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Article de presse: La crise met en cause la méthode du premier ministre

Publié le 22/02/2012

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1er-18 décembre 1995 - Les manifestations qui ont pris pour cible, mardi 12 décembre, le premier ministre et son plan de réforme de la Sécurité sociale mettent en cause le comportement d'Alain Juppé autant que sa politique. Installé à l'hôtel Matignon depuis sept mois, l'ancien député et adjoint au maire de Paris cumule la direction du gouvernement avec la présidence du RPR et la mairie de Bordeaux. Il est critiqué, en privé, par certains de ses ministres et, à l'intérieur de la majorité, pour son manque d'ouverture, son goût du secret et son penchant pour les décisions brutales. Le défaut de communication du gouvernement est imputable, entre autres, au fait que l'information est restreinte à un petit nombre de hauts fonctionnaires, réfractaires au dialogue et méfiants devant tout point de vue non conforme aux orientations définies par le premier ministre. Certains ministres ont envisagé de donner leur démission en constatant que leur rôle se borne à expliquer des décisions prises sans eux. POURQUOI ? Pourquoi et comment ? Pourquoi les cheminots de la SNCF et les machinistes de la RATP, ceux qu'on appelle les " roulants " et qui mènent la danse de la France gréviste, ne reprennent-ils pas le travail malgré les concessions du premier ministre ? Pourquoi la CGT et FO via Louis Viannet et Marc Blondel, leurs secrétaires généraux respectifs, ne font-ils rien pour que cesse la partie de bras de fer entre la " base " et Alain Juppé après trois semaines de crise sociale ? Comment en est-on arrivé à cette situation de blocage, dans laquelle les syndicats ne savent plus trop quoi dire face au locataire de l'hôtel Matignon, qui parle, mais n'est plus cru ? Se poser ces questions revient à s'interroger sur la méthode de gouvernement de celui que Jacques Chirac présentait aux jeunes du RPR réunis à Strasbourg, en septembre 1993, comme " le meilleur d'entre nous ". M. Juppé a été sourd il n'est plus entendu. Les sept premiers mois de l'action gouvernementale sont l'histoire d'une gigantesque méprise sur l'homme de Matignon, son équipe et sa conception du pouvoir. Pour bien en saisir les contours, il faut faire un petit retour en arrière. De mars 1993 à mai 1995, M. Juppé est ministre des affaires étrangères. Les qualificatifs ne sont pas assez nombreux ni assez élogieux pour louer, encenser, féliciter, exalter et vanter les mérites de celui qui se veut " loyal " envers le premier ministre, Edouard Balladur, et " fidèle " à son maître en politique, Jacques Chirac. Tout le monde s'émerveille de l'exercice d'équilibre auquel, en fin diplomate, il s'adonne. Ministre dynamique, qui casse le ronron de son prédécesseur Roland Dumas, M. Juppé est d'autant plus apprécié par les fonctionnaires du " Quai " qu'il fait la politique interne que réclament les services. Juppé, c'est du sérieux. Et c'est vrai qu'à cette époque le secrétaire général du RPR il deviendra président intérimaire en novembre 1994 et définitif en octobre 1995 est un homme abordable. Presque chaleureux. Au moins amical, même si les débuts de la campagne présidentielle le rendent un peu nerveux. Un trio en circuit fermé Il communique et sait se montrer un adjoint efficace. Car M. Juppé est avant tout le numéro deux de M. Chirac, qui lui a tout donné : la direction des finances, puis le poste d'adjoint chargé des finances à la mairie de Paris une circonscription dans la capitale le ministère du budget en 1986 le secrétariat général du RPR. Ceux qui le connaissent alors le définissent pourtant comme un technocrate solitaire, ce qui, manifestement, est à leurs yeux un double handicap, mais ces travers ne vont s'épanouir qu'après la nomination de M. Juppé comme premier ministre. Car Juppé au " Quai " et Juppé à Matignon, ce sont deux hommes différents. L'ouverture fait place à la fermeture. Le " meilleur " est aux manettes, on va voir ce qu'on va voir ! Le directeur du cabinet au quai d'Orsay, Dominique de Villepin, volubile et secret, devient secrétaire général de la présidence de la République, et son ancien adjoint, Maurice Gourdault-Montagne, polyglotte et secret, devient directeur du cabinet de Matignon. Un troisième homme s'ajoute au duo : Pierre-Mathieu Duhamel, un des deux directeurs adjoints du cabinet du premier ministre il vient de la mairie de Paris, mais il a eu, en son temps, une petite faiblesse pour le balladurisme. Sur ces trois hommes repose le système Juppé qui, fonctionnant en circuit fermé, se caractérise par une étonnante opacité et un goût du secret qui dépasse l'entendement. L'emprise de cette équipe de techniciens a de quoi faire sourire quand on se souvient des tirades enflammées du candidat Chirac contre les cabinets ministériels, qui devaient s'effacer, et contre les technocrates, appelés à se faire tout petits. Le système mis en place produit un extraordinaire déficit de communication, car l'équipe oscille entre les deux termes d'une curieuse alternative : le silence ou la langue de bois, censés convenir l'un et l'autre pour déjouer la curiosité d'observateurs présumés " incompétents ". L'absence d'explication des décisions gouvernementales se combine, chez M. Juppé, avec une incapacité à travailler en équipe. Les ministres en savent quelque chose : combien sont-ils, ceux qui se sont fait rembarrer pour avoir exprimé une réflexion de leurs services ou émis publiquement une idée qui n'avait pas l'aval de Matignon ? Combien sont-ils, ceux qui, sachant que leur communication est étroitement surveillée, diffusent désormais un discours " robinet d'eau tiède ", frappé au coin du conformisme, après avoir vu le sort peu enviable réservé à un collègue trop téméraire ? Certains ont envisagé de donner leur démission. Avant la " lessive " du premier remaniement, la mise en cause discrète des néophytes du gouvernement avait fini par inspirer en privé ce jugement à un ministre qui est resté en poste : " Depuis six mois, Juppé scie la branche sur laquelle il est assis en disant qu'il est entouré d'une équipe de merdeux. " D'un autre qui, lui, est passé à la trappe : " Au conseil des ministres, ses interventions sont brèves, rares. Il intervient de façon plutôt désagréable, pour interrompre ou couper quelqu'un qui est trop long. Celui qui fait le liant, c'est Chirac il sait passer la main dans le dos de tout le monde. " Premier ministre, M. Juppé aurait-il fait la démonstration qu'il n'est pas chef du gouvernement ? Un ministre encore en poste le voit plutôt en " homme-orchestre " qu'en " chef d'orchestre ". Il n'est pas rare d'entendre dire qu'il ne sait pas se comporter en chef d'équipe. Ses proches récusent ce reproche, en soutenant qu'il sait déléguer quand il peut faire confiance. Il faut croire que sa confiance est distribuée avec parcimonie. Ce jugement, en tout cas, passe par pertes et profits la méthode issue du système Juppé et mise en évidence par la grave crise sociale que traverse le pays : l'annonce sans concertation, l'injonction brutale et le passage en force. La réforme et la purge Dès le début décembre, Bernard Brunhes, membre de feu la commission Le Vert sur les régimes spéciaux de retraite, assurait, dans un entretien à La Croix, que le plan Juppé pour la " Sécu " était " gravement handicapé par une erreur de méthode ". " Le premier ministre a décidé d'administrer sa réforme comme on administre une purge. Pour preuve, la vingtaine de forums régionaux, dont l'objectif de concertation a été très formel ", affirmait l'ancien conseiller social de Pierre Mauroy, premier ministre socialiste entre 1981 et 1984. M. Juppé décide, puis, éventuellement, il discute si le mouvement social l'y contraint. Le plus extraordinaire est qu'il agit ainsi de parfaite bonne foi sa réforme de la protection sociale est la meilleure possible et il ne comprend pas que les syndicats ne l'admettent pas. Cette façon de concevoir le pouvoir illustre-t-elle une profonde méconnaissance des rapports sociaux et du fonctionnement de la société ? Dans un entretien accordé à L'Express (daté 6-12 décembre), Charles Pasqua, qui n'est pas vraiment un ami de M. Juppé, apporte une réponse positive en déclarant : " On ne peut pas mener ce pays comme on dirige un conseil d'administration. " L'ancien ministre de l'intérieur enfonce le clou en affirmant qu'on ne peut pas obtenir la confiance de l'opinion " d'une manière technocratique, bureaucratique et, en définitive, un peu autoritaire ". Pour ceux qui auraient besoin d'une précision supplémentaire, M. Pasqua donne la recette : " D'abord, il faut dialoguer, ne pas mépriser ou [leur] donner ce sentiment ceux qui sont inquiets pour leur avenir. " Face aux critiques qui commencent à pleuvoir à l'intérieur même de la majorité, M. Juppé se cabre et tord un peu la réalité. Il prétend qu'il n'a jamais dit ce qu'il a dit à propos de l'alignement des régimes spéciaux sur le régime général il assure que le dialogue social n'a jamais aussi bien fonctionné il dénonce l'entreprise de " désinformation " dont il serait victime. Bref, ce qui arrive n'est pas, n'est jamais de sa faute. Ce sont les autres qui, comme toujours, ne comprennent rien. OLIVIER BIFFAUD Le Monde du 14 décembre 1995

« communication est étroitement surveillée, diffusent désormais un discours " robinet d'eau tiède ", frappé au coin du conformisme,après avoir vu le sort peu enviable réservé à un collègue trop téméraire ? Certains ont envisagé de donner leur démission. Avant la " lessive " du premier remaniement, la mise en cause discrète des néophytes du gouvernement avait fini par inspirer enprivé ce jugement à un ministre qui est resté en poste : " Depuis six mois, Juppé scie la branche sur laquelle il est assis en disantqu'il est entouré d'une équipe de merdeux.

" D'un autre qui, lui, est passé à la trappe : " Au conseil des ministres, ses interventionssont brèves, rares.

Il intervient de façon plutôt désagréable, pour interrompre ou couper quelqu'un qui est trop long.

Celui qui faitle liant, c'est Chirac il sait passer la main dans le dos de tout le monde.

" Premier ministre, M.

Juppé aurait-il fait la démonstration qu'il n'est pas chef du gouvernement ? Un ministre encore en poste levoit plutôt en " homme-orchestre " qu'en " chef d'orchestre ".

Il n'est pas rare d'entendre dire qu'il ne sait pas se comporter enchef d'équipe.

Ses proches récusent ce reproche, en soutenant qu'il sait déléguer quand il peut faire confiance.

Il faut croire quesa confiance est distribuée avec parcimonie.

Ce jugement, en tout cas, passe par pertes et profits la méthode issue du systèmeJuppé et mise en évidence par la grave crise sociale que traverse le pays : l'annonce sans concertation, l'injonction brutale et lepassage en force. La réforme et la purge Dès le début décembre, Bernard Brunhes, membre de feu la commission Le Vert sur les régimes spéciaux de retraite, assurait,dans un entretien à La Croix, que le plan Juppé pour la " Sécu " était " gravement handicapé par une erreur de méthode ".

" Lepremier ministre a décidé d'administrer sa réforme comme on administre une purge.

Pour preuve, la vingtaine de forumsrégionaux, dont l'objectif de concertation a été très formel ", affirmait l'ancien conseiller social de Pierre Mauroy, premier ministresocialiste entre 1981 et 1984.

M.

Juppé décide, puis, éventuellement, il discute si le mouvement social l'y contraint.

Le plusextraordinaire est qu'il agit ainsi de parfaite bonne foi sa réforme de la protection sociale est la meilleure possible et il necomprend pas que les syndicats ne l'admettent pas. Cette façon de concevoir le pouvoir illustre-t-elle une profonde méconnaissance des rapports sociaux et du fonctionnement dela société ? Dans un entretien accordé à L'Express (daté 6-12 décembre), Charles Pasqua, qui n'est pas vraiment un ami de M.Juppé, apporte une réponse positive en déclarant : " On ne peut pas mener ce pays comme on dirige un conseil d'administration.

"L'ancien ministre de l'intérieur enfonce le clou en affirmant qu'on ne peut pas obtenir la confiance de l'opinion " d'une manièretechnocratique, bureaucratique et, en définitive, un peu autoritaire ".

Pour ceux qui auraient besoin d'une précisionsupplémentaire, M.

Pasqua donne la recette : " D'abord, il faut dialoguer, ne pas mépriser ou [leur] donner ce sentiment ceux quisont inquiets pour leur avenir.

" Face aux critiques qui commencent à pleuvoir à l'intérieur même de la majorité, M.

Juppé se cabre et tord un peu la réalité.

Ilprétend qu'il n'a jamais dit ce qu'il a dit à propos de l'alignement des régimes spéciaux sur le régime général il assure que ledialogue social n'a jamais aussi bien fonctionné il dénonce l'entreprise de " désinformation " dont il serait victime.

Bref, ce quiarrive n'est pas, n'est jamais de sa faute.

Ce sont les autres qui, comme toujours, ne comprennent rien. OLIVIER BIFFAUD Le Monde du 14 décembre 1995. »

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