20 janvier 1946 - Le général de Gaulle a quitté officiellement ses fonctions de président du gouvernement provisoire de la République le dimanche 20 janvier 1946. Il adresse en effet ce jour-là une lettre à Félix Gouin, président de l'Assemblée nationale constituante, pour l'aviser officiellement qu'il se démet. Il explique notamment que " la France, après d'immenses épreuves, n'est plus en situation d'alarme ".
Le matin de ce même dimanche, le général avait exceptionnellement convoqué le conseil des ministres dans la " salle des armures " du ministère de la défense nationale, rue Saint-Dominique, où il s'était installé depuis la libération de Paris. Les conseils se tenaient pourtant normalement à l'Hôtel Matignon. Serrant, comme à son habitude, les mains des ministres, de Gaulle, cette fois-ci, ne les invite pas à s'asseoir. Lui-même debout, revêtu de son uniforme de général, il s'adresse à eux en ces termes : " Le régime exclusif des partis a reparu. Je le réprouve. Mais, à moins d'établir par la force une dictature dont je ne veux pas et qui, sans doute, tournerait mal, je n'ai pas les moyens d'empêcher cette expérience. Il me faut donc me retirer. Aujourd'hui même, j'adresserai au président de l'Assemblée nationale une lettre lui faisant connaître la démission du gouvernement. Je remercie bien sincèrement chacun de vous du concours qu'il m'a prêté et je vous prie de rester à vos postes pour assurer l'expédition des affaires jusqu'à ce que vos successeurs soient désignés. " Le général refait un tour de table pour serrer la main de chacun des membres du gouvernement. Aucun ne prononce une parole. Tous semblent frappés par l'intensité du moment et leurs visages sont plus tristes qu'étonnés. Le général quitte aussitôt le ministère pour gagner le domicile de fonction où il s'est installé, route du Champ-d'Entraînement, à Neuilly. Maurice Thorez, ministre d'Etat et chef de file des ministres communistes, rompt le silence en laissant tomber, à la fois ému et admiratif : " Voilà un départ qui ne manque pas de grandeur ! " Jules Moch, ministre socialiste des travaux publics et des transports, semble presque soulagé et fait remarquer : " Cette retraite est grave, à coup sûr ! Mais d'un mal peut sortir un bien. La personnalité du général étouffait l'Assemblée nationale. Celle-ci va maintenant pouvoir se révéler librement. " M. René Pleven, compagnon de Londres, ministre des finances, ne cache pas son désaccord avec son collègue et laisse exprimer son amertume : " Voyez, lance-t-il aux représentants du MRP et des socialistes, à quoi vos groupes ont abouti. " Deux ministres MRP, MM. Francisque Gay, ministre d'Etat, et Pierre-Henri Teitgen, ministre de la justice, protestent : " Nous sommes placés devant la lourde responsabilité de succéder à de Gaulle. Notre mouvement tâchera d'en être digne. " Maurice Thorez intervient de nouveau pour trancher le débat sur un ton désabusé : " Du moment qu'avec le général vous ne pouviez pas en sortir, comment le ferez-vous sans lui? " De Gaulle s'installe dans le pavillon de Marly, qu'il loue au service des Beaux-Arts, et il y résidera jusqu'au mois de mai, avant de retrouver sa maison de Colombey-les-deux-Eglises, en Haute-Marne, dont il fait réparer les dégâts causés par l'occupation allemande.
Si de Gaulle a décidé de quitter le pouvoir sans s'adresser aux Français, sans prononcer la moindre allocution à la radio, c'est qu'il pensait que son silence pèserait plus lourd. Dans ses Mémoires, il décrit ainsi le sentiment supposé de la masse française : " Avec de Gaulle s'éloigneraient ce souffle venu des sommets, cet espoir de réussite, cette ambition de la France qui soutenaient l'âme nationale. Chacun, quelle que fût sa tendance, avait, au fond, le sentiment que le général emporterait avec lui quelque chose de primordial, de permanent, de nécessaire, qu'il incarnait de par l'histoire et que le régime des partis ne pouvait pas représenter ".
On constate donc un contraste total entre le comportement officiel et public du général, qui se refuse à toute polémique, et ses sentiments réels faits d'amertume.
Avant même de réunir le conseil des ministres du dimanche matin, il avait annoncé sa décision, le samedi 19 janvier, aux vingt commissaires de la République, prédécesseurs des préfets de région. Au ministère de la guerre, où ils les a convoqués, le général entre à 15 heures dans la " salle des armures ", écarte d'un geste un peu brusque le fauteuil doré qu'on lui avait réservé, s'assoit sur une simple chaise et s'adresse à eux en des termes sans ambiguïté : " Vous ne vous étonnerez pas si je vous dis que les choses ne vont pas. Peu à peu, nous retombons dans la confusion d'antan, qui nous a fait tant de mal. Je suis obligé de gouverner avec les ministres que m'ont donnés les partis. Ces ministres arrivent, hélas! pour la plupart, à s'inspirer plutôt des consignes qu'ils reçoivent de leurs partis que des intérêts véritables de la France. Il en résulte que j'en suis au point d'être déconsidéré vis-à-vis du pays et, ce qui est plus grave, vis-à-vis de l'étranger. C'est une chose que je ne puis supporter. Puisque je suis mis dans l'impossibilité de remplir ma mission, je dois en tirer la conclusion logique. J'espère que tout se passera dans l'ordre. Messieurs, je vous remercie de la collaboration que vous m'avez accordée. " Le général se retire ensuite, accompagné de M. Victor Le Gorgeu, le plus ancien des commissaires de la République, représentant du gouvernement en Bretagne. De Gaulle lui répète ce qu'il vient de dire, et ajoute : " La future Constitution que préparent les partis ne répond pas aux nécessités d'un pouvoir fort. Je ne puis couvrir ce que l'on prépare pour le malheur de la France. " Ce départ, qui ne manquait pas de " grandeur ", selon l'expression de Maurice Thorez, était-il une fausse sortie? De Gaulle n'avait sûrement pas, le 20 janvier 1946, l'espoir d'un retour rapide au pouvoir. Il avait certainement, en revanche, la conviction que son absence ne s'éterniserait pas. Il ignorait qu'il entamait une " traversée du désert " de douze ans, qui ne se terminerait que le 1er juin 1958, lorsque, appelé par le président René Coty, il deviendrait le dernier président du conseil de la IVe République, après les événements du 13 mai à Alger. A la fin de ses Mémoires, il révèle le rôle qu'il s'assigne dès le lendemain du 20 janvier 1946 : " Dans le chef tenu à l'écart, on continuait de voir une sorte de détenteur désigné de la souveraineté, un recours choisi d'avance. " Il ne doute pas qu'il continue d'incarner la légitimité et que le pays fera appel à lui pour peu qu'il se sente menacé de déchirement. Retiré dans son village, le général tente, une première fois, de forcer le destin : le 16 juin 1946, à Bayeux, première sous-préfecture libérée deux ans plus tôt, il prononce un fameux discours sur ce que devraient être les institutions de la France et dont il ne pourra mettre en oeuvre les principes qu'en 1958 avec la Constitution de la Ve République.
Comment le chef de la France libre, le libérateur du territoire, en était-il si vite arrivé là? Une fois la victoire obtenue sur le nazisme, une fois effacées les compromissions de la collaboration avec l'ennemi, de Gaulle avait entrepris de rebâtir le pays. De le rebâtir matériellement et politiquement. Il avait donc restauré les partis politiques que le régime de Vichy et l'occupation du pays avaient supprimés. Mais ce généreux rétablissement de la République et de la démocratie s'était bien vite accompagné de la résurrection des rivalités et des luttes d'influence entre les partis politiques en vue de conquérir la majorité dans les assemblées qu'il fallait élire et dans le but de partager le pouvoir politique. Une Assemblée nationale constituante a été élue le 21 octobre 1945, le même jour où, par référendum, de Gaulle demandait à la fois de dire " oui " au rejet de la Constitution de 1875 et " oui " à une Assemblée constituante aux pouvoirs limités dans le temps. Le premier " oui " recueille 96 % des voix, et le second 66 %, les communistes et une partie des radicaux ayant voté " non " à la deuxième question. Aux élections législatives, trois grandes forces se dégagent: les communistes, hostiles à de Gaulle, avec 160 sièges, les gaullistes avec le MRP, qui obtiennent 152 députés, et les socialistes, qui ont 142 sièges. Il y a aussi 30 membres de l'Union démocratique socialiste, mais la droite, avec 66 sièges, et les radicaux, avec 29, s'effondrent. Les socialistes, refusant le tête-à-tête que leur offrent les communistes pour gouverner-et en réalité pour renverser de Gaulle,-exigent une solution tripartite avec le MRP. Le 13 novembre 1945, de Gaulle est élu chef du gouvernement à l'unanimité des 555 députés votants, et il forme un gouvernement MRP-socialistes-communistes. Cette manifestation d'unité sera sans lendemains durables.
Tout de suite, en effet, les divisions s'accentuent entre les partis, et de Gaulle se rend vite compte qu'il ne peut être " le champion d'une République ordonnée et vigoureuse et l'adversaire de la confusion " qu'il voulait devenir.
Très vite, sa décision est prise: le 1er janvier 1946, à l'Assemblée nationale, il doit s'opposer aux socialistes, qui demandent une réduction de 20 % des crédits militaires pour le budget de 1946. Il y voit une manoeuvre partisane tendant à le placer sous la tutelle des partis. Au détour d'une phrase, il note: " Sans doute est-ce la dernière fois que je parle dans cette enceinte... " Il écrit dans ses Mémoires: " En quittant le Palais-Bourbon dans la soirée du 1er janvier, mon départ se trouvait formellement décidé dans mon esprit. " Afin de ne pas donner l'impression de partir sous l'empire de la colère ou de la dépression, de Gaulle prend pour la première fois depuis sept ans quelques vacances. Il se retire du 6 au 14 janvier à l'Eden-Roc, près d'Antibes, avec sa femme. Avec elle, il lui arrive de plaisanter en disant: " Nous nous retirerons au Canada; je pêcherai des poissons et vous les ferez cuire. " Méditant face à la mer, il décide de " quitter la barre en silence ". Dès son retour, il prévient trois membres de son gouvernement, MM. Tixier, ministre de l'intérieur, Teitgen, ministre de la justice, et Michelet, ministre des armées. Il annonce aussi la nouvelle aux commissaires de la République, et le lendemain, le dimanche 20 janvier à midi, à l'ensemble du gouvernement.
A Marly, de Gaulle reste silencieux. Il organise son secrétariat. Le 21 février, dans une lettre à son fils, il tire ainsi la morale de cette crise: " Il faut choisir, et l'on ne peut être à la fois l'homme des grandes tempêtes et celui des basses combinaisons. "
ANDRE PASSERON
Mars 1985