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Article de presse: Cholokhov, cosaque et paysan

Publié le 22/02/2012

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15 octobre 1965 - Après Rounine, après Pasternak, voici enfin Cholokhov distingué par l'Académie royale de Suède. Cette fois le prix Nobel ne va pas à un émigré de l'extérieur ou à un " migré de l'intérieur ", mais à celui qui est par excellence l'écrivain du régime soviétique. On aura certainement accueilli la nouvelle à Moscou avec le sentiment qu'une injustice est réparée. Michel Cholokhov ne ressemble pourtant à aucun de ses confrères : on ne peut lui trouver place dans aucun des groupes, des clans, dans aucune des tendances de la littérature soviétique. Avant le dégel, il se signalait par son originalité bien qu'il fût d'une orthodoxie parfaite. Depuis dix ans il se tient à l'écart du mouvement qui pousse en avant beaucoup de jeunes et d'autres moins jeunes. Considéré par les critiques comme le plus éminent des auteurs, étudié dans les écoles comme un classique, comblé d'honneurs, il reste loin des cercles qui font la vie littéraire à Moscou. Il n'est d'ailleurs pas de Moscou, il ne veut pas vivre à Moscou, et il étouffe parmi les " ingénieurs des âmes ", dont il fut pourtant un des prototypes. C'est un cosaque, c'est un paysan : il suffit presque de le dire pour définir son oeuvre. Toute cette oeuvre tient en quelques ouvrages, bien que Cholokhov ait publié il y a quarante ans son premier livre. On ne lit plus guère Une épreuve, qui date de 1923, ou l'Envie, parue l'année suivante. Les Récits de la région du Don semblent être une ébauche de l'univers que portait le jeune romancier. Puis la guerre l'a marqué comme elle a marqué tous les Soviétiques. Il rendit hommage aux héros en écrivant Ils ont combattu pour la patrie, et dans Destin d'un homme il évoque les drames de ceux qui avaient tout perdu pendant les hostilités. Mais ce ne sont pas ces livres-là qui valent aujourd'hui à Cholokhov le prix Nobel. Il faut s'arrêter à l'essentiel qui est contenu dans deux ouvrages, le Don paisible (1)et Terres défrichées, le récit inspiré par la guerre civile et le roman mis en chantier pour appuyer la collectivisation. Ce qui étonne d'abord chez cet écrivain, c'est la lenteur de la maturation car, enfin, il lui a fallu douze années pour achever le Don paisible et vingt-huit ans pour composer Terres défrichées. D'ailleurs il mena de front les deux besognes. Singulière épreuve pour un écrivain que celle-ci : pendant qu'il déroule le fil de son histoire tout change autour de lui et en lui. Pouvait-il donc en 1932, quand il publia le premier tome de Terres défrichées, voir la collectivisation de la même façon qu'en 1960 lorsqu'il mit le point final à ce roman ? Le Don paisible, c'est évidemment un tableau de l'avant-guerre, de la révolution et de la guerre civile vues à travers l'histoire de Gregoire Melekhov. C'est aussi et surtout la geste des cosaques du Don. Sous la plume de Cholokhov, ces paysans-soldats qui sous les tsars avaient leur autonomie sortent du folklore. Ce ne sont plus ici des cavaliers qui caracolent en marge de l'histoire ni des acrobates dont le talent fait la fortune des cirques. Ils sont happés par la tourmente qui s'est abattue sur toute la terre russe. Même s'ils tentent de sauver leur autonomie, ils se rendent vite compte qu'il faut choisir entre les blancs et les rouges. On sait naturellement de quel côté se trouve Cholokhov, mais il ne peut renoncer à toute tendresse pour ses frères qui ont emprunté l'autre chemin. Dans Terres défrichées, il embrasse sans hésiter la cause du parti. Mais d'instinct il est proche de ces paysans qui préfèrent la mort à la collectivisation s'il ne les approuve pas, il comprend la catastrophe que l'épreuve de force va provoquer. Est-il exact, comme M. Khrouchtchev l'a affirmé il y a trois ans, qu'au printemps de 1933 Cholokhov écrivit deux lettres à Staline " pour protester contre l'arbitraire auquel on se livrait à cette époque dans la région du Don " ? C'est vraisemblable. En tout cas, l'oeuvre qu'il composait alors ne cachait pas les aspects dramatiques de la collectivisation. On peut même y voir une critique, consciente ou inconsciente, de la politique du secrétaire général. Mme Olga Andreiev-Carlisle, qui a eu ces dernières années plusieurs entretiens avec Cholokhov, a écrit que ce cosaque " bourru et chauvin " aimait la Russie d' " une amitié totale, invincible ", et qu'il avait de son pays " une insaisissable perception sensuelle ". C'est en effet la terre russe que sa prose restitue. Avec une accumulation de détails, dans une langue difficile qui fait de très larges emprunts aux expressions locales, il transmet jusqu'aux odeurs de son village. Le cosaque bourru qui naguère reprochait aux auteurs de cultiver les honneurs plus que le talent ne brille-t-il pas maintenant plus par sa situation que par ses écrits ? Peut-être. Ce n'est pas une raison en tout cas pour refuser de lui donner son dû. Même si jamais plus il ne publie un livre nouveau, même si de toute son oeuvre il ne reste que le Don paisible et Terres défrichées, Cholokhov a depuis longtemps acquis le droit d'être compté parmi les grands écrivais russes. BERNARD FERON Le Monde du 16 octobre 1965

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