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Article de presse: L'appel du vide

Publié le 22/02/2012

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15 février 1956 - Pierre-Henri Simon livre ses réflexions à propos des progrès du poujadisme. Le Trouhadec a montré naguère qu'en appliquant judicieusement aux passions des foules les procédés de la publicité moderne on pouvait inventer une ville et finir par la créer. On peut aussi inventer et créer un homme. La France est en train de tenter cette expérience avec Monsieur Poujade. Non que Monsieur Poujade n'existe pas son existence est une donnée de la situation il a même ce don de présence qui fait qu'un courant de passion collective se polarise sur un individu. Il y a un individu appelé Poujade qui a derrière lui deux millions ou peut-être trois millions de Français, et qui pourra bien en avoir encore davantage. Il les a derrière lui, mais il serait très embarrassé de dire où il les mène. Il les rassemble, il les chauffe, il les exalte par une opération oratoire qui a ce caractère de mettre la pensée hors du jeu. Monsieur Poujade existe, mais il est vide. Bête ? Non pas. L'aptitude à prendre le vent, à inventer le slogan qui porte, à faire sa propre réclame, à organiser les masses, relève de l'intelligence. Cependant, quand on prétend gouverner l'Etat, il faudrait passer à l'étage au-dessus et avoir au moins des idées, à défaut d'un système. Ce qui est apparu dans les premières manifestations de ce génie politique flambant neuf n'a pas ébloui : on a vu, devant les journalistes comme devant les juges, un garçon éberlué, hésitant, répondant mal et dépassé visiblement par son rôle gêné, il avait l'air de vouloir cacher dans sa poche le masque de croque-mitaine réservé pour les tréteaux de la foire. Rien de prometteur chez ses élus. Idée que n'avaient eue encore, sauf erreur, les représentants d'aucun parti, ces farouches adversaires du Parlement se sont précipités ensemble chez le photographe et ont fait tirer un cliché où ils apparaissent ornés de leurs insignes de députés, avec l'air de circonstance que l'on prend dans les réunions d'anciens du régiment : ce qui domine et frappe, ce n'est pas-oh! non!-le rictus de la cruauté ou l'orgueil de la volonté de puissance, mais une impression d'épaisseur un peu hagarde et de vanité intimidée. Invalider ces bons gros ? Quelle erreur ! On les gênera beaucoup plus en leur donnant la parole et en leur demandant leur avis en commission. La médiocrité dans le jeu politique est une force, mais seulement jusqu'à un certain point. En faisant ces remarques, je n'ai pas l'intention de sous-estimer la puissance du poujadisme et d'annoncer son échec, mais de situer le danger où il est. C'est parce que ces hommes n'ont rien à proposer de positif, ni idées ni compétence, et qu'ils ont pu rassembler une large fraction de la volonté nationale sur une négation pure, qu'ils ont fait surgir un grand péril. L'action ne s'accommode pas du vide absolu : là où il n'y a ni connaissance des problèmes ni reconnaissance des valeurs, il faut bien mettre quelque chose, et que reste-t-il ? Des réflexes élémentaires de colère et de violence, des passions grégaires, de vieux complexes historiques. Avec des ressentiments de petits commerçants ou même la mauvaise humeur des contribuables, en criant " A bas Félix Potin ! " ou en chahutant le percepteur, on n'irait pas très loin. Mais on a mieux à portée du bras : l'antisémitisme, la xénophobie, et toutes les séquelles du fascisme et du nazisme. Ces grandes épidémies passent, mais en laissant des germes toujours prêts à redevenir virulents. Et sans doute Poujade, dans son rôle de bon gars, peut-être par calcul, peut-être par un fonds d'honnêteté périgourdine, jure ses grands dieux devant les journalistes étrangers qu'il n'est ni antisémite ni raciste, et qu'il veut seulement remettre de l'ordre et de l'honnêteté dans les affaires de France qui en ont tant besoin. Cependant, au Vel' d'Hiv', ses supporters n'auront, pour entretenir toute une soirée l'enthousiasme de vingt-cinq mille Français, que des slogans de haine raciale à leur jeter; et ceux qui regardent les choses avec mémoire et objectivité ont eu la stupeur ce soir-là d'entendre rebondir à Paris, en ce mois de janvier 1956, des échos qui semblaient venir des tribunes de Nuremberg et d'un passé vieux de vingt ans. Au point de vue du philosophe, le poujadisme est le mal politique absolu : en ce qu'il est l'attrait du néant. Attrait que peut toujours subir une opinion rongée de scepticisme et tentée par le désespoir. Qu'un certain anarchisme de droite, en demi-solde depuis la Libération, ait immédiatement coagulé sur Poujade, lui fournissant les ressources d'une dialectique et l'information d'une culture dont il semble personnellement mal pourvu, rien de surprenant. Le pire scandale et le plus grave péril ne sont pas là. Le scandale et le péril seront quand de vastes secteurs de l'opinion moyenne et honnête se laisseront contaminer, quand la presse d'une droite qui reste républicaine et française se prêtera, plus ou moins consciemment, plus ou moins directement, à l'apologie du poujadisme, ou quand seulement elle oubliera de protester contre la bêtise d'un verbalisme comme celui qui en appelle du Parlement aux états généraux, contre les procédés de violence et de calomnie qui ont déshonoré la dernière campagne électorale, contre l'excitation des fanatismes stériles et dissociateurs de la nation. La nouvelle menace, j'ai cru la voir nettement surgir quand, dix jours après les élections, dans un hebdomadaire honorable, naguère sympathique au MRP, puis au RPF, j'ai découvert deux pages qui, sous prétexte d'information objective, apportaient déjà leur concours à l'approvisionnement de l'opinion par la mystique poujadiste. Il me semblait que je voyais déjà fonctionner le mécanisme qui pourrait, un jour prochain, pousser vers les ultimes fautes un pays qui ne donne que trop de signes d'une conscience civique défaillante et d'une volonté paralysée. A l'heure où importe, dans un climat de lucidité courageuse, le sursaut d'une énergie créatrice de valeurs et d'actes, l'indulgence à Monsieur Poujade est déjà le conseil mortel du vertige, l'appel du vide, le réflexe de la perdition. PIERRE-HENRI SIMON Le Monde du 25 janvier 1956

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