Devoir de Philosophie

Article de presse: Grèce, la dictature du vide

Publié le 22/02/2012

Extrait du document

24 juillet 1974 - Le régime grec aura donc trouvé son Sedan sur les plages de Chypre. Quelques mois plus tôt, en cette année 1974, le régime portugais s'était effondré dans les jungles africaines. C'est une loi générale et confirmée depuis longtemps: les aventures extérieures qui ont mal tourné jettent bas les régimes autoritaires. L'humiliation infligée par la force est fatale à ceux dont elle est la seule légitimité. La similitude s'arrête là. Au Portugal, un système vieillot, à peine replâtré, prétendait mener une guerre coloniale au-dessus de ses moyens. De jeunes officiers réalistes-animés de préoccupations politiques et sociales-voulaient rallier le monde moderne en rendant la démocratie à un Etat arriéré. Rien de tel à Athènes. La dictature qui vient de tomber n'avait ni idéologie ni horizon. Jamais ne fut mieux illustré le mot célèbre selon lequel " on peut tout faire avec des baïonnettes sauf s'asseoir dessus ". Depuis sept ans, colonels et généraux se succédaient dans cette position inconfortable. Ils avaient pris le pouvoir aux civils pour " mettre un terme au désordre ". Mais leur savoir-faire se limitait à l'envoi de quelques pelotons de chars, dans l'aube bleue de l'Attique, devant les bâtiments nationaux. Les Papadopoulos, Pattakos, Ghizikis et autres officiers de coup de force n'ont jamais été que des rebelles encombrés d'un Etat. Indigence et impuissance Les deux " régimes " qui se sont succédé à Athènes frappaient par deux défauts, dont ils sont morts: l'indigence et l'impuissance. D'idées, point: quelques pieuses considérations sur la " Grèce des Grecs chrétiens " en tenaient lieu. Le seul homme qui aurait pu " penser " quelque peu l'action du pouvoir, Panayotis Pipinellis-monarchiste formé à l'école maurrassienne,-était mort trop tôt pour laisser son empreinte. Les autres " idéologues " étaient des courtisans, des journalistes à gages ou-ce qui, hélas ! tient aussi au génie du lieu-des bavards fumeux et impénitents. Ne sachant rien proposer à la nation, la dictature ne pouvait rien en attendre. Elle a gâché tous les atouts dont elle disposait: la lassitude réelle dans l'opinion des jeux d'une classe politique sans rigueur, le prestige des armes, la sympathie éveillée dans le peuple par des plébéiens en uniforme succédant à tant de bourgeois nantis et parfois arrogants. Fruste et joyeux, le colonel Pattakos courait les campagnes où son gros bon sens faisait merveille. C'était bien peu pour rallier la Grèce au néant. Conséquence inévitable et fatale : Georges Papadopoulos-sans même parler de son terne successeur-n'avait jamais su ou osé passer de la clientèle au parti. On le pressait de toutes parts de lancer un " rassemblement ". Mais cet officier de renseignements et de fiches, matois et méfiant, ne voulait pas se risquer dans une entreprise où il croyait son pouvoir menacé. Il préférait un régime de police, ne sachant que réagir-avec quelle brutalité!-aux attaques de ses adversaires. Sans parti et sans programme, le régime d'Athènes aurait pu, du moins, en tenant sa première promesse, séduire les honnêtes gens. Il s'était engagé à " en finir avec la corruption " d'une classe politique présentée à tout propos, et sans preuves, comme vénale et indigne. Copains et coquins Or le spectacle donné par les nouveaux venus a été bien vite édifiant à cet égard : prêts et ouvertures de crédits sans garantie, " Balossimo " (contraction du nom du colonel d'affaires Balopoulos et du timbre fiscal " chartossimo " ), concussion, tripotages de toutes sortes, compromissions avec des armateurs véreux et des chevaliers d'industrie. En la personne de ses chefs trop gourmands, l'armée se déshonorait. Il ne suffisait même plus de doubler les soldes pour que les capitaines s'accommodent de l'enrichissement des nouveaux maîtres. Parents et amis, copains et coquins, prenaient leur part de la manne, dans un style de vaudeville que symbolisaient les pyjamas de soirée de Mme Despina Papadopoulos. Enfin, l'incompétence complétait le portrait de cette dictature qui n'existait pas. Pour entendre parler sérieusement à Athènes des affaires de l'Etat, il fallait passer le seuil, généralement surveillé, de techniciens ou de politiciens " au rancart ". Tel ancien gouverneur de la Banque de Grèce, tel professeur éminent et inutile, expliquait, avec un mélange d'exaspération et d'accablement, ce qu'il aurait fallu faire. Le spectacle de ces élites récusées donnait une pénible impression de gaspillage. Il y avait pis encore. Pour se défendre, le régime frappait sans pitié ni trêve. Dans leur cuisine, par peur des micros, des anciens dirigeants de partis de gauche chuchotaient le récit de leurs tourments. De sombres jeunes femmes se savaient veuves pour vingt ans. Des étudiants traqués et volubiles montraient les bleus du dernier matraquage. Telle était la dictature grecque. Ses adversaires, les idées brouillées par la colère et le chagrin, la qualifiaient de " fasciste ". Ses rares partisans, ses nombreux obligés en parlaient, en baissant la voix, comme d'un mal honteux. Les innombrables officiers et fonctionnaires qu'elle avait révoqués en éprouvaient plus de tristesse que de rancune. Dans les lieux publics, la photographie du général Ghizikis-belle tête énergique aux yeux vides-avait succédé au portrait du " président Papadopoulos ", insignifiance rehaussée d'une moustache. Partout, le Phénix surgissait de ses cendres. L'emblème officiel du " 21 avril " montrait un soldat mitraillette au côté veillant sur l'oiseau des renaissances. Mais le pays, lentement, s'enlisait dans le malheur et la désespérance. En faisant appel à Constantin Caramanlis, c'est un constat d'échec qu'ont enfin dressé quelques généraux et beaucoup de capitaines. La dictature est morte d'impuissance et de désarroi. Décidément, Churchill avait raison, pour qui la démocratie était " le pire des régimes à l'exception de tous les autres ". PAUL-JEAN FRANCESCHINI Le Monde du 25 juillet 1974

Liens utiles