on va sur la roche se
mesurer, voir et toucher, monter un peu plus haut, c'est ce qui
vous rend plus vaillant et plus capable.
Primo LÉVI, Le système périodique (1975), trad.
A.
Maugé, 1987, Albin-Michel, pp.
90-91.
POUR MIEUX COMPRENDRE LE TEXTE
Même si la tâche (ici l'analyse quantitative d'échantillons)
est en elle-même souvent répétitive, elle s'inscrit dans un
projet, matérialisé par la réalisation d'une carte, qui lui donne
son sens (l'analyse des différentes roches d'une mine).
Les
connaissances acquises au lycée et à l'Université servent
dans une entreprise sérieuse, c'est-à-dire utile socialement.
Ces connaissances se développent et se précisent dans
le travail : « la méthode analytique ( ...
) pouvait être affinée,
rendue conforme à nos buts, etc.
» Primo Lévi compare ces
progrès dans l'agilité intellectuelle que permettent les diffi
cultés surmontées, au progrès du grimpeur se mesurant à
la montagne (le héros du livre pratique l'escalade).
Le plaisir pris au travail tient à la fois à la dimension sociale
du projet dans lequel il s'inscrit et au perfectionnement indi
viduel qu'il permet..
»
↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓
Liens utiles
- L'homme sans métier est l'esclave de tout le monde
- Que chacun exerce le métier qu’il sait faire
- Le travail rend-t-il l'homme heureux
- Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ?
- Métier Jacquard