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Article de presse: Fausse habileté

Publié le 17/01/2022

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21 avril 1997 - Ou bien Jacques Chirac a changé d'avis et admis que la dissolution de l'Assemblée nationale peut être motivée par la seule convenance du président de la République. Ou bien il n'a pas changé d'avis : seule une crise peut justifier de renvoyer avant terme les députés devant les électeurs, et il faut donc croire à une crise jusqu'à présent dissimulée ou passée inaperçue. Toute la difficulté de l'exercice auquel M. Chirac devait se livrer, lundi 21 avril à 20 heures, à la télévision, résidait dans ce paradoxe : se contredire en annonçant une dissolution de pur "confort" celui-ci serait-il ennobli par l'invocation des échéances européennes ou s'avouer dépassé par une équation financière et politique impossible à résoudre. L'habileté peut-elle suffire à justifier une initiative politique de cette ampleur ? Ce serait une innovation, pas tout à fait inattendue, cependant, de la part de l'élève de Georges Pompidou qu'est M. Chirac. En 1972, le président de la République d'alors, voulant se prémunir contre les élections législatives de mars 1973, que la renaissance du Parti socialiste et la perspective d'un accord avec le Parti communiste français rendaient périlleuses pour la droite, avait pris un prétexte déjà européen l'élargissement du Marché commun à la Grande-Bretagne, à l'Irlande et au Danemark pour organiser un référendum. Le but à peine caché était de casser l'Union de la gauche, le PS étant favorable à l'Europe et le PCF hostile. Le coup avait manqué : le "oui" l'avait emporté, mais les électeurs avaient massivement boudé les urnes et, bien qu'en désaccord sur le référendum en avril, les communistes appelant à voter "non", les socialistes à s'abstenir, les deux partis de gauche avaient signé, en juin 1972, un programme commun de gouvernement. Si elle peut être rangée parmi les prérogatives présidentielles, l'habileté n'est donc pas assurée du succès. Il incombe au chef de l'Etat de mettre les Français dans son jeu. Dans le cas présent, il dispose de plusieurs atouts. Le premier d'entre eux est le passage à vide du Parti socialiste et de son premier secrétaire, bousculés par la mobilisation contre le Front national, qui a déphasé le "peuple de gauche" et ses dirigeants; pris de court dans un processus d'élaboration d'un programme qui se trouve immobilisé au stade du "projet" général; gênés par les embûches que n'a pas encore surmontées Robert Hue dans son entreprise de "mutation" du PCF. En outre, le choix de Lionel Jospin de procéder à un large renouvellement des candidats socialistes aux élections législatives, avec notamment un tiers de femmes, risque, du fait de l'accélération du calendrier, de transformer un avantage en handicap : ces candidats manqueront de temps pour se faire connaître des électeurs. Une majorité confortable Le deuxième atout principal de la droite est en effet, pour des élections anticipées, le nombre de ses sortants. L'avance de quarante sièges que lui attribue, pour les élections à venir, le sondage de la Sofres publié lundi par Le Figaro n'est rien d'autre que la résultante de cette donnée numérique. Depuis quatre ans, les quatre cent quatre-vingts députés de la "vague" de 1993 se sont employés principalement à s'enraciner dans leurs circonscriptions. Comme le dit Patrick Devedjian, député (RPR) des Hauts-de-Seine, même si la majorité devait perdre cent cinquante sièges, elle serait encore la majorité. De ce point de vue, la brièveté de la campagne sera décisive, d'autant plus qu'elle intervient durant un mois de mai sautant de "pont" en "pont" et qui offrira aux Français de nombreux sujets de distraction médiatiques, du sport au cinquantième Festival de Cannes. Après avoir envisagé de retenir le délai le plus long possible entre la dissolution et le scrutin, soit quarante jours au terme de la Constitution, le chef de l'Etat pourrait opter pour une durée moins longue, afin d'épargner le mois de juin en fixant le premier tour au 25 mai et le second au 1er juin. Les précédents de 1968, 1981 et 1988 lui fourniront les justifications nécessaires pour un temps de campagne court, à condition d'oublier que le général de Gaulle avait choisi au contraire, en 1962, le délai maximum. Cette dissolution doublement en clin d'oeil, on la fait parce qu'on joue gagnant et on va vite, manière de se prévaloir de sa propre malice, ne doit pas masquer l'essentiel : si M. Chirac malmène le calendrier institutionnel, alors que sa pente naturelle serait plutôt, selon ses familiers, de "laisser le blé lever", c'est parce qu'il a tout lieu de craindre que la récolte, s'il attendait qu'elle vienne à maturité, ne soit sinistrée par la grêle. Le libre choix présidentiel a toutes les allures d'un cache-misère : les prévisions relatives aux comptes sociaux et au budget de l'Etat sont des plus noires; le chômage n'a aucune chance de régresser au rythme actuel d'activité de l'économie; les investigations judiciaires menacent de cerner le pouvoir à la fin de l'année. La dissolution "de confort" ressemble donc à un leurre, qui pourrait finalement nuire à celui qui y a recours. En fait de parole donnée au peuple et d'habileté face à une opposition dont l'impréparation serait ainsi mise à nu, M. Chirac pourrait être taxé de n'offrir aux Français que le passif de la campagne et de l'élection présidentielles de 1995, ainsi que des choix gouvernementaux qui en ont été la conséquence. Le dérapage des comptes sociaux peut difficilement être mis au compte des gouvernements précédents ou de la conjoncture après l'ambitieux plan de réforme de la Sécurité sociale imaginé et appliqué depuis novembre 1995 par Alain Juppé. Le premier ministre ne peut pas davantage être tenu pour innocent du creusement du déficit de l'Etat. C'est bien l'action du pouvoir chiraquien que les électeurs vont être appelés à juger, autant que son avenir qu'ils sont invités à assurer. Le risque pris par le chef de l'Etat est à la mesure des périls qu'il doit conjurer. PATRICK JARREAU Le Monde du 22 avril 1997

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