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Article de presse: La " vache folle ", chronique d'une négligence d'Etat

Publié le 22/02/2012

Extrait du document

20 mars 1996 - C'est par une belle matinée de printemps, le 25 avril 1985, que Colin Whitaker, vétérinaire grassouillet et prospère, rencontra dans le Kent " sa " première vache folle. Peut-être était-ce " la " première. Dix ans après, 160 000 bovins ont succombé. Elle n'avait pas de nom. Tout juste un numéro accroché à l'oreille, comme les autres vaches laitières de cette grosse ferme du Kent. Mais elle souffrait à l'évidence, agressive et anxieuse, coinçant sa tête sur le côté, effrayée au moindre mouvement, frémissant à chaque bruit. Colin Whitaker était perplexe. Aussi, quand le propriétaire, qu'il connaissait bien, l'interrogea du regard, il haussa les épaules, en signe d'impuissance. " Jamais vu ça ! ", dit-il, avant de suggérer, prudemment, un déficit en magnésium, une tumeur au cerveau, ou un kyste aux ovaires... Il tenta un traitement, la vache alla de mal en pis. Elle se cognait, se cabrait et perdait totalement l'équilibre. Avant que ne pointe l'été, elle fut abattue dans un coin de la ferme, vendue et transformée, raconte Colin, " en nourriture pour chats et chiens ". Triste destin pour une bonne et brave vache. Six mois plus tard, le vétérinaire d'Ashford reçut du même fermier un appel très inquiet. Une nouvelle vache de son exploitation présentait les mêmes symptômes. " Curieux hasard, ai-je simplement pensé. Abcès ? Tumeur ? " Au troisième cas, Colin Whitaker eut une intuition. " Cela ressemblait au début d'une épidémie. Comme une variante de la scrapie, cette maladie dont souffrent depuis longtemps nos troupeaux de moutons. J'ai fait faire des examens de sang, poussé les investigations. Si je m'étais douté que cette nouvelle maladie contaminerait plus de 150 000 vaches... " Saura-t-on jamais qui, le premier, donna à la maladie cet adjectif qui lui colle à la peau ? Le terme de " vache folle " ( " mad cow " ) apparaît dans les premiers rapports qui, recensant les cas signalés au cours de l'année 1986 au Royaume-Uni, reconnaissent l'émergence d'une nouvelle maladie animale et la classent assez vite dans la famille des encéphalopathies spongiformes. Le nom est barbare, comme l'est la maladie, scrapie, chez le mouton, Creutzfeldt-Jakob chez l'homme qui aboutit invariablement à la dégénérescence du système nerveux et se révèle fatale. Mais la revue vétérinaire qui publie la première étude ne dit rien de sa cause ni de son éventuelle transmission. On est encore en plein brouillard. Etudes et expériences sont certes diligentées et les ministères concernés tenus au courant mais, curieusement, le problème des conséquences possibles sur l'homme n'est pas à l'ordre du jour. L'infection touche pourtant un animal familier, grandement consommé. Boire son lait, manger sa chair, ses abats, ses muscles, cela pourrait-il se révéler dangereux ? Non, la question alors ne se pose même pas. Ou alors pas officiellement, puisque aucune mesure n'est prise pour exclure de la chaîne alimentaire les animaux concernés. " C'est tout simplement stupéfiant ! commente aujourd'hui le professeur Richard Lacey, spécialiste de microbiologie clinique à l'université de Leeds. Les carcasses infectées n'étaient pas éliminées, mais recyclées en différents produits alimentaires ! Les élevages concernés n'étaient ni détruits ni même clairement répertoriés, pas plus, bien sûr, que les mouvements d'animaux d'un troupeau à l'autre. Pas la moindre initiative, aucune notion d'urgence. Une passivité criminelle. " Des mois précieux se passent sans que les éleveurs ne reçoivent la moindre instruction. A la fin de l'année 1987, 420 cas de maladie sont officiellement recensés Mais l'on avance dans la détection de la cause de la maladie. Les pistes se recoupent. Voilà la nourriture des bovins mise sérieusement en cause. Non pas l'herbe grasse, à laquelle pensent spontanément les Britanniques. Non, la farine industrielle, complément alimentaire bourré de protéines et fabriqué dans des usines à partir de détritus d'animaux (1,3 million de tonnes) rachetés aux abattoirs : graisse, os, abats, plumes... 45 % vache, 21 % porc, 19 % volaille, 15 % mouton. De ruminants, on fait des carnivores. A des bovins en bonne santé, on inocule la maladie des moutons. C'est simple. La piste a l'heur de plaire au gouvernement. Le coupable est désigné, soumis à la vindicte (une dérégulation très thatchérienne a permis aux équarrisseurs de pratiquer des économies d'énergie, en ne chauffant pas suffisamment les déchets d'animaux, ce qui a " sauvé " l'agent infectieux) et l'homme ne court aucun danger puisque la scrapie existe depuis deux cents ans sans dommage... Le discours officiel britannique s'alignera désormais sur cette position. Il s'y cramponnera. Un gouvernement anglais qui se respecte ne prenant jamais de décision qu'un comité scientifique n'ait sciemment recommandée, un groupe de travail est donc constitué en mai 1988. Le groupe est présidé par Sir Richard Southwood, professeur de zoologie à Oxford, entouré de trois confrères aux âges respectables. " Joli comité, en vérité ! se souvient Sarah Boseley, journaliste au Guardian. Sa composition était bien l'aveu que le gouvernement entendait en garder la maîtrise. Aucun des membres n'avait de réelle compétence sur le sujet. Aucun n'avait fait ni étude ni expérience sur les maladies spongiformes. C'était l'establishment dans toute sa splendeur ! Conservateur, discipliné, effrayé par son ombre ! " Incroyable comité qui exclut soigneusement les meilleurs spécialistes de la question. " Comme s'il suffisait de lire un manuel pour apprendre à piloter un avion ! ", enrage encore le docteur Harash Narang qui, depuis 1970, étudiait ce type de pathologie. Mais Narang était bien trop dangereux. Il voulait aller loin, toujours plus loin dans la compréhension de la maladie. Le comité prend néanmoins une première recommandation de bon sens : la destruction des carcasses d'animaux infectés. Proposition adoptée par le gouvernement, qui offre de compenser auprès des malheureux éleveurs 50 % du prix des animaux détruits. Non content d'avoir déjà laissé recycler au moins six cents carcasses d'animaux déclarés malades sans parler des autres , le ministre de l'agriculture, avare de ses deniers, dissuade les fermiers de rapporter scrupuleusement le moindre cas de maladie survenu dans leur ferme. Le ministre voulait des économies (la pression des organisations agricoles le contraindra, un an et demi plus tard, à porter l'indemnisation à 100 %). Il a été servi. Le consommateur, lui, a continué de manger de l'alimentation infectée. Ce n'est plus le cas, en théorie, des animaux ruminants qui se voient interdire la fameuse farine carnée. En 1988, 2 185 bovins malades ont été recensés Lorsque le comité Southwood publie son rapport, en février 1989, le gouvernement sera aux anges. Personne n'a plus de raisons de craindre vraiment la maladie. Le bétail, affirme le comité, sera son " dead-end host ", c'est-à-dire son hôte ultime, puisqu'elle n'est transmissible ni de vache à vache, ni de vache à veau. Et comme la nourriture infectée en a été la cause (jusqu'en juillet 1988), l'interdiction de celle-ci en sonnera le glas. Quand ? Le calcul est facile : autour de 1996, si l'on prend en compte la période assez longue d'incubation de la maladie qui, avec un maximum de 400 cas par mois, ne devrait pas excéder un total de 20 000 victimes. A quoi bon procéder aux abattages massifs que réclament quelques esprits chagrins ? Attendre l'extinction naturelle de la maladie est la meilleure solution. Des risques pour la population ? Invérifiables avant au moins une décennie, mais apparemment infimes, pour ne pas dire nuls. A se demander pourquoi le rapport recommande aux bouchers des procédures particulières pour se saisir des animaux malades et le rejet des abats dans les produits pour bébés... Mais le gouvernement exulte. D'autant que la fin du rapport salue, sans ironie, sa rapidité à agir ainsi que la bonne volonté du monde des agriculteurs et de l'agroalimentaire. Naïveté ? Comédie ? On hésite. Car les prévisions concernant l'extension de la maladie se révéleront bientôt si erronées qu'il n'y aura d'autres solutions, pour expliquer la contamination de 11 000 bovins nés après la suppression théorique de la nourriture infectée, que de dénoncer la malhonnêteté de certains éleveurs et industriels qui auraient continué de la vendre et de s'en servir. C'est en tout cas ce que proclameront sans honte les porte-parole du ministère de l'agriculture en 1994, estimant à 80 % la proportion de récalcitrants ! Un autre comité, présidé par le docteur Tyrell, affichera plus d'audace en s'interrogeant plus ouvertement sur les possibilités de transmission verticale et horizontale de la maladie. Car il faut bien expliquer la multiplication des chiffres ! Il ira même suggérer que l'on examine le cerveau d'animaux supposés sains et conduits à l'abattoir. L'étude, bien sûr, ne sera pas faite. Trop chère, ont dit les officiels. " Non sens ! crie l'infatigable professeur Lacey. Trop cher pour connaître enfin l'étendue du problème ? Trop cher pour connaître l'ampleur du risque couru par le public britannique ? " Oui, tabou, ce chiffre effrayant que Stephen Dealler n'a eu de cesse d'estimer. A peine 60 % des vaches malades étaient clairement identifiées, en 1992. 40 % seulement en 1993 et 1994. En 1995, dit-il, les Britanniques auront consommé environ 1,5 million de vaches infectées... La conséquence ? Le comité Tyrell s'en inquiète, c'est vrai, dès 1989. Il déclare même " urgent " de s'assurer que la maladie de la vache folle ne se transmet pas à l'homme. Fort bien. Mais le meilleur moyen, dit-il, est d'étudier tous les cas de maladie de Creutzfeldt- Jakob signalés en Grande-Bretagne dans les vingt prochaines années. Vingt ans ! Les chercheurs ne peuvent y croire. Ne faudrait-il pas d'urgence un vaste programme national de recherche ? Non. Cela ferait de l'étude un sujet de santé publique. Or c'est impossible. Selon le gouvernement anglais, la maladie va s'éteindre d'elle-même. Elle n'est pas transmissible à l'homme. Et le gouvernement allemand, qui interdit en novembre l'importation des abats de boeuf anglais réputés extrêmement nocifs - le gouvernement britannique les interdit aussitôt de consommation - ne peut agir que pour des raisons mesquines et politiques. Fin 1989, 7 136 cas de maladie ont été confirmés C'est alors que, dans la ville de Bristol, meurt un chat siamois. Un chat devenu fou, comme les vaches, les moutons, les visons, les élans et autres antilopes déjà répertoriés comme sensibles aux infections spongiformes. Et, cette fois, le sang des Anglais n'a fait qu'un tour. Un chat ! C'était comme la famille ! On était donc cerné ? L'association des producteurs d'aliments pour animaux domestiques s'est sentie visée. Ce serait pourtant injuste, dit-elle, en annonçant que, depuis près d'un an, elle a exclu de ses produits cervelle et autres abats bovins et précédé ainsi une décision similaire du gouvernement concernant la nourriture des hommes... Honte au gouvernement ! La rumeur gronde. Et les médias se font plus exigeants. Alors John Gummer, ministre de l'agriculture, monte au front. Il consulte les scientifiques, dit-il, afin de savoir s'il serait utile de faire abattre la progéniture des vaches réputées malades... ce que demandent depuis belle lurette nombre de francs-tireurs. La mesure ne lui avait jusqu'ici pas semblé utile, mais si les experts se prononcent en ce sens, " bien sûr, dit-il, nous suivrons ". Panique dans les foyers le boeuf dans les cantines des écoles se trouve d'un trait rayé ! Erreur, dit le ministre. " Le boeuf est sain et bon pour la santé ! " Et son secrétaire d'Etat affirme que ce serait péché que de priver les bambins d'une telle source de protéines ! Rassurer, toujours rassurer... Le message ne passe guère au-delà du Channel. Bruxelles a pourtant décidé, le 1er mars, d'interdire les exportations britanniques de veaux âgés de plus de six mois. Mais ces mesures, qui se veulent réconfortantes, ne font que renforcer le doute des consommateurs européens. Le 30 mai, la France met les pieds dans le plat en décrétant un embargo sur la viande bovine anglaise. Le ministre de l'agriculture, Henri Nallet, ne saurait se satisfaire des formules lénifiantes du style : " En l'état actuel des connaissances, il n'existe pas de danger pour la santé humaine " ou " Le boeuf britannique est sain, même si des incertitudes existent sur la transmission de la maladie à l'homme ", etc. La position de Paris est ferme : un doute demeure et ce doute doit profiter au consommateur. Pour les éleveurs anglais, le coup est rude. La France est leur premier marché d'exportation. Un pactole annuel de 1,5 milliard de francs. Pas question pour Londres de perdre un si beau morceau. Le débat sur la vache folle change insensiblement de terrain. On parlait santé. On va parler gros sous et libre-échange. Ce n'est pas une maladie, certes inquiétante, mais entourée de " si " et de " peut-être " qui va empêcher les jeunes animaux de circuler. Les Anglais montent au créneau. Le message doit passer : c'est sans danger. Mais dans les heures qui suivent l'embargo français, l'Allemagne de l'Ouest décide à son tour de boycotter le boeuf anglais, imitée par le Luxembourg. La Commission de Bruxelles menace de prendre des sanctions légales contre ces pays. La CEE exige un abandon des mesures restrictives avant le 4 juin à 18 heures. Passé ce délai, la France, la RFA et le Luxembourg seront poursuivis devant la Cour de justice européenne. Poursuivre ? Mais pour quel motif ? Sous couvert (ou sous prétexte) de protection du consommateur, les rebelles auraient tout simplement commis une entorse à la règle fondamentale du traité de Rome, à savoir le libre-échange. Certes, la Commission cherche toujours à faire la lumière sur les conséquences possibles de l'ESB (encéphalopathie spongiforme bovine) sur l'homme. Mais elle semble tout autant préoccupée par le respect du principe de libre circulation des marchandises. D'autant que, dans un communiqué fort à propos, le Comité vétérinaire de la Communauté réaffirme l'absence de danger à consommer de la viande bovine britannique. Mais la France fait la sourde oreille, et Henri Nallet continue d'exiger des garanties supplémentaires : on voit encore, dans les abattoirs anglais, trop de moelle épinière pendant contre les carcasses. Une enquête édifiante du Guardian a montré, il y a peu, que moins de 10 % des abattoirs britanniques répondaient aux normes requises par Bruxelles pour l'exportation. Le ministère de l'agriculture a même refusé de publier un rapport de ses propres inspecteurs qui en décrivaient la repoussante vétusté... Henri Nallet se sent conforté dans sa position en apprenant que Portugais et Belges se sont à leur tour prémunis contre la viande anglaise. Le compromis final lui donnera raison : la viande désossée ne pourra plus désormais être exportée si elle provient de troupeaux ayant connu un cas de vache folle au cours des deux années précédentes. La viande vendue devra en outre recevoir un certificat de " bonne santé " et il faudra extraire les tissus nerveux et lymphatiques lors des opérations de découpe. Londres s'engage, enfin, à marquer ses bêtes de manière indélébile et à assurer un suivi informatique du cheptel. Henri Nallet juge le nouveau dispositif de contrôle sanitaire " très substantiel ". L'orage se calme. Mais les doutes subsistent. La nouvelle de la transmission de l'ESB à un cochon survient en fin d'année. C'était une expérience. Elle n'aura, s'empresse d'affirmer le gouvernement, aucune implication sur la santé humaine. N'empêche qu'il interdit enfin l'usage des abats bovins dans la nourriture des animaux, quels qu'ils soient. Le professeur Lacey, lui, juge l'expérience essentielle puisqu'elle dément une fois de plus l'absurdité de la thèse de la non-transmissibilité de la maladie. Mais c'est surtout, insiste-t-il, une " très mauvaise nouvelle ", vu la troublante proximité organique entre l'homme et le porc. 14 180 cas de maladie sont recensés pour 1990 La pression est un peu retombée en ce début d'année. Les Anglais semblent renouer avec leur cher rosbif. Pourtant, le nombre de bêtes contaminées continue d'augmenter. L'interdiction des farines carnées est, bien sûr, trop récente pour avoir déjà enrayé l'hécatombe. Mais un étrange communiqué du ministère de l'agriculture va semer le trouble : un veau né après la date de retrait des aliments incriminés est reconnu porteur de la maladie. Etrange. La nourriture ne serait donc pas le seul vecteur de l'infection ? Le ministère prend les devants. Si ce devait être un cas de transmission maternelle, dit son communiqué, cela n'aurait aucune incidence sur la santé humaine. Comment cela ? rugit le professeur Lacey. Cela voudrait dire que l'infection ne doit plus être localisée dans les seuls abats, réputés depuis toujours dangereux, mais qu'elle peut se transmettre par le sang. " Et si c'est le sang, c'est presque partout, et c'est donc dans la viande ! " Sur la scène européenne, les professionnels de l'agriculture et les responsables politiques des Etats membres continuent de s'interroger. Le Royaume-Uni a-t-il vraiment l'intention d'en finir avec la maladie de la vache folle ? " Même au sein du Comité vétérinaire de la Commission, les Britanniques ont toujours manqué de transparence ", souligne un haut fonctionnaire bruxellois. C'est un fait : les autorités communautaires n'en finissent pas de réclamer les études scientifiques précises menées à Londres. Sans succès. Plus étonnante encore est l'incroyable réticence que montre à cette époque le gouvernement britannique à toute idée d'abattage massif des troupeaux non indemnes de la maladie. Avant l'entrée des Anglais dans le Marché commun, en 1972, les principes vétérinaires en vigueur reposaient sur la vaccination systématique contres les affections identifiées. Devenus membres de la CEE, les Britanniques ont fait prévaloir leurs vues : pas de vaccin sur les animaux, mais une éradication des cheptels en cas d'épizootie. " Quand ils ont été confrontés directement au problème de la maladie de la vache folle, ils n'ont pas respecté leur propre philosophie, souligne un responsable des organisations agricoles européennes à Bruxelles. Ils n'ont abattu que les vaches atteintes ! En France, au contraire, on a éradiqué systématiquement les troupeaux entiers dès qu'un cas était décelé ! " C'est précisément en 1991 que les premiers cas de vache folle apparaissent dans l'Hexagone, au sein d'une exploitation des Côtes-d'Armor. La suspicion redouble. Mais le mal est d'abord et plus que jamais une affaire anglaise. 25 025 cas d'ESB sont reconnus en 1991 1992 commence une fois encore sur un mode rassurant. A Londres, un comité scientifique certifie que les mesures prises depuis le début de la crise " fournissent des protections adéquates pour la santé des hommes et des animaux ". Des cas de maladie se déclarent pourtant en Suisse et dans le sultanat d'Oman. Le ministère français de la santé retire de la vente trente-deux médicaments à base de tissus bovins. A Bruxelles, le Comité vétérinaire paraît sûr de sa vérité : la viande des animaux nés après le 1er janvier ou provenant d'élevages exempts d' ESB depuis six ans est sans danger. D'après le ministère de l'agriculture, les seuls organes du boeuf abritant l'infection sont le cerveau et la moelle épinière. Un puma et un chimpanzé sont morts d'une forme d'encéphalite spongiforme. En fin d'année, 35 045 cas sont reconnus en grande-bretagne L'année 1993 est celle des chiffres ronds et alarmants : à l'occasion d'un débat aux Communes, le gouvernement confirme que la terrible maladie a déjà décimé plus de 100 000 vaches. Le rapport sur l'évolution du fléau est déposé à la bibliothèque du Parlement, dans un souci, bien tardif, de transparence. On apprend bientôt que deux fermiers qui ont passé leur vie dans une exploitation laitière ont péri des suites de " la " Creutzfeldt-Jakob. La tension monte de nouveau. C'est le moment que choisit le microbiologiste Stephen Dealler pour publier dans le British Food Journal un article intitué " ESB : l'effet potentiel de l'épidémie sur la population humaine ". James Erlichman, qui tient la rubrique " consommation " du Guardian, et suit minutieusement le dossier de la vache folle, est stupéfié par la clarté d'une démonstration qui s'appuie exclusivement sur les chiffres émanant des ministères concernés et fournit une évaluation précise des risques de transmission de la maladie à l'homme. Le journaliste appelle donc le ministère de l'agriculture. " L'étude est troublante, dit-il, la démonstration rigoureuse, l'auteur réputé. Il dément vos thèses à partir de vos propres données. Je vous rappelle dans trois jours pour avoir votre point de vue et vos réfutations à tous ses arguments. " Il obtiendra pour seule réponse : " Nous sommes en désaccord avec la conclusion du docteur Dealler. " Mais où sont les erreurs ? Où est la faille du raisonnement ? On ne lui répond pas. 36 755 cas ont été reconnus en grande-Bretagne en 1993 Mais le silence n'est pas du goût des partenaires européens du Royaume-Uni. Sous la pression de son opinion publique, l'Allemagne reprend l'offensive. Le Bundesrat décide d'interdire les importations de bovins de plus de trois ans. Londres répond que cette mesure unilatérale est contraire au traité de Rome. L'Allemagne s'en moque. Quelques semaines plus tard, la France apporte son soutien à Bonn. Une lettre conjointe signée par Simone Veil et Jean Puech (respectivement ministres de la santé et de l'agriculture) et Horst Seehofer, ministre allemand de la santé, est envoyée à la Commission de Bruxelles. Les deux pays exigent à nouveau une interdiction des importations de viande britannique. Bruxelles renforcera finalement les mesures sanitaires. Une fois de plus. 23 943 cas de maladie ont été reconnus en Grande-Bretagne à la fin de 1994 et 12 245 en 1995 Comment ne pas douter de tout, des hommes comme des bêtes, lorsque, à la Chambre des communes, le 20 mars 1996, le ministre de la santé Stephen Dorrell évoque pour la première fois une liaison possible entre la maladie de la vache folle et celle de Creutzfeldt- Jakob ? Dix ans après le premier cas de la ferme d'Ashford, le mal court dans les campagnes anglaises. Mais les autorités britanniques sont persuadées que le pire est passé. La preuve ? Le nombre de bêtes suspectes a baissé de 46 % entre mai 94 et mai 95, comme le mentionne un document officiel du Royaume-Uni transmis à Bruxelles. L'épidémie recule. Elle ne désarme pas. Un pays tout entier est confronté à sa propre identité, au courage des uns, aux lâchetés des autres, aux mots qui font peur et aux silences qui peuvent tuer. La maladie a frappé le coeur de l'élevage. Le coup s'abat sur le modèle historique de l'alimentation animale. La santé de millions de personnes est en jeu. Si l'on en croit certains scientifiques, un compte à rebours funeste est peut-être enclenché. Il en va aussi de l'honneur d'un pays. ANNICK COJEAN, ERIC FOTTORINO Le Monde du 6 avril 1996

« Le comité prend néanmoins une première recommandation de bon sens : la destruction des carcasses d'animaux infectés.Proposition adoptée par le gouvernement, qui offre de compenser auprès des malheureux éleveurs 50 % du prix des animauxdétruits.

Non content d'avoir déjà laissé recycler au moins six cents carcasses d'animaux déclarés malades sans parler des autres, le ministre de l'agriculture, avare de ses deniers, dissuade les fermiers de rapporter scrupuleusement le moindre cas de maladiesurvenu dans leur ferme. Le ministre voulait des économies (la pression des organisations agricoles le contraindra, un an et demi plus tard, à porterl'indemnisation à 100 %).

Il a été servi.

Le consommateur, lui, a continué de manger de l'alimentation infectée.

Ce n'est plus lecas, en théorie, des animaux ruminants qui se voient interdire la fameuse farine carnée. En 1988, 2 185 bovins malades ont été recensés Lorsque le comité Southwood publie son rapport, en février 1989, le gouvernement sera aux anges.

Personne n'a plus deraisons de craindre vraiment la maladie.

Le bétail, affirme le comité, sera son " dead-end host ", c'est-à-dire son hôte ultime,puisqu'elle n'est transmissible ni de vache à vache, ni de vache à veau.

Et comme la nourriture infectée en a été la cause (jusqu'enjuillet 1988), l'interdiction de celle-ci en sonnera le glas.

Quand ? Le calcul est facile : autour de 1996, si l'on prend en compte lapériode assez longue d'incubation de la maladie qui, avec un maximum de 400 cas par mois, ne devrait pas excéder un total de20 000 victimes.

A quoi bon procéder aux abattages massifs que réclament quelques esprits chagrins ? Attendre l'extinctionnaturelle de la maladie est la meilleure solution. Des risques pour la population ? Invérifiables avant au moins une décennie, mais apparemment infimes, pour ne pas dire nuls.

Ase demander pourquoi le rapport recommande aux bouchers des procédures particulières pour se saisir des animaux malades etle rejet des abats dans les produits pour bébés...

Mais le gouvernement exulte.

D'autant que la fin du rapport salue, sans ironie, sarapidité à agir ainsi que la bonne volonté du monde des agriculteurs et de l'agroalimentaire. Naïveté ? Comédie ? On hésite.

Car les prévisions concernant l'extension de la maladie se révéleront bientôt si erronées qu'iln'y aura d'autres solutions, pour expliquer la contamination de 11 000 bovins nés après la suppression théorique de la nourritureinfectée, que de dénoncer la malhonnêteté de certains éleveurs et industriels qui auraient continué de la vendre et de s'en servir.C'est en tout cas ce que proclameront sans honte les porte-parole du ministère de l'agriculture en 1994, estimant à 80 % laproportion de récalcitrants ! Un autre comité, présidé par le docteur Tyrell, affichera plus d'audace en s'interrogeant plus ouvertement sur les possibilités detransmission verticale et horizontale de la maladie.

Car il faut bien expliquer la multiplication des chiffres ! Il ira même suggérerque l'on examine le cerveau d'animaux supposés sains et conduits à l'abattoir. L'étude, bien sûr, ne sera pas faite.

Trop chère, ont dit les officiels.

" Non sens ! crie l'infatigable professeur Lacey.

Trop cherpour connaître enfin l'étendue du problème ? Trop cher pour connaître l'ampleur du risque couru par le public britannique ? " Oui,tabou, ce chiffre effrayant que Stephen Dealler n'a eu de cesse d'estimer.

A peine 60 % des vaches malades étaient clairementidentifiées, en 1992.

40 % seulement en 1993 et 1994.

En 1995, dit-il, les Britanniques auront consommé environ 1,5 million devaches infectées... La conséquence ? Le comité Tyrell s'en inquiète, c'est vrai, dès 1989.

Il déclare même " urgent " de s'assurer que la maladie dela vache folle ne se transmet pas à l'homme.

Fort bien.

Mais le meilleur moyen, dit-il, est d'étudier tous les cas de maladie deCreutzfeldt- Jakob signalés en Grande-Bretagne dans les vingt prochaines années.

Vingt ans ! Les chercheurs ne peuvent ycroire.

Ne faudrait-il pas d'urgence un vaste programme national de recherche ? Non.

Cela ferait de l'étude un sujet de santépublique.

Or c'est impossible.

Selon le gouvernement anglais, la maladie va s'éteindre d'elle-même.

Elle n'est pas transmissible àl'homme.

Et le gouvernement allemand, qui interdit en novembre l'importation des abats de boeuf anglais réputés extrêmementnocifs - le gouvernement britannique les interdit aussitôt de consommation - ne peut agir que pour des raisons mesquines etpolitiques. Fin 1989, 7 136 cas de maladie ont été confirmés C'est alors que, dans la ville de Bristol, meurt un chat siamois.

Un chat devenu fou, comme les vaches, les moutons, les visons,les élans et autres antilopes déjà répertoriés comme sensibles aux infections spongiformes.

Et, cette fois, le sang des Anglais n'afait qu'un tour.

Un chat ! C'était comme la famille ! On était donc cerné ? L'association des producteurs d'aliments pour animauxdomestiques s'est sentie visée.

Ce serait pourtant injuste, dit-elle, en annonçant que, depuis près d'un an, elle a exclu de sesproduits cervelle et autres abats bovins et précédé ainsi une décision similaire du gouvernement concernant la nourriture deshommes.... »

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