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Article de presse: Entre New Delhi et Islamabad, un demi-siècle d'hostilité absolue

Publié le 17/01/2022

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28 mai 1998 - OEIL POUR OEIL, dent pour dent. La nature même des relations indo-pakistanaises, dont l'hostilité s'enracine dans une histoire antérieure à l'indépendance des deux pays, veut qu'un méfait ne demeure jamais impuni. La réponse nucléaire d'Islamabad, dix-sept jours après la première série de tests indiens, illustre jusqu'à la caricature cette loi du talion qui, depuis un demi-siècle, a conduit les deux frères ennemis à prolonger, dans la guerre ou la tension militaire, la politique par d'autres moyens... Le chiffre ferait même sourire s'il ne s'agissait de nucléaire : l'Inde frappe, le 11 mai, les trois premiers coups, suivis, le 13 mai de deux nouveaux essais. Le Pakistan, après un temps d'hésitation, réplique en procédant à cinq tests d'un coup. Il ne sera pas dit, foi de Pakistanais, que le " pays des purs " serait en reste ! Un demi-siècle après le démantèlement du British Raj, c'est donc un peu comme si on en était revenu à la case départ quand, en octobre 1947, éclate le premier conflit sur la question du Cachemire, un royaume himalayen revendiqué par les deux pays. L'Union indienne et la République islamique du Pakistan ont à peine une mousson d'existence que, déjà, leurs armées font parler la poudre. L'atmosphère est volatile : quelques mois plus tôt a eu lieu l'un des plus grands massacres de l'histoire, la partition de l'Empire des Indes britanniques ayant provoqué la mort de plus de 500 000 personnes, victimes des tueries interconfessionnelles quand les musulmans fuient vers le Pakistan et les hindous vers l'Inde. En l'occurrence, ce sont les Pakistanais qui vont tirer les premiers : sous couvert d'une invasion de tribus pathanes venues " libérer " le Cachemire, dont le souverain est hindou mais la population à majorité musulmane, les Pakistanais finissent par intervenir directement et tentent de s'emparer de l'Etat. Les troupes aéroportées indiennes repoussent l'envahisseur. Ce fut l'un des plus longs conflits de l'après-guerre. Un cessez le feu, le 1er janvier 1949. Mais le référendum prévu par une résolution de l'ONU n'eut jamais lieu et le Cachemire se retrouva divisé entre les deux puissances sous-continentales. Si l'Inde échoua à garder la totalité d'un Cachemire dont la portée émotionnelle était forte pour le Pandit Nehru ; les Pakistanais ne purent, eux non plus, s'emparer par la force d'un royaume qui leur tenait particulièrement à coeur. Une nouvelle guerre éclate en août 1965. C'est un autre territoire disputé, le Rann de Kutch, situé sur la frontière entre l'Etat indien du Gujerat et la province pakistanaise du Sind qui en est, au départ, le théâtre. Mais le conflit s'étend une fois de plus au Cachemire. Les Pakistanais sont repoussés et, finalement, l'impression demeure que l'engagement a plutôt tourné à l'avantage de New Delhi. L'année 1971 marquera un autre tournant. Depuis des mois, la révolte gronde au Pakistan oriental, la majorité bengalie refusant le " règne " imposé par les autorités du Pakistan occidental : culturellement, à l'exception de l'Islam, tout sépare les Pendjabis, majoritaire dans le " West Pakistan " à leurs " frères " Bengalis, vivant dans cette étrange excroissance pakistanaise, 2 000 kilomètres plus à l'est... Des centaines de milliers de réfugiés fuient en Inde alors que la répression bat son plein et que se multiplient les escarmouches entre guérilleros et soldats pakistanais. Indira Gandhi décide d'intervenir directement, se saisissant notamment du prétexte de l'afflux de réfugiés sur son territoire. En quelques semaines l'affaire est réglée. Dacca, capitale du futur Bengladesh, tombe aux mains de l'armée indienne le 16 décembre 1971. Pour les Pakistanais, c'est l'humiliation. Cette fois, le doute n'est plus permis : l'armée d'Islamabad a été écrasée par les Indiens et le Pakistan sortira brisé de ce dernier conflit. L'hostilité quasi ininterrompue qui a marqué cinquante ans de ce turbulent voisinage s'enracine dans un malentendu de départ. Avant la partition, le Pakistan n'est qu'un concept. Un rêve du grand poète Iqbal qui eût l'intuition que les musulmans du sous-continent méritaient une patrie pour eux seuls. La lutte d'indépendance anti-britannique sera marquée par cette volonté de créer deux entités au nom de la " théorie des deux nations " , une théorie basée sur la différence religieuse : l'Inde, à majorité hindoue, le Pakistan à majorité musulmane. A la différence du Pakistan, l'Inde est peut-être, elle aussi, une " idée " mais la patrie de Gandhi n'a, contrairement à son voisin, pas eu besoin de " renaître " à l'existence. L'Inde était déjà là, elle a continué sa route. Le Pakistan, lui, a dû arracher son existence au forceps, dont la partition sera le sanglant acte de naissance. Il n'avait alors d'autre choix que de se forger une identité négative contre son puissant voisin, allant même jusqu'à retrouver ses racines dans l'histoire des empereurs de Samarkand, s'inventant une proximité avec le Proche-Orient pour nier sa culture profondément sous-continentale. Pour de nombreux hindous d'aujourd'hui, et notamment les supporters de ce courant nationaliste et anti-musulman qui vient d'arriver au pouvoir, l'heure de la revanche a donc sonné. Les essais nucléaires en sont l'expression. L'Inde a besoin de se réconcilier avec son passé, pour exorciser ces siècles de domination musulmane et britannique, quand les " étrangers " imposaient leurs diktats sur " Bharat Mata " (la mère Inde). Comme nous le disait récemment le grand écrivain britannique d'origine indienne V. S. Naipaul, partisan des nationalistes : " Pour la première fois, l'Inde a un gouvernement qui ne ment pas. L'Inde a un passé de pays vaincu. Pour la première fois depuis des milliers d'années, les non-musulmans ne se racontent plus d'histoires sur eux-mêmes. Ils relèvent la tête. Car les conséquences [des invasions musulmanes] sur l'Inde, c'est comme si Hitler avait gagné la guerre en Europe... " BRUNO PHILIP Le Monde du 30 mai 1998

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