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Article de presse: La facture sociale

Publié le 22/02/2012

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1er-18 décembre 1995 - Avant la grève, si longue, il n'était question que de fracture sociale. Jacques Chirac avait, avec succès, fait campagne sur ce thème. Depuis son élection à la présidence de la République, il était devenu habituel d'opposer ses faits et gestes, puis plus encore ceux de son premier ministre, à ce diagnostic, par ailleurs indiscutable. Aujourd'hui, tandis que le conflit s'éternise et provoque, singulièrement en province, des manifestations qui en disent long sur le malaise pernicieux qui étreint le pays, c'est plutôt, avec ses arriérés, de facture sociale qu'il conviendrait de parler. Car il faudra bien payer, en intérêts comme en principal, ce que ces jours ont révélé de rancoeurs accumulées, d'incompréhensions ressassées ou, tout simplement, d'angoisses qui ne demandaient qu'à s'exprimer. Non seulement l'interruption économique aura un coût, ainsi que les conditions de règlement du conflit de plus en plus cher pour le gouvernement, à mesure que le temps passe , mais le service d'une dette imprévisible par nature va peser sur le long terme. Tout cela parce que, une fois de plus, faute de pédagogie et de méthode, des réformes n'auront pas pu être engagées sans arrière-pensée. Et que les échéances inévitables risquent de se trouver reportées, d'une manière collectivement préjudiciable. Avec le recul, la situation actuelle donne en apparence raison, tout à la fois, à Edouard Balladur, à Jacques Delors et au Jacques Chirac d'avant son entrée à l'Elysée. Chacun, à sa manière, avait bien diagnostiqué l'état de la société française, savait ce qu'il fallait faire, et en avait déduit une attitude qui, pour être différente dans la présentation, revenait au même sur le fond. L'ancien premier ministre de la deuxième cohabitation avait justifié l'immobilisme qu'on lui reprochait par la fragilité du corps social, incapable de supporter des électrochocs à ses yeux. Le président de la Commission européenne, en renonçant à la candidature, alors que les sondages le donnaient gagnant, avait avancé pour prétexte qu'il ne disposait pas du peuple, des partis, des syndicats, et encore moins des cadres intermédiaires, nécessaires à une politique du changement. Futur vainqueur, Jacques Chirac, lui, avait passé son temps à fustiger les blocages et feint de croire qu'il serait en mesure de dépasser les clivages. Si le Juppé première manière avait paru ankylosé par la conjonction de ces oracles, donnant des gages à tous les camps jusqu'à la confusion, l'orientation retenue après le discours du président Chirac, le 26 octobre, se souciait comme d'une guigne de ces calculs. Au mépris de toute prudence, " droit dans ses bottes " comme il aime à le dire, le premier ministre était décidé à passer outre. Avec les résultats que l'on aperçoit maintenant, où sa propre personnalité, voire les traits de son comportement, jugé cassant ou ignorant des choses de la vie, ajoutent une dimension politique, peut-être même expiatoire, au bilan négatif de la gestion maladroite d'une crise grave, toute en colère contenue, comme la France en connaît périodiquement. Pourtant, le paysage demeure inchangé, malheureusement conforme au constat sans complaisance dressé à l'époque. Qu'on le veuille ou non, les relais sont défaillants entre des élites habituées à penser dans leurs tours d'ivoire, bien campées sur des certitudes, et des corps intermédiaires déboussolés qui, pour tout repère, en viennent à invoquer de vieux principes intangibles dès qu'ils sont bousculés par une tourmente. Dès lors que l'on entend passer en force ou que l'on élabore la réforme dans le secret, comme le fit Alain Juppé, on s'expose à des réactions vigoureuses. Manquent, ici et là, dans les régions comme dans les fédérations, les syndicalistes susceptibles d'engager une réflexion à long terme, puis capables d'avancer des contre-propositions. On a par exemple bien vu comment, à partir d'une orientation arrêtée en congrès, Nicole Notat s'est retrouvée en difficulté au sein de la CFDT. De la même façon, que l'opposition principalement socialiste puisse se croire dans son rôle en refusant de reconnaître le bien-fondé d'une réforme qui va dans le sens de leurs préoccupations en dit long sur des pratiques politiques inconséquentes. Cela étant et ce délabrement tant social que politique en témoigne jusqu'à la caricature , la France paie chèrement les conséquences de plus de vingt années de crise, à leur tour synonymes de retards, d'ajustements non réalisés au bon moment, de réticences devenues schizophréniques. Faute de volonté collective, en raison de démissions tout aussi collectives, la société française ses élites comme ses représentants s'est laissé gangrener par le chômage, l'exclusion et les restructurations. Consciemment ou non, elle a transformé la mondialisation de l'économie et les critères de convergence de Maastricht en boucs émissaires, comme pour mieux cacher l'existence de frustrations profondément enracinées, qui ne demandaient qu'à resurgir. Par voie de conséquence, il n'est pas illogique de voir Louis Viannet, secrétaire général de la CGT, organiser un front du refus avec Marc Blondel, secrétaire général de Force ouvrière. Le terreau est là, favorable, lourd des injustices ravalées, alimenté par la peur du lendemain et drainé par l'angoisse pour le devenir des enfants, que l'on soit fonctionnaire ou pas, gréviste ou pas. Tardifs, maladroits et bourrés de sous-entendus, aggravant la crise de confiance, les reculs d'Alain Juppé, réels ou supposés, en viennent à ne plus suffire. Des conséquences décisives A chaque étape, ils ne sont regardés que comme des écrans de fumée destinés à cacher l'essentiel, c'est-à-dire le maintien de la réforme de l'assurance-maladie. Quand bien même, de reports en gels, en attendant peut-être les annulations définitives, le contrat de plan de la SNCF disparaît-il, les régimes spéciaux sont-ils maintenus, les âges de départ à la retraite confirmés pour tous, ainsi que les durées de cotisation, le mécontentement demeure profond. On veut plus, la reddition complète, ainsi que le laissent entendre les leaders de la CGT et de FO, attirés par la promesse d'un " sommet social " aux contours certes trop flous, mais qui laisse espérer la globalisation d'un ras-le-bol lui aussi multiforme. On dira, à ce point, que le résultat observé n'est jamais que la révélation de l'état catastrophique du paysage social et de l'impuissance de tous les acteurs, pourtant prévenus de la gravité de la situation. L'incapacité à nommer et à faire la réforme se retourne contre leurs auteurs. Surtout quand ils sont trop rigides et traînent à comprendre ce qui se passe. Et plus encore quand les réformistes, qu'ils soient syndicalistes comme la CFDT ou intellectuels comme les signataires de la motion de la revue Esprit, ne parviennent pas à se faire entendre, faute de s'être vraiment préparés à l'échéance. Quelle qu'en soit maintenant l'issue, la crise actuelle aura deux conséquences décisives. A moins de changer radicalement de méthode, la modernisation de la société française, plus bloquée que jamais, va encore prendre du retard, dix ou vingt ans, car aucun gouvernement n'oubliera la leçon. Ensuite, ainsi que le répète Marc Blondel, il est certain que, bien ou mal cicatrisé, le conflit de décembre 1995 est déjà porteur de risques d'explosions futures. La facture sociale sera décidément lourde. ALAIN LEBAUBE Le Monde du 14 décembre 1995

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