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Article de presse: La démission de Nixon, le sacrilège

Publié le 17/01/2022

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8 août 1974 - On ne le savait plus, on ne voulait plus le croire. Mais il y a encore au moins une nation sur cette terre où la loi décidément est plus forte que les hommes où, à peine nommés par un président, des juges sont capables de lancer des réquisitions contre lui, où un parti peut préférer la manifestation de la justice au maintien d'un des siens au pouvoir. Bien sûr, il y a toujours quelque chose d'atroce dans l'hallali, et beaucoup de ceux qui y ont participé ont pensé se sauver en sacrifiant celui auquel ils devaient leur fortune. Il n'en reste pas moins que, sans le grand besoin de vérité et de pureté qui le remue actuellement dans son tréfonds, le peuple américain n'aurait pas chassé de la Maison Blanche l'homme qui lui a menti avec tant de constance depuis des années. Car il n'a pas menti seulement dans l'affaire du Watergate, le rusé Richard, il a constamment, sciemment, égaré ses compatriotes, et notamment sur la guerre secrète que les aviateurs et ses agents ont longtemps menée au Cambodge et au Laos. Un de ses plus illustres prédécesseurs, Abraham Lincoln, a dit que l'on pouvait se tromper tout le temps une personne ou tout le monde une fois, mais pas tout le monde tout le temps. Richard Nixon tombe pour avoir oublié ce sage précepte. Les Américains, malgré les débordements de la contestation et de la contre-culture, malgré un prodigieux défoulement sexuel, rançon de décennies d'hypocrisie, n'ont pas vraiment dénoué le cocon de moralisme dans lequel les puritains ont enserré leur vie politique. Les représentants peuvent être véreux, les sénateurs corrompus : pas le président. Le suffrage universel, expression de la volonté divine-vox populi, vox Dei,-lui confère une onction de nature quasi sacrale. De l'homme revêtu de la " cape présidentielle " on attend qu'il soit désormais autre : c'est le fondement de son autorité et du respect qu'il est en droit d'exiger de tous les concitoyens. Avant Nixon, Johnson déjà avait porté un rude coup à la " crédibilité " de la Maison Blanche. Si on avait laissé son successeur poursuivre sur cette voie sacrilège, c'est l'institution présidentielle elle-même qui aurait risqué de faire quelque jour les frais de la colère d'un peuple abusé. Dans un monde dont la raison d'Etat reste, au-delà des frontières idéologiques, la règle commune, Nixon était en bonne compagnie. La fréquentation des terribles " realpolitikers " pour lesquels Henry Kissinger éprouve tant d'admiration a-t-elle contribué à le faire en prendre à son aise avec ce qu'il pouvait lui rester de scrupules ? Il a pu se dire que, face à des brigands, il n'avait d'autre ressource que de se faire lui-même brigand. En écrasant Hanoï sous les bombes, en soutenant les régimes les plus réactionnaires et les plus corrompus, pourvu qu'ils fussent anticommunistes, en laissant la CIA disputer au KGB ses lauriers les plus contestables, en sacrifiant ses protégés dès l'instant où ils avaient cessé d'être utiles, il a montré qu'à ce jeu, hélas ! l'élève pouvait en remontrer aux maîtres. On aurait pu imaginer que ses compatriotes trouvent dans ce triste palmarès, plutôt que dans une médiocre affaire de vol de documents, des raisons de lui demander des comptes. Mais non, ils l'ont triomphalement réélu il y a moins de deux ans, alors que la plupart de ces faits, ou plutôt de ces méfaits, étaient de notoriété publique. Même la révélation du Watergate, d'ailleurs ne les a pas tellement émus sur le moment. Il a fallu l'acharnement d'une poignée de journalistes insensibles à toutes les pressions pour que, l'une après l'autre, les colonnes du temple s'écoulent, pour que les imposteurs et les forbans, qui, de la vice-présidence des Etats-Unis au ministère de la justice, tenaient tant de postes-clés, révèlent enfin leurs vrais visages. A côté d'un Agnew ou d'un Mitchell, d'un Dean ou d'un Haldeman, Nixon à vrai dire, fait plutôt bonne contenance, et ses adieux ne manquent pas de grandeur. Au fond, s'il a trahi le rêve américain, il en a été aussi, ans une certaine mesure, la victime. Dans un système qui exalte à ce point l'individu et la lutte pour la vie, qui professent que chaque citoyen peut, à la force du poignet, accéder aux plus hautes responsabilités, combien chaque jour se brûlent à la flamme, dont on ne parle jamais, parce que moins coriaces ou plus scrupuleux que Richard Nixon, ils se sont découragés plus tôt. America is beautiful, ce slogan dont la propagande officielle a accablé la population des Etats-Unis était à bien des égards mensonger. Pas seulement parce qu'il n'est pas de pays au monde où la société industrielle et le culte du Veau d'or aient autant abîmé la nature, mais parce que la brutalité et la corruption de la vie publique ont singulièrement terni l'image que présentait au monde la démocratie américaine et qui a fait si longtemps d'elle le havre et le champion de la liberté. Cette liberté, cent quatre-vingt-dix huit ans après la Déclaration de l'indépendance américaine, cent quatre-vingt-cinq ans après celle des Droits de l'homme et du citoyen, demeure une fleur bien fragile, elle aurait peu de chances de survivre très longtemps dans le monde si les etats-unis tournaient comme ils ont menacé de le faire avec Nixon, au totalitarisme camouflé sous les apparences du libéralisme. Que la démocratie, in extremis, se soit réveillée, et quelle ait imposé sa loi à celui qui la bafouait avec tranquillité, est de bon augure. Mais la crise a été trop chaude pour ne pas laisser de profondes blessures dans le corps de l'Amérique et de la partie du monde qu'elle domine. ANDRE FONTAINE Le Monde du 10 août 1974

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