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ARTICLE DE PRESSE: Les relations entre l'Etat sud-coréen et les chaebols

Publié le 17/01/2022

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21 décembre 1995 - Il est rare de réunir un tel aréopage. Et encore plus en ces lieux : depuis deux semaines, les Sud-Coréens voient chaque soir sur leurs écrans de télévision se succéder les présidents des chaebol ces conglomérats qui ont pour nom Hyundai, Samsung, LG Group, Daewoo... dans les bureaux du parquet, où ils sont interrogés sur leurs liens avec l'ex-président Roh Tae-woo, arrêté le 16 novembre. M. Roh, ancien général putschiste devenu chef de l'Etat de 1988 à 1992, s'était constitué un trésor de guerre de 650 millions de dollars (plus de 3 milliards de francs) dont il a conservé 242 millions. Les milieux d'affaires coréens ne sont par épargnés par ce " Watergate à la coréenne " qui dépasse les plus grandes affaires de corruption de ces dernières années dans une Asie qui n'en manque pas. L'un des chefs d'accusation qui a conduit à l'arrestation de l'ancien président est le versement de pots-de-vin de 31 millions de dollars par le président du groupe Daewoo, Kim Woo-choong, en échange d'un contrat pour la construction d'une base navale à Chinhae. M. Kim a la réputation de mener tambour battant, et non sans faire parfois de la corde raide, le quatrième plus important conglomérat coréen après Samsung, Hyundai et LG Group. Daewoo, implanté en France, est l'un des plus agressifs dans son expansion à l'étranger. Le groupe conclut actuellement un projet d'investissement de 1 milliard de dollars en Pologne pour la production d'automobiles. Après avoir été interrogé pendant trente heures par la justice, le 12 novembre, M. Kim connu pour ses liens étroits avec les régimes militaires est reparti pour Varsovie, peut-être, suggère la presse coréenne, pour éviter une nouvelle convocation. Le parquet, qui enquête sur l'origine des fonds et les réseaux (comptes bancaires en Suisse) par lesquels ils ont transité, aurait établi que M. Kim et Chung Tai-soo, qui dirige le groupe Hanbo, auraient aidé M. Roh à opérer des transferts sur des comptes bancaires ouverts par des prête-noms. Le mandat d'arrêt délivré contre M. Roh mentionne que ce dernier aurait reçu 307 millions de dollars de Daewoo et d'une trentaine d'autres groupes en échange de traitements de faveur. Le scandale Roh Tae-woo n'est plus seulement politique. C'est aussi la page la plus déshonorante de l'histoire économique d'un pays qui compte entrer à l'OCDE en 1996. Les pots-de-vin font partie des pratiques du pouvoir en Corée. Mais l'ampleur de ce scandale, par son montant et par les personnalités impliquées, suscite malaise et indignation dans la population. Ces pratiques ne semblent pas seulement l'héritage des régimes musclés qu'a connus la Corée de 1961 à 1987. La démocratisation, entamée sous la présidence de M. Roh, semble avoir aggravé le phénomène. Aujourd'hui, du haut en bas de l'échelle sociale, la prévarication est endémique. Les fonds secrets pourraient avoir été accordés à M. Roh à la faveur des grands contrats de ces dernières années. Ceux passés avec des entreprises étrangères dans le domaine des armements ou infrastructures ne sont pas les moins importants : chasseurs F-16 vendus par General Dynamics (4,5 milliards de dollars) train à grande vitesse (TGV) fourni par GEC-Alsthom (2,2 milliards de dollars) aéroport de Youngjongdo, près d'Inchon, dont une partie des travaux est revenue à Bechtel (12 milliards de dollars), etc. F-18 ET TGV Le contrat de General Dynamics est sujet à conjectures : le revirement soudain de Séoul, qui, inopinément, renonça en 1991 à acheter des F-18 de McDonnel Douglas pour se tourner vers General Dynamic, s'explique mal du seul point de vue technique. Le conseiller pour les affaires de sécurité du président Roh, Kim Jong-hwie, qui fut la cheville ouvrière de cette affaire, s'est récemment réfugié aux Etats-Unis. Quant au contrat du TGV, il fut, certes, signé en 1994, soit deux ans après le départ de Roh Tae-woo de la présidence, mais une bonne partie des négociations avaient eu lieu auparavant. Du temps de M. Roh, les Allemands, concurrents des Français, semblaient avoir le vent en poupe. Avec l'arrivée du président Kim Young-sam en 1993, les règles du jeu des appels d'offres et les responsables du projet du côté coréen ont changé. S'il paraît douteux que des entreprises étrangères se soient directement livrées à la pratique locale des dessous-de-table, leurs partenaires coréens dans ces grands contrats pourraient avoir été moins prudents. Hyundai, Samsung, LG Group et Daewoo sont parmi les groupes auxquels reviennent les travaux d'infrastructure de la construction de la ligne TGV. Le parquet a interrogé les présidents de trente conglomérats : parmi les premiers à avoir été entendus figurent Lee Kun-hee, président de Samsung, Koo Cha-kyung, président de LG Group (anciennement Lucky Goldstar), et le " patriarche " de l'industrie coréenne, Chung Ju-yung, soixante-dix-neuf ans, fondateur et président honoraire de Hyundai. Selon la presse coréenne, ils ont tous reconnu avoir fourni des millions de dollars pour des financements politiques au chef de l'Etat, mais ils ont nié avoir consenti ces largesses en échange de passe-droits. Cent quarante entreprises appartenant à trois grands chaebol seraient dans le collimateur de la justice, et, dans une dizaine de cas, il s'agirait de corruption pure et simple. Les filières d'argent entre le pouvoir politique et les groupes industriels remontent aux années 60, début de l'essor économique de la Corée sous la férule du président Park Chung-hee. L'interventionnisme de l'Etat, décidant des objectifs (secteurs, produits, exportations) et mettant au service des chaebol les financements nécessaires (crédits bancaires et subventions), a tissé des liens étroits entre le monde politique et les milieux d'affaires. Les industriels y trouvaient leur compte et les contributions politiques à la " stabilité nationale " se développèrent. L'exemple du sommet Prévarications et dessous-de-table ont pris des proportions alarmantes pendant les présidences de Chun Too-whan (1980-1988), autre général putschiste, et de Roh Tae-woo. Obscurs militaires propulsés au pinacle de l'Etat, ils avaient besoin d'argent pour consolider leur pouvoir, et le système s'est pourri au sommet : c'est la présidence qui donnait l'exemple des prébendes. Roh Tae-woo fut moins craint que son prédécesseur, mais la préparation des Jeux olympiques de Séoul en 1988 était l'occasion de contrats juteux, et les hommes d'affaires soignèrent leurs relations avec la présidence. En 1992, le fondateur de Hyundai, Chung Ju-yung, avec sa bravade habituelle, déclara qu'il donnait chaque année 13 millions de dollars au président. L'affaire n'eut pas de suite. Mais parce qu'il se présenta à l'élection présidentielle contre l'actuel président Kim Young-sam, dauphin à l'époque de Roh Tae-woo, le " patriarche " de l'industrie nationale fut, par la suite, objet de tracasseries du fisc... Le nouveau président n'a apparemment pas renoncé aux méthodes de rétorsion de ses prédécesseurs. En revanche, il semble plus prudent dans les contacts avec les hommes d'affaires. La collusion entre le pouvoir et les milieux économiques n'est qu'une facette d'une structure qui contribue à l'opacité de la gestion économique. La concentration du pouvoir économique connaît en Corée du Sud un degré qu'aucun autre pays de la région n'a atteint. Les dix premiers chaebol comptent pour 23 % de la production nationale, 60 % des exportations et les deux tiers de leur capital sont entre les mains des familles des fondateurs. Le scandale Roh Tae-woo ternit l'image des chaebol, mais il les incitera peut-être à prendre un peu de distance vis-à-vis du pouvoir. PHILIPPE PONS Le Monde du 18 novembre 1995

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