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Article de presse: L'adieu au Raïs

Publié le 22/02/2012

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28 septembre 1970 - L'Egypte a évité le pire : que les funérailles de son chef soient défigurées en suicide collectif par une sorte de retour de flamme du nassérisme. Sans que l'on puisse en faire crédit aux organisateurs, la bouleversante journée de jeudi, l'adieu à Gamal et à son époque, n'aura été ni l'enterrement de Staline ni celui de Mohammed V. Ce désespoir épique, la furieuse déploration d'un peuple orphelin, s'y manifestèrent avec la stridence coutumière en ces lieux. Vendredi matin, sur la corniche du Nil, du pont de Kasr-El-Nil à l'église anglicane, un typhon tropical semble être passé les arbres sont tordus, arrachés et piétinés la chaussée est verte. La dépouille de Nasser a semé la tempête comme le fit parfois la verve de tribun. On pouvait redouter les plus graves incidents au début de la matinée, vers 7 heures, quand les premières colonnes de fellahs, brandissant leur nabout-gourdin qui sert à tous les usages,-commencèrent à briser ici et là les barrages et parurent monter à l'assaut de l'hôtel Hilton, où étaient hébergés plus de vingt chefs d'Etat et de gouvernement. Une heure plus tard, le tourbillon hirsute des briseurs de barrages prit un rythme fou. Alors, un membre du cabinet égyptien se tourna vers le chef du gouvernement ami, et murmura, livide : " Le contrôle de la situation nous a totalement échappé... Tout est possible. " Alors, à l'hôtel Sémiramis comme au Shepherds-où l'on a l'habitude des brasiers populaires,-on se prit à mesurer la solidité des verrous et l'épaisseur des murs. Et quand arriva, devant le siège de l'Union socialiste arabe, la voiture de l'épouse du leader décédé, elle fut saisie, soulevée à bout de bras, comme bercée par une ferveur exaltée. Vendredi matin, le véhicule semblait sorti d'un accident. Trois heures après le début des cérémonies, la dépouille du Raïs reposait contre un pilier de la mosquée Abdel-Nasser à Koubbeh, où s'était achevée, enfin, la navigation prodigieuse du cercueil sur la prolonge d'artillerie qui le portait au-dessus des bras avides de son peuple en larmes. On avait vu, soudain, la cérémonie solennelle se dissoudre en fête primitive, le cercueil proprement agrippé, dégluti, digéré, par la foule. Avant d'être mis en terre, le corps de Gamal Abdel Nasser était enfoui dans la masse vivante de son peuple, objet d'un rapt funéraire digne de l'Ancien Empire ainsi flottait la barque du dieu vers la dernière demeure des morts. Etrange reconquête : lui qui avait saisi et confisqué l'Egypte pour la remodeler à son gré, et probablement pour son bien, sans contrôle ni partage, il se trouvait, au-delà de la mort, saisi à son tour et comme dévoré par le petit peuple en transe. On n'a pas fini de s'interroger sur la signification de ce rite de possession. Hurler à la mort, est-ce la conjurer ? Plus le nom sera crié, exalté, plus grande sera la chance de voir enfin ce " Nasser vivant " qui domine les litanies. Sur qui pleurent-ils ? Sur lui ou sur eux ? Sur le vide qu'il laisse, où il les laisse, suspendus entre guerre et paix, entre Est et Ouest, entre liberté collective et contrainte privée, entre fureur et raison ? Est-ce de la défiance ou de l'angoisse qui leur déchire la gorge et en fait des convulsionnaires périssables ? Cet amour qui déferle à grands flots, est-ce, comme le 9 juin 1967, au soir où le leader vaincu fut plébiscité, le témoignage irréfutable de l'invention d'une démocratie spontanée, du référendum sans loi ? Ou le rappel que toute institution étant domestiquée, toute forme de dialogue annulée par l'autorité du Raïs, son absence crée un abîme affolant où l'on crie pour se donner du courage comme un enfant chante dans la forêt ? Le dernier voyage de Gamal Abdel Nasser ne permet que de poser des questions sur la valeur et les limites du pouvoir personnel dans un pays acculé à la lutte quotidienne contre la misère. Victoire de la mobilisation des énergies ? Cause de stérilisation des caractères ? Pour l'heure, retenons la force sauvage de ce lien presque charnel et les perspectives de durée du phénomène. Car ce qui frappe dans cette foule immense et brûlante, c'est sa jeunesse. Qui n'a pas moins de trente ans ? Qui a connu et espéré même autre chose que le nassérisme ? Autre trait de cette journée : ses côtés " paysan " et " pré-nassérien ". Après quarante ans d'industrialisation et vingt ans de discipline socialo-militaire, ce pays a enterré son héros au milieu des gesticulations de fellahs en galabieh, porteurs de gourdins feuillus, et dans un ruissellement de lyrisme, de démesure, de fanatisme, de sentimentalité profuse. Au plan de la politique quotidienne et de l'observation technique, chacun aura noté que s'il est vrai qu'il y a aujourd'hui deux forces en Egypte, au-delà des rivalités personnelles-l'Union socialiste arabe et l'armée,-la première ne sort pas grandie de cette journée de paroxysme. Il faut en revenir au 9 juin 1967. On peut tenir pour essentiellement spontané l'énorme mouvement de fonds qui contraignit cette nuit-là le Raïs à reprendre ses fonctions, Mais il est clair que le parti unique joua alors un rôle capital en orientant, canalisant et politisant ce sursaut des profondeurs. Depuis lors, l'ascendant du parti sur les masses s'est émoussé. Faut-il en attribuer la responsabilité au Raïs lui-même, peu soucieux de voir se constituer à ses côtés une force autonome ? Ou aux tendances irrémédiablement bureaucratiques des cadres du parti ? Toujours est-il que ce jeudi, hormis l'activité de petits cadres que nous avons vu se dépenser pour faire circuler les mots d'ordre ou faire un rempart de leur corps à tel invité, l'Union socialiste arabe n'aura guère eu de prise sur cette foule qui ne s'abandonne au fantasme que si on néglige de lui proposer les moyens de comprendre. Son degré de politisation n'est pas si faible qu'on le croit. On a entendu des slogans qui valaient bien des éditoriaux : " Kadhafi, Kadhafi, dis-nous ce que Hussein a fait des Palestiniens ? " " Arafat, Hussein, rendez-nous Nasser ! " L'Union socialiste arabe débordée, l'heure de l'armée allait-elle sonner? Ses chefs eurent la prudence de rester sur la réserve, ne fournissant au ministère de l'intérieur que des troupes de parade et quelques unités parachutistes aux points stratégiques. La foncière modération de la foule a permis d'éviter que cette prudence n'apparaisse comme du machiavélisme. Ainsi, l'état-major garde-t-il des mains propres, ce qui ne signifie pas pour autant qu'il ait hâte de les salir bientôt en de quelconques aventures. La foule impétueuse, les slogans, les combinaisons des cadres, les calculs de l'armée ? L'Egypte serait-elle si vite retournée aux fièvres informes d'antan ? Du haut du balcon d'où nous regardions bouillonner la foule jeudi, nous pouvions voir rouler le Nil familier. Mais, soudain, quelque chose nous frappa : nous étions au premier jour d'octobre, à la fin de l'époque où, chaque année, le grand fleuve menace de sortir de son lit, tout grondant d'eau boueuse couleur de châtaigne. Mais cette année, comme en 1960 déjà, les flots sont verts, immuablement. Le haut barrage a fait son office, régularisé le cours du fleuve, éliminé (ce n'était pas, on le sait, l'un de ses bienfaits) le limon. Par-delà la mort, le leader dont le peuple suivait la dépouille, de la rue Ramsès aux casernes de Koubbeh, ne laisse pas dans son allonge que des craintes et des larmes, mais aussi une Egypte par lui transformée, qu'il faut faire survivre. JEAN LACOUTURE Le Monde du 3 octobre 1970

« Depuis lors, l'ascendant du parti sur les masses s'est émoussé. Faut-il en attribuer la responsabilité au Raïs lui-même, peu soucieux de voir se constituer à ses côtés une force autonome ? Ouaux tendances irrémédiablement bureaucratiques des cadres du parti ? Toujours est-il que ce jeudi, hormis l'activité de petits cadres que nous avons vu se dépenser pour faire circuler les motsd'ordre ou faire un rempart de leur corps à tel invité, l'Union socialiste arabe n'aura guère eu de prise sur cette foule qui nes'abandonne au fantasme que si on néglige de lui proposer les moyens de comprendre. Son degré de politisation n'est pas si faible qu'on le croit.

On a entendu des slogans qui valaient bien des éditoriaux : " Kadhafi,Kadhafi, dis-nous ce que Hussein a fait des Palestiniens ? " " Arafat, Hussein, rendez-nous Nasser ! " L'Union socialiste arabedébordée, l'heure de l'armée allait-elle sonner? Ses chefs eurent la prudence de rester sur la réserve, ne fournissant au ministèrede l'intérieur que des troupes de parade et quelques unités parachutistes aux points stratégiques.

La foncière modération de lafoule a permis d'éviter que cette prudence n'apparaisse comme du machiavélisme.

Ainsi, l'état-major garde-t-il des mainspropres, ce qui ne signifie pas pour autant qu'il ait hâte de les salir bientôt en de quelconques aventures. La foule impétueuse, les slogans, les combinaisons des cadres, les calculs de l'armée ? L'Egypte serait-elle si vite retournée auxfièvres informes d'antan ? Du haut du balcon d'où nous regardions bouillonner la foule jeudi, nous pouvions voir rouler le Nilfamilier. Mais, soudain, quelque chose nous frappa : nous étions au premier jour d'octobre, à la fin de l'époque où, chaque année, legrand fleuve menace de sortir de son lit, tout grondant d'eau boueuse couleur de châtaigne.

Mais cette année, comme en 1960déjà, les flots sont verts, immuablement. Le haut barrage a fait son office, régularisé le cours du fleuve, éliminé (ce n'était pas, on le sait, l'un de ses bienfaits) le limon. Par-delà la mort, le leader dont le peuple suivait la dépouille, de la rue Ramsès aux casernes de Koubbeh, ne laisse pas dansson allonge que des craintes et des larmes, mais aussi une Egypte par lui transformée, qu'il faut faire survivre. JEAN LACOUTURE Le Monde du 3 octobre 1970. »

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