Devoir de Philosophie

Article de presse: Le grand dessein de Richard Nixon

Publié le 17/01/2022

Extrait du document

22-30 mai 1972 - Quelles sont les idées directrices de Richard Nixon, les hommes dont il s'entoure, quand il pénètre enfin à la Maison Blanche ? Il fait grand cas du cabinet qu'il a constitué et présenté à la télévision-une innovation-le 11 décembre 1968. Il les crédite, un peu sur le ton de quelqu'un qui fait l'article d'une " dimension spéciale " (an extra dimension), bien que Henry Kissinger, qui n'est pas sur scène, ne quittera les sous-sols de la Maison Blanche pour le septième étage du Département d'Etat qu'en août 1973. Des onze ministres nommés alors, il n'en reste pas un. Le dernier de l'équipe initiale, George Shultz, a démissionné fin mars 1974. De 1969 à aujourd'hui, Richard Nixon aura nommé vingt-sept secretaries-deux de plus que n'en avait consommé F.D. Roosevelt en douze ans. Le président républicain n'a-t-il pas réussi à s'attacher les services des " grands commis " interchangeables du monde des affaires privées et publiques ? Il semble effectivement qu'il ait dû se rabattre-à l'exception de Henry Kissinger, mais c'est une autre histoire...-sur des personnalités assez grises, ou périlleusement inexpérimentées. Richard Nixon arrive au pouvoir avec, en tête, un " vide insondable ". Il mettra plusieurs mois à sortir de son silence sur le Vietnam, il rapatrie le corps expéditionnaire par " petits paquets ", il " vietnamise " le conflit, il envahit le Cambodge, pilonne Hanoï et Haïphong en décembre 1972. C'est seulement le 23 janvier 1973, après la réélection triomphale du président Richard Nixon, que l'accord sur le cessez-le-feu au Vietnam sera signé : les négociations auront duré plus longtemps que l' " escalade ", et le soutien ultérieur au régime de Saigon reviendra au contribuable américain à 3 milliards de dollars par an environ. Si, dès le mois de février suivant l' " inauguration " de janvier 1969, il se lance dans une tournée européenne, commençant aux pieds du général de Gaulle (sans omettre de s'entretenir à Paris avec quelques " Français moyens ", de préférence connus et parlant anglais...), c'est hélas! sans idée préconçue ni non plus projet constructif. Quatre ans plus tard, 1973 est proclamée, on ne sait pas très bien pourquoi, l' " année de l'Europe ", d'où l'on sautera, sans autre transition que l'embargo pétrolier consécutif à la guerre du Kippour, aux mises en demeure réitérées à une Europe à laquelle on reprochera à la fois-et le verbe haut-sa désunion et sa défection. Il faut remonter au Kennedy le plus juvénile pour retrouver des semonces aussi cinglantes et explicites adressées à l' " incohérence " européenne. La politique chinoise, partant de zéro, pourra progresser de nuance en nuance. A la fin de 1968, le vainqueur non encore " inauguré " envisage bien la possibilité d'une " normalisation " avec la Chine populaire mais tout comme un Dean Rusk, il y met la condition que le continent rouge se convertisse d'une politique expansionniste à la " solution de ses problèmes intérieurs ". De toute façon, la politique étrangère de Richard Nixon est aux mains d'Henry Kissinger, et il serait tout aussi futile de vouloir la prendre en flagrant délit de retournement que d'y déchiffrer une préméditation mûrie dans les bibliothèques. Les " structures de paix " qu'elle s'évertue à bâtir depuis 1970 ne sont que des circonférences raisonnées déployées autour de la suprématie américaine. Ce qui est primordial pour un président américain, qu'il embrasse la détente Est-Ouest comme le Nixon d'après 1970, ou qu'il la stigmatise comme aux beaux jours de la " guerre froide ", ce sont ses relations avec le peuple américain et ses représentants au Congrès. " Téléphone rouge " ou pas, de quels moyens de pression-autres que purement nihilistes-disposerait un président américain qui ne jouirait pas de la confiance populaire, qu'il se soit appliqué à l'éclairer ou à la doper? Après les transes d'un Johnson aux abois, la sérénité compassée d'un Richard Nixon rassérène. La stratégie du remodelage Seulement, ce premier quadriennat est traversé d'un grand rêve, conçu par John Mitchell, ministre de la justice, qui prend en charge, avec une superbe insensibilité aux susceptibilités du Congrès, le sort de l'administration Nixon. Il ne s'agit pas seulement d'assurer la réélection du président en 1972-programme légitime et nullement chimérique,-mais d'établir à long terme le règne du Parti républicain sur la base d'une nouvelle coalition. La confusion fébrile des années 60 condamne les démocrates au purgatoire. Elle a même disloqué ce qui les unifiait, l'agglomération instable des voix populistes du Sud et des populations urbaines du Nord-Est. Le Sud est à prendre, comme le gouverneur Wallace l'a montré. Et la croissante discrimination du logement par le loyer, le peuplement en plein essor des Etats de la " ceinture du soleil " (Sun Belt), pour qui l'argent et les loisirs sont censés être l'unique préoccupation, délimitent une clientèle encore floue, mais prête à répondre à une propagande de protectionnisme social " dynamique ". Une fois de plus, on table sur un remodelage à froid des forces vives et sous-exprimées d'une nation dont le Congrès ne traduit aucunement la " volonté générale ". D'où l'obstruction larvée, taraudante, à la déségrégation scolaire, au mépris des rappels à l'ordre sans indulgence de la Cour suprême d'où deux candidatures cyniquement " sudistes " (à des degrés près) à cette même Cour, qui achopperont à la résistance du Sénat, et tout une série de mesures qui échapperont aux observateurs mais n'en feront pas moins des premières années de Richard Nixon au pouvoir une période de charivari domestique et de malaise. Les élections de 1970, qui doivent démontrer que l'Amérique se réveille aux appels d'un Richard Nixon, qui s'est jeté en plein coeur de la mêlée, et d'un Spiro Agnew, se soldent par un bilan modeste, quoique positif, pour une consultation où la présidence n'est pas aux enchères. Est-ce à partir de ce moment que la Maison Blanche décide collectivement que les prochains affrontements se livreront plus dans les souterrains et les égouts que sur le forum, et que rien ne doit être laissé au hasard pour la réélection présidentielle de 1972 ? En tout cas, le " grand dessein " d'une coalition refoulant dans le marginalisme électoral les Etats incurablement démocrates du Nord-Est descendra dans la clandestinité et aux moyens obliques. La déception de 1970 a pu être la matrice de l'affaire du Watergate et des scandales subsidiaires qui vont assombrir le second " terme " de Richard Nixon-réélu dans un fauteuil en novembre 1972 contre un candidat démocrate honnête mais sans force de persuasion, le sénateur George McGovern. L'isolement Alors, se demandera-t-on, Richard Nixon, ce n'était donc que cela ? Une sorte d'ilote de la politique, provincial sans province, tour à tour manipulé et manipulant, n'arrivant aux plus hautes responsabilités que pour déchoir ? Certains, surtout à l'étranger, ont vu en lui un grand président, guidant à vue, bien sûr, l'économie américaine et la sachant assez forte pour endurer la dévaluation du dollar et autres profanations puisqu'au bout de ces cahots il ne pouvait surgir qu'une affirmation brutale de la primauté américaine, débarrassée de ses faux-semblants et de ses tabous. Au-dehors, les voyages à Pékin, en février 1972, et à Moscou, en mai suivant-la première visite d'un chef d'Etat au Kremlin (qui, en 1967, n'avait pas daigné accorder audience au simple citoyen Richard Nixon...),-resteront des dates historiques. Si divers aspects de cette détente triangulaire, comme l'abrupte " médiation " américaine dans le conflit israélo-arabe d'octobre 1973, feront encore couler beaucoup d'encre, d'autres, souvent mal perçus, ont un mérite indiscutable : la diplomatie américaine élève enfin les rapports de forces au-dessus des passions idéologiques. Il peut encore y avoir des tensions Est-Ouest. Elles pourront être traitées avec sang-froid, de puissance à puissance, et non plus sous la pression d'une opinion hantée par un nébuleux " danger communiste ". Cet exorcisme est à l'actif de l'oeuvre commune de Richard Nixon et d'Henry Kissinger. Le second maîtrise, au moins par l'esprit, les données du réalisme de Kriegspiel planétaire. Le premier, trop habitué à traquer des démons, les a trop cherchés parmi ses compatriotes. La politique intérieure et sociale de M. Nixon, quand elle n'aura pas été dictée par des considérations strictement électorales, aura été " pragmatique " en ce sens qu'elle n'a jamais obéi à une conception d'ensemble, ce qui laissait au Congrès toute latitude pour prendre les devants. C'est dans ce domaine-où il n'aura pas trouvé de Kissinger-que le bilan de M. Nixon et le plus pauvre. Le président n'a jamais eu qu'une vue très restreinte du corps social américain. Lui-même, à la fin, n'avait pas moins de quatre résidences (passablement trop pour ses moyens présidentiels) et naviguait constamment de l'une à l'autre. Bien qu'il aimât à passer pour un grand méditatif, fuyant l'agitation du siècle pour se plonger dans la contemplation, c'était surtout un errant, ruminant ses problèmes plutôt que de s'attaquer à ceux des autres. Il renoue ainsi avec la tradition républicaine la moins imaginative, celle des présidents d'avant le New Deal. Entre-temps, il est vrai, les Américains ont appris à " se défendre " contre l'incurie délibérée de leur gouvernement. Le budget de la santé publique et de l'assistance aux collectivités, comme celui de l'aide à l'éducation, triplera en dix ans alors que celui du Pentagone restera pratiquement constant. Richard Nixon n'y est pour rien. C'est la croissance des engagements de dépenses souscrits par ses prédécesseurs démocrates. Ses propres velléités de " réformes " ne resteront qu'en bas de page de la postérité. ALAIN CLEMENT Le Monde du 10 août 1974

« n'est pas aux enchères. Est-ce à partir de ce moment que la Maison Blanche décide collectivement que les prochains affrontements se livreront plusdans les souterrains et les égouts que sur le forum, et que rien ne doit être laissé au hasard pour la réélection présidentielle de1972 ? En tout cas, le " grand dessein " d'une coalition refoulant dans le marginalisme électoral les Etats incurablementdémocrates du Nord-Est descendra dans la clandestinité et aux moyens obliques.

La déception de 1970 a pu être la matrice del'affaire du Watergate et des scandales subsidiaires qui vont assombrir le second " terme " de Richard Nixon-réélu dans unfauteuil en novembre 1972 contre un candidat démocrate honnête mais sans force de persuasion, le sénateur George McGovern. L'isolement Alors, se demandera-t-on, Richard Nixon, ce n'était donc que cela ? Une sorte d'ilote de la politique, provincial sans province, tour à tour manipulé et manipulant, n'arrivant aux plus hautesresponsabilités que pour déchoir ? Certains, surtout à l'étranger, ont vu en lui un grand président, guidant à vue, bien sûr, l'économie américaine et la sachant assezforte pour endurer la dévaluation du dollar et autres profanations puisqu'au bout de ces cahots il ne pouvait surgir qu'uneaffirmation brutale de la primauté américaine, débarrassée de ses faux-semblants et de ses tabous.

Au-dehors, les voyages àPékin, en février 1972, et à Moscou, en mai suivant-la première visite d'un chef d'Etat au Kremlin (qui, en 1967, n'avait pasdaigné accorder audience au simple citoyen Richard Nixon...),-resteront des dates historiques.

Si divers aspects de cette détentetriangulaire, comme l'abrupte " médiation " américaine dans le conflit israélo-arabe d'octobre 1973, feront encore coulerbeaucoup d'encre, d'autres, souvent mal perçus, ont un mérite indiscutable : la diplomatie américaine élève enfin les rapports deforces au-dessus des passions idéologiques. Il peut encore y avoir des tensions Est-Ouest.

Elles pourront être traitées avec sang-froid, de puissance à puissance, et non plussous la pression d'une opinion hantée par un nébuleux " danger communiste ". Cet exorcisme est à l'actif de l'oeuvre commune de Richard Nixon et d'Henry Kissinger.

Le second maîtrise, au moins parl'esprit, les données du réalisme de Kriegspiel planétaire.

Le premier, trop habitué à traquer des démons, les a trop cherchésparmi ses compatriotes. La politique intérieure et sociale de M.

Nixon, quand elle n'aura pas été dictée par des considérations strictement électorales,aura été " pragmatique " en ce sens qu'elle n'a jamais obéi à une conception d'ensemble, ce qui laissait au Congrès toute latitudepour prendre les devants.

C'est dans ce domaine-où il n'aura pas trouvé de Kissinger-que le bilan de M.

Nixon et le plus pauvre.Le président n'a jamais eu qu'une vue très restreinte du corps social américain.

Lui-même, à la fin, n'avait pas moins de quatrerésidences (passablement trop pour ses moyens présidentiels) et naviguait constamment de l'une à l'autre. Bien qu'il aimât à passer pour un grand méditatif, fuyant l'agitation du siècle pour se plonger dans la contemplation, c'étaitsurtout un errant, ruminant ses problèmes plutôt que de s'attaquer à ceux des autres.

Il renoue ainsi avec la tradition républicainela moins imaginative, celle des présidents d'avant le New Deal.

Entre-temps, il est vrai, les Américains ont appris à " se défendre "contre l'incurie délibérée de leur gouvernement.

Le budget de la santé publique et de l'assistance aux collectivités, comme celui del'aide à l'éducation, triplera en dix ans alors que celui du Pentagone restera pratiquement constant.

Richard Nixon n'y est pourrien.

C'est la croissance des engagements de dépenses souscrits par ses prédécesseurs démocrates. Ses propres velléités de " réformes " ne resteront qu'en bas de page de la postérité. ALAIN CLEMENT Le Monde du 10 août 1974. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles