Un personnage médiocre peut-il être un héros de roman ?
Publié le 29/03/2004
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corrompue du XVIIIe siècle : «Y a-t-il à balancer, si c'est Manon qui en a décidé ainsi ?» dit-il en de nombreusesoccasions, pour se disculper des bassesses auxquelles il est ravalé pour ne rien céder des plaisirs de sa vie.
Quant àLescaut, frère de Manon, il le manoeuvre à son gré et obtient même des remerciements de la part du jeuneprovincial.
Ce roman permet donc de considérer la puissance terrifiante à la fois de la passion et de la séductionqu'exerce la vie dissolue de la capitale sur le jeune homme naïf: l'oeuvre est alors assez complète puisqu'elleprésente un intérêt aussi bien psychologique qu'historique ou moral.
Il en est de même pour tous les romansd'apprentissage comme également Les Illusions perdues où le jeune Rubempré, qui n'a pas la fierté de Rastignac,subit les influences mauvaises des arrivistes, du journalisme, spécimens particulièrement redoutables de la fauneparisienne.
Candide est un peu en marge : le jeune westphalien n'a certes pas la trempe d'un héros, mais il possèded'une part un fond de pureté et d'autre part une doctrine philosophique si arrêtée que son évolution se montreextrêmement lente.
Mais surtout, cette évolution est de nature profondément différente de celle des jeunes hérosde Prévost ou de Balzac : elle se déroule sur un plan strictement philosophique — passage de l'optimisme béat des«cause-finaliers» comme Leibniz à une sagesse modeste : «cultivons notre jardin», après avoir évité l'écueil d'unpessimisme désespéré et vain.
Candide se contente de perdre un tout petit peu de sa pureté au prix d'unpragmatisme raisonnable qui est celui de Cacambo et de la Vieille, mais le problème essentiel du roman n'est pas,comme chez les auteurs précédents, de savoir si l'on peut rester pur, mais plutôt de savoir si l'on peut nier le mal etcomment y remédier éventuellement.
La fraîcheur d'esprit et le long aveuglement de Candide n'ont donc pas pourbut de nous faire mesurer l'importance de l'impact des passion et des milieux — ce sera le cas de Zola, de façon à lafois plus scientifique et plus épique, dans l'Assommoir —, mais de rendre nécessaire une accumulation de faits,contre-exemples de la philosophie optimiste, ici à abattre.
Enfin la médiocrité du héros peut se justifier d'un point devue strictement psychologique.
Par exemple, Camus dresse dans L'Etranger le portrait d'un homme médiocre qui.
lui,reste sous sa carapace d'indifférence au monde extérieur, si ce n'est lorsque sa vie est véritablement menacée.C'est donc l'étude d'un homme médiocre en lui-même qui intéresse le romancier, et cela n'est plus prétexte à l'étuded'influences venues de l'extérieur.
De même dans Le Solitaire, unique roman de Ionesco : un homme à proprementparler minable, petit fonctionnaire comme des milliers d'autres, obtient soudain la possibilité matérielle de cesser touttravail, et le roman est l'histoire de son installation dans le retrait total du monde, le personnage central — etbientôt unique — devenant un véritable ermite des HLM, totalement isolé dans son appartement barricadé où ilretourne peu à peu à l'état végétatif.
Ionesco nous fait donc le récit de la vie, extraordinaire parce que rendueimpossible par le seul «bon sens», d'un homme typiquement médiocre.Et l'on touche justement là un point essentiel de cette complaisance de certains romanciers pour le médiocre.
C'estque ces personnages sans couleur ni saveur nous ressemblent malheureusement plus que le Jean Valjean de Hugo,et que nous, lecteurs, nous nous assimilons certainement facilement à eux.
Et pour de nombreux écrivains,l'identification du lecteur aux héros est indispensable pour parvenir à une intime perception du livre qui perd alorspeut-être de son côté artificiel.
S'il y a un fossé entre les personnages du roman et nous-mêmes, nous ne pourronsà la limite ne ressentir qu'un plaisir littéraire face à l'oeuvre qui une fois encore restera pour nous un spectacleétranger à nos préoccupations.
Mais si l'on fixe à la littérature le but d'aider les hommes qui la reçoivent, peut-êtredoit-elle avant toute chose nous parler de nous, rompre notre isolement.
Le risque est, bien entendu, de ne paspouvoir sortir de nous-mêmes et de nous complaire dans cette médiocrité que l'on nous reflète dans les livres.
A uncertain point, on court toutefois le danger de ressentir une sorte de nausée — c'est ce qui m'est arrivé à la lecturedes Faux-Monnayeurs de Gide ; ces juxtapositions de médiocrités variées — qu'il s'agisse de celle du gros bourgeoisPassevent, de celle de Bernard, rongé de jalousie mesquine, de celle d'Édouard, romancier raté ou encore de cellede la pension Vedel toute minée d'hypocrisie puritaine — cette atmosphère donc a éveillé en moi un profond dégoûtqui m'a certainement empêché de goûter pleinement les nombreuses qualités de cette oeuvre.
Ce phénomèneincontrôlable de rejet, même s'il était voulu par Gide désireux d'enrichir en choquant, est tout de même asseznégatif dans la mesure où il détourne les lecteurs du roman.En résumé, il apparaît que de nombreux romanciers ont pris comme héros des personnages médiocres, le plussouvent pour pouvoir ainsi étudier les éléments extérieurs aux personnages et l'influence qu'ils pouvaient exercer sureux, mais aussi parfois pour réaliser une étude originale d'un individu surprenant par sa banalité et sa vérité mêmes ;dans la majeure partie des cas la lecture d'un tel roman me semble nettement plus riche pour nous d'un point de vueessentiellement psychologique et littéraire, avec le danger néanmoins d'entretenir, voire de surpasser notretendance à la médiocrité.
Mais de par sa nature même, le roman est sans doute la forme la plus appropriée àdépeindre la vie telle qu'elle est : la poésie contentera peut-être mieux nos soifs d'idéal....
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