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Article de presse: Entre les Deux Grands, la France d'abord

Publié le 17/01/2022

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21 février 1966 - quatre ans après le retrait de la France de l'OTAN, Michel Tatu, à l'occasion du décès du général de Gaulle, dresse le bilan de la politique extérieure gaulliste. Le général de Gaulle n'a jamais douté que sa mission consistait à restaurer le rôle de la France en tant que puissance mondiale, lui rendre sa " grandeur " et son " rang ". Toute son attitude, souvent changeante envers l'une ou l'autre des deux " hégémonies " rivales, s'explique par cette préoccupation essentielle. Il était en effet contradictoire de dénoncer cette " double hégémonie " et en même temps de demander à s'y joindre de condamner le " protectorat " américain sur l'Europe et en même temps de proposer qu'un directoire à trois dirigeât toutes les affaires de l'alliance atlantique de plaider pour l'indépendance des petits Etats et d'insister en même temps pour que les problèmes du Proche-Orient, de l'Asie du Sud-Est, de l'assistance au tiers-monde, fussent réglés à quatre, à la rigueur à cinq, avec la Chine. A tel point qu'on peut se demander si l'hostilité systématique affichée envers les accords de Yalta était motivée par une authentique répulsion pour le caractère " immoral " de ce partage en sphères d'influence ou plus simplement par le fait que la France, donc de Gaulle, n'y fut pas conviée. Le gaullisme étant d'abord la recherche de la liberté d'action, il était normal que celle-ci fût conquise au premier chef contre l'allié américain trop puissant: le retrait de la France de l'organisation militaire atlantique, l'évacuation du territoire national par les troupes américaines et la création d'une force de frappe indépendante sont des acquis qui ne seront pas remis en cause avant longtemps, si même ils le sont un jour. Le besoin de jouer un rôle mondial pousse, il est vrai, le général à aller beaucoup plus loin que cela, à piétiner les plates-bandes américaines partout où il le peut, du Canada à l'Amérique latine, et même à partir en guerre contre le dollar. Peut-on parler pour autant d' " anti-américanisme " ? La question est sans objet pour un homme qui a fait de l' " égoïsme sacré " du pays le critère fondamental. De même qu'il conclut une alliance privilégiée avec une Allemagne qu'il voulait dépecer vingt ans plus tôt, de même de Gaulle s'oppose aux Etats-Unis dans les périodes calmes, mais resserre, à l'heure des " grandes tragédies ", une alliance en laquelle il voit toujours l' " ultime précaution ". S'il est vrai que les relations avec Moscou servent d'abord à équilibrer l'excès d'influence de l'autre grand et à appuyer l'effort d'indépendance à l'Ouest, qui reste l'essentiel, leur dimension réelle est faite aussi d'autres éléments. En 1944 comme en 1966, de Gaulle voit dans la Russie à la fois plus et moins qu'un Super-Grand : c'est la première puissance continentale en Europe, celle avec laquelle cette autre grande puissance continentale qu'est la France doit pouvoir traiter de manière privilégiée des problèmes européens, et d'abord du sort d'une Allemagne qui peut redevenir une menace pour l'une et l'autre. Le bilan est-il pour autant décisif, malgré le succès de prestige du voyage à Moscou de 1966 ? Si de Gaulle obtient, en principe, ce que Staline lui avait refusé en 1944, à savoir un dialogue relativement privilégié sur les affaires européennes, la position soviétique est trop rigide à l'époque pour permettre une négociation fructueuse, et les autres affaires mondiales sont plus volontiers traitées par Moscou avec Washington. En outre, de Gaulle sous-estime assez l'idéologie pour prévoir, apparemment seul parmi les grands hommes d'Etat occidentaux, la brouille soviéto-chinoise, mais trop tout de même pour comprendre certains changements de ligne à Moscou. C'est ainsi que le rapprochement avec l'Est est amorcé réellement en 1965-il a fallu notamment attendre la levée de l'hypothèque algérienne et l'apaisement à Berlin,-soit à un moment où la prémisse qui lui sert de base, le relâchement des contraintes et la tendance à l'effritement du bloc occidental, est précisément remise en question à Moscou avec la chute de Khrouchtchev et le retour au dogmatisme conservateur. En outre, le désir de s'adresser en priorité aux dirigeants soviétiques, seuls partenaires que de Gaulle estime à sa taille, le conduit à négliger quelque peu, malgré les voyages tardifs à Varsovie et à Bucarest, les " petits " pays d'Europe de l'Est. La mollesse de la réaction devant les événements de Tchécoslovaquie, tant avant qu'après le 21 août 1968, et l'empressement avec lequel la main du pardon sera tendue aux dirigeants soviétiques confirmeront cette faiblesse d'analyse. Comme on l'a dit souvent, le général de Gaulle jouait " au-dessus de ses moyens ", par l'éclat et par le défi, mettant à profit une méthode qui lui avait brillamment réussi pendant la guerre et un " charisme " qu'aucun de ses partenaires, à l'exception de Staline et de Churchill, n'eut jamais. Au total, il aura été pour quelque chose dans l'effacement relatif du rôle des Etats-Unis sur la scène politique européenne, dans la multiplication des contacts Est-Ouest et dans le plus grand intérêt que Moscou semble prendre pour l'Europe de l'Ouest depuis quelque temps. S'il n'a pas influé sur le conflit vietnamien malgré ses mises en garde aux Etats-Unis, il a peut-être, involontairement, renforcé le rôle des Deux Grands au Proche-Orient en laissant Israël face à face avec ses seuls fournisseurs américains d'armement. A l'égard du cinquième Grand enfin, la Chine, le général de Gaulle a joué un rôle de précurseur en reconnaissant le régime de Pékin dès 1964. MICHEL TATU Le Monde du 12 novembre 1970

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